Reine d’un soir (2/5)

(…) Ça fait maintenant deux ans que ça dure, Reine d’un soir. On a vendu le concept aux Italiens et aux Espagnols. On discute dur avec les Hollandais et il parait que les Américains seraient intéressés. Et maintenant, le Brésil ? Non ? Bon, on verra… En tout cas, ça roule pour nous.

2/5

La première de nos Reines, je te l’ai dit, ç’a tout de suite été le gros succès. Victoria, quarante-deux ans, moche comme un pou, concierge dans un quartier pourri d’Arcueil, un fils en désintox, une fille sur le trottoir et un mari en taule.  Depuis deux ans que sa loge avait brulé dans l’incendie de son immeuble, elle habitait un placard chez son ex-belle-mère alcoolique, et tout à l’avenant. Résultat : palme d’or à l’unanimité du jury.

La deuxième, c’était Armelle. Bretonne, prostituée à temps partiel, assistante pompiste dans une station Esso le reste du temps, elle avait dû abandonner ses deux activités depuis six mois à cause d’une soudaine allergie au bitume. Elle avait gagné de justesse devant une ex-star du cinéma muet, encore plus malchanceuse qu’Armelle mais vraiment trop antipathique.

Brigitte, elle nous arrivait de Béthune. Fille de mineur de fond, mineuse de fond elle-même, elle avait été licenciée par les Charbonnages de l’Artois du fait de son surpoids qui déclenchait le système de sécurité de l’ascenseur de la mine. Depuis, elle arpentait les rues des corons en tentant de vendre des Encyclopédies Britanniques. Pas assez pathétique. Petit audimat.

Pour Catherine, ç’a été spécial : le jury avait choisi une autre candidate, mais le public a réussi à faire changer le verdict en refusant de quitter la salle tant que Catherine n’aurait pas été déclarée vainqueur. Énorme audience.

Ensuite on a eu Priscilla, plutôt mignonne, mais idiote à un tel point que le jury en a été séduit. Audimat décevant. Quelques jours après, on a bien failli arrêter l’émission : sa rivale, Marie-Paule, s’était suicidée à coups de marteau à la suite de son échec à la finale. Faut avouer que ça la foutait mal ! Mais quand on a annoncé la suspension de Reine d’un soir , la chaine a reçu tellement de lettres de protestation qu’on a bien été obligés de continuer. On se doit à son public, pas vrai ?

Deux ans que ça dure, trois saisons par an, ça fait six saisons en tout. T’es arrivé au bon moment, Coco : ce soir, c’est la finale de la dernière saison.

On va avoir droit à Carmen contre Veolia. Vu les fiches que m’a préparées mon assistante, il va y avoir du sport. La première s’appelle Veolia. Veolia ! Je te demande un peu ! Et pourquoi pas Groupama tant qu’on y est ? Enfin… Je lis :

Veolia Frittard. 36 ans. Née à Péronne. Famille d’agriculteurs. Moyennement laide.
Vit sans histoire au milieu des betteraves jusqu’à l’âge de 31 ans.
Découvre l’amour dans les bras d’un Italien de passage et de Bologne, Nino Carcioffi.
Nino lui promet le mariage si elle retourne en Italie avec lui.
Quitte sa famille qui la renie aussitôt.
Parcourt les routes avec Nino qui l’initie au vol à la roulotte et à la tire, au bonneteau japonais et à bien d’autres turpitudes, dont le tourniquet scandinave.
Arrêtée avec Nino par les gendarmes de Bourneroude-la-Vieille.
Nino parvient à s’échapper.
Mise en examen pour vol, grivèlerie, grivoiserie, grossièretés, coups à agent et outrage à magistrat.
Son avocat oublie de se présenter le jour du procès.
Condamnée à quarante jours de travaux d’utilité publique chez le Procureur Général de Bourneroude-la-Vieille.
Peine prolongée d’autant trois fois de suite pour :
1) avoir cassé un vase-souvenir acheté à Soissons par l’épouse du procureur,
2) avoir renversé une paella-fruits-de-mer-chorizo-poulet sur l’habit sacerdotal d’un évêque en visite,
3) avoir détruit accidentellement par le feu la villa de ses geôliers.
A la demande expresse du procureur, dispensée de sa dernière peine et expulsée en urgence de Bourneroude.
Part pour l’Italie pour retrouver Nino, mais est refoulée à la frontière espagnole.
Entreprend un sit-in avec grève de la faim assise dans la neige au col du Somport.
Attrape un gros rhume.
Un journaliste de « Razones del Corazon » déclenche un mouvement de solidarité en sa faveur.
Toute l’Espagne est bouleversée et cotise généreusement, à l’exception du Pays Basque et de Gibraltar qui envoient des cartes postales.
Les fonds recueillis sont détournés par le journaliste de « Razones del Corazon » qui s’enfuit aux Galápagos.
Découverte par un collaborateur de l’émission qui faisait du trekking sur le GR 10.
Passe avec succès les examens de présélection.
Parvient en finale après avoir éliminé ses concurrentes les doigts dans le nez.

Bon ! À l’autre paumée, maintenant :  Carmen !

Carmen Achternoen. 42 ans. Née à Bergen-Op-Zoom de mère inconnue et de père indigne.
Physique inhabituel.
Expulsée de l’orphelinat à l’âge de huit ans pour insolvabilité.
Employée par les Grands Travaux Bataves pendant deux ans à boucher les trous des digues du Zuiderzee avec ses petits doigts.
Sauve de la noyade Lord Fauntleroy, le plus grand des deux, qui s’était perdu dans un polder au cours d’une chasse à la gazelle de Rhim.
Licenciée par son employeur GTB pour avoir, ce faisant, retiré ses doigts des petits trous de la digue,
Inculpée en tant que responsable de l’inondation de 1956 d’un quart du territoire néerlandais.
Condamnée à dix ans de visionnage de films chinois sous-titrés en suédois dans un monastère tibétain des Kerguelen.
Enlevée du monastère par Lord Fauntleroy qui la séquestre dans son château de Clocaenog-Brynsaithmanchog pour la contraindre à l’épouser.
Le père de Fauntleroy qui s’opposait au mariage sous prétexte que Carmen n’était pas galloise, ni même britannique, finit par l’accepter à condition qu’on le lui demande gentiment. Devant l’autel, au lieu de dire oui, Carmen déclare qu’elle n’a que onze ans et qu’elle veut connaitre le monde, et surtout le Grand Canyon et Alain Delon, avant de se ranger à Clocaenog-Brynsaithmanchog.
Marquée au fer rouge comme intrigante selon une vieille coutume galloise et chassée vers l’Angleterre.
On ignore tout de sa vie pendant les treize années suivantes, car elle a un trou de mémoire.
A 25 ans, elle réapparaît dans un bowling de Guéret où elle est chargée de relever les quilles et de renvoyer les boules vers les joueurs.
L’arrivée de l’électricité dans la Creuse met fin à son emploi.
On la retrouve quelques années plus tard employée à chasser les mouettes dans le port du Guilvinec.
L’A.P.G. (Association des Producteurs de Guano) et la S.P.A. (Société Protectrice des Albatros)  réussissent après huit ans de procédure à faire interdire son activité.
Les sélectionneurs de l’émission la découvrent l’année dernière sur le Plateau des Mille Vaches quand elle tente de leur vendre dix-huit réfrigérateurs à la sauvette.
Compte tenu de son C.V. prestigieux, elle est dispensée de présélection.

Je te dis, Coco, tout à l’heure, ça va être chaud ! Je suis sûr qu’on va crever tous les plafonds. Compte tenu de la qualