Archives de catégorie : Fiction

Reine d’un soir (5/5)

— Voulez-vous dire que cette marque, celle que tout le monde a vue sur grand écran tout à l’heure, que cette marque n’est pas véritable ?

— Évidemment qu’elle est pas véritable, pauvre pomme ! Puisque je vous dis qu’elle est bidonnée ! C’est juste un tatouage !

— Hein ?  dit le public

5/5

— Ben oui, quoi ! Un tatouage ! Vous avez jamais vu ça, un tatouage, bande d’ahuris ?

Dorsett a paru déstabilisé. Il a tapoté son oreillette pour vérifier son bon fonctionnement, mais, apparemment, elle est restée silencieuse. Il s’est tourné vers les coulisses, espérant sans doute une intervention ou au moins un signe de Bojo. Mais Bojo demeurait inexplicablement absent et Dorsett a commencé à perdre contenance. Il s’est mis à hésiter, à bafouiller :

— Euh… enfin voyons, Carmen… euh, je veux dire Veolia … ce n’est pas gentil ce que vous…

— Pas gentil ? Pas gentil ? a rugi Veolia. Et la salope, là, l’allumeuse de Clocaenog, l’inondeuse de polders, c’est gentil ce qu’elle fait ? C’est gentil de vouloir me voler mon titre en se faisant dessiner des trucs à deux balles sur la peau pour attendrir les braves gens ?

— Mais enfin… protestait Dorsett, mais enfin…

Il n’avait plus pied, le présentateur vedette, il ne savait plus quoi faire ; tout cela n’était pas prévu ; ça le dépassait ; d’autant plus que Carmen qui, jusque-là, était restée tête baissée, étrangement silencieuse, venait de se mettre en branle. Elle a décroché Continuer la lecture de Reine d’un soir (5/5)

Reine d’un soir (4/5)

— Vous voyez bien, Mesdames et Messieurs ! Nous sommes dans une situation cornélienne !

Le public a regardé les chauffeurs de salle et n’en a tiré aucun enseignement. Alors, il est resté coi, le public, au bord de la crise de nerfs. C’est à ce moment qu’un petit bonhomme tout rond est sorti des coulisses et s’est dirigé vers le centre de la scène à petits pas bondissants.

4/5

— Ah ! Mais je vois arriver parmi nous quelqu’un qui va peut-être nous sortir d’embarras ! Mesdames et Messieurs, laissez-moi vous présenter la cheville ouvrière, l’âme de cette émission, celui sans qui jamais je n’aurais pu monter Reine d’un soir, celui qui travaille dans l’ombre chaque jour pour rechercher les candidates, les sélectionner avant de les soumettre à votre jugement, le concepteur génial du Méritomètre, mon ami de toujours, mon ami Bob, Bobby comme j’aime l’appeler… Mesdames et Messieurs… Robert Bojo ! On l’applaudit très fort !

À ce moment, pour moi, c’était devenu évident. Tout ça avait été prévu, calculé, organisé à l’avance, l’égalité des thermomètres, les hésitations de Dorsett, l’arrivée de Bojo, et la solution miracle qu’on n’allait pas tarder à nous faire connaître. Pendant que je réfléchissais, les chauffeurs agitaient frénétiquement toutes leurs pancartes en même temps pour entretenir le tonnerre que Dorsett avait demandé. Bojo a salué modestement et, quand Continuer la lecture de Reine d’un soir (4/5)

Reine d’un soir (3/5)

(…) Bon, ça c’est la routine, mais pour ce soir on va faire du nouveau, on va ajouter une épreuve. Voilà comment, ça va se passer… Ah, merde ! Déjà huit heure et demi ! Faut que je sois sur le plateau dans trois minutes. Bon ! Je te laisse. T’as qu’à aller voir mon assistante, Iris de Vaugicourt, elle te trouvera une place dans le public. Tu vas voir, Iris, c’est un canon, mais pas touche, hein ! C’est chasse gardée ! Bon, on se voit tout à l’heure. Allez, tchao !

 3/5

— Et Franck Dorsett a disparu en courant dans un couloir. Maintenant, laissez-moi vous raconter ce qui s’est passé après. Je me suis mis à la recherche d’Iris et j’ai fini par la trouver. Malgré le casque qui dérangeait ses longs cheveux bruns, le micro qui cachait une partie de son sourire et toute l’électronique qui lui pendait à la ceinture, je peux vous confirmer que c’est une jolie fille. Mais chez nous, des filles comme ça, les plages en sont remplies. Pendant qu’elle me conduisait jusqu’à ma place, je voyais Dorsett, la tête modestement baissée, qui finissait de saluer le public sous un tonnerre d’applaudissement. Les chauffeurs de salle levaient continuellement les bras pour prolonger l’ovation. Et puis, d’un coup, Dorsett a relevé la tête, les chauffeurs ont baissé les bras, le silence s’est fait et Dorsett a parlé. Il faut reconnaître Continuer la lecture de Reine d’un soir (3/5)

Reine d’un soir (2/5)

(…) Ça fait maintenant deux ans que ça dure, Reine d’un soir. On a vendu le concept aux Italiens et aux Espagnols. On discute dur avec les Hollandais et il parait que les Américains seraient intéressés. Et maintenant, le Brésil ? Non ? Bon, on verra… En tout cas, ça roule pour nous.

2/5

La première de nos Reines, je te l’ai dit, ç’a tout de suite été le gros succès. Victoria, quarante-deux ans, moche comme un pou, concierge dans un quartier pourri d’Arcueil, un fils en désintox, une fille sur le trottoir et un mari en taule.  Depuis deux ans que sa loge avait brulé dans l’incendie de son immeuble, elle habitait un placard chez son ex-belle-mère alcoolique, et tout à l’avenant. Résultat : palme d’or à l’unanimité du jury.

La deuxième, c’était Armelle. Bretonne, prostituée à temps partiel, assistante pompiste dans une station Esso le reste du temps, elle avait dû abandonner ses deux activités depuis six mois à cause d’une soudaine allergie au bitume. Elle avait gagné de justesse devant une ex-star du cinéma muet, encore plus malchanceuse qu’Armelle mais vraiment trop antipathique.

Brigitte, elle nous arrivait de Béthune. Fille de mineur de fond, mineuse de fond elle-même, elle avait été licenciée par les Charbonnages de l’Artois du fait de son surpoids qui déclenchait le système de sécurité de l’ascenseur de la mine. Depuis, elle arpentait Continuer la lecture de Reine d’un soir (2/5)

Reine d’un soir (1/5)

Voici le récit à deux voix du plus grand succès de télé-réalité de ces dix dernières années : Reine d’un soir. Le premier à parler, c’est son présentateur vedette, le fameux Patrick Dorsett. Ensuite, c’est un jeune journaliste brésilien qui nous donnera son témoignage. Pourquoi brésilien ? Aucune idée ! 

1/5

— Salut Benjamim ! Je peux vous appeler Ben ? C’est Max qui vous envoie ? Comment y va ce vieux Max depuis le temps ? Il se plait bien à Rio ? Tu parles, ça m’étonne pas ! Bon, parait que vous faites de la télé vous aussi. Et où ça donc ? Televisão Cidade Recife ? C’est une chaîne de télé, ça ? Connais pas ! Bon, ça fait rien. Écoutez, là, je suis plutôt occupé, alors si vous voulez bien… Dis, je peux te dire tu ? Ouais ? T’es sûr ? Bon, j’aime mieux… bon, alors, si tu veux bien, je vais te raconter tout ça pendant le maquillage. Ça te gêne pas, Coco ? T’es sûr ? Bon !

Comme tu sais, je m’appelle Franck Dorsett. Enfin, c’est sous ce nom qu’on me connait en France. Mon vrai nom, c’est Henri Crouton, mais pour faire de la télé, ça sonnait pas bien. Alors, ils m’ont dit de me trouver autre un nom, un nom qui claque, un nom qui fasse jeune, enfin autre chose que Crouton. Ah ouais, t’es Brésilien, tu peux pas comprendre. Bon, des noms, j’en ai proposé trois ou quatre, et ils ont dit que Patrick Dorsett, c’était chouette. Même qu’ils étaient étonnés que j’ai trouvé ça tout seul.

Ça fait huit ans que je fais de la télé. Là, Coco, tu me vois vedette et tout, mais va pas croire, j’ai commencé tout au bas de l’échelle. Dans « Le cirque extraordinaire », c’était. Une émission pour enfants de cette garce de Sylvie Mesclin : j’étais déguisé en phoque, ou en morse, je sais plus, enfin, un genre de poisson à la con. Fallait que Continuer la lecture de Reine d’un soir (1/5)

Shakespeare et ses amis (6)

Attention, attention !
Ceci est le dernier épisode de la série
Shakespeare et ses amis !

William Shakespeare et Henri IV

Avertissement : les faits relatés ci-dessous sont terribles ! Ils ont été découverts avant-hier grâce à la restauration de la main-courante du commissariat du 1er arrondissement de Paris (quartier Louvre) qui avait été endommagée, irrémédiablement croyait-on, lors de la crue catastrophique de la Seine en 1910. A cette heure, seuls les milieux bien informés sont au courant, mais ça, c’est pas vous. Le Quai d’Orsay tergiverse à rendre publique la nouvelle, le Président est rentré précipitamment de vacances, Eric Zemmour et Marine Le Pen lui reprochent de ne pas avoir déjà fermé le tunnel sous la Manche tandis que Jean Castex danse d’un pied sur l’autre en pesant le pour et le contre et que Boris Johnson bredouille un lamentable démenti. C’est terrible ! Alors, veuillez considérer tout cela comme strictement confidentiel. Voici :

William Shakespeare était en retard. Il avait raté le bateau du matin pour Calais et avait dû attendre jusqu’au soir pour prendre place dans le suivant. Arrivé au Royaume de France, il avait eu beaucoup de mal à franchir la douane, les soldats du Roi le prenant pour un espion espagnol. La médiocre qualité de son français et cette manière si particulière qu’il avait de s’exprimer, presque uniquement en pentamètres iambiques, avaient rendu confuses ses explications. Il avait beau jurer qu’il était l’envoyé de la Reine Elisabeth 1ère d’Angleterre auprès d’Henri IV, les gardes-chiourme du port ne voulaient rien savoir. Continuer la lecture de Shakespeare et ses amis (6)

Shakespeare et ses amis (5)

William Shakespeare et Walrus Carpenter

La date exacte de la rencontre entre Walrus Carpenter et William Shakespeare reste imprécise. Selon le professeur Adderley Sleepsmouth, elle se situe à la fin de l’année 1599, probablement entre la Toussaint et la Saint-Damase. Ce dont ce bon vieil Adderley est certain, c’est que c’était un mercredi.

A cette époque, Shakespeare était en panne d’inspiration. Deux ans auparavant, il avait écrit dans la foulée Richard II et Richard III. L’histoire d’Angleterre ne lui fournissant plus de Richard, il décida d’entreprendre une nouvelle saga sur les Henri. En moins de soixante-douze semaines, il écrivit et produisit sur scène Henri IV, Henri V et Henri VI. Mais les Henri commençaient à lasser le public et l’audience de la série diminuait d’un épisode à l’autre. Et puis William lui-même en avait assez de ces héros récurrents : après Henri VI viendrait forcément Henri VII, puis Henri VIII et pourquoi pas Henri IX pendant qu’on y était ? Il se résolut donc à abandonner les Henri. Et c’est pour cette raison que, depuis au moins une semaine et demie, il n’avait rien écrit de valable, si ce n’est Continuer la lecture de Shakespeare et ses amis (5)

Shakespeare et ses amis (4)

William Shakespeare et William Shakespeare

Durant toute sa carrière, le barde de Stratford fut accusé de faire écrire ses pièces par quelqu’un d’autre. Plus de quatre cents ans après sa mort, perdurent encore les engueulades mémorables entre érudits de tous poils sur le sujet de savoir qui a vraiment écrit Macbeth, Hamlet, Jules César et tout le toutim. On ne compte plus les magazines littéraires, les thèses universitaires et même les tabloïdes britanniques farcis des envolées lyriques de ceux qui soutiennent que c’est Francis Bacon qui est l’auteur du Songe d’une nuit d’été, des répliques méprisantes de ceux qui pensent que c’est le VIème Comte de Derby, des diatribes interminables des supporters du Comte d’Oxford, et des quolibets cinglants des adeptes de Marlowe. Sans parler des exclamations de ceux qui jurent que c’est la reine elle-même, Elizabeth 1ère, qui a écrit « La tragédie de Romeo et Juliette« . Assertions ridicules, prétentions extravagantes, Continuer la lecture de Shakespeare et ses amis (4)

Shakespeare et ses amis (3)

William Shakespeare et Samuel Beckett

Le décor représente l’intérieur d’une librairie-charcuterie. Deux est habillé en evzone de première catégorie. Il est occupé à ramasser des avis d’imposition qui jonchent le sol. Un entre côté jardin. Il porte un sobre costume de hallebardier lithuanien, légèrement élimé. 

Un     
— Bonjour, Deux !

Deux     
— Tiens, bonjour, Un !

Un     
— Dites-moi, Deux, saviez-vous que William Shakespeare chaussait du 36 ?

Deux     
— Seulement ?

Un     
— Seulement

Deux     
—C’est peu pour un grand écrivain

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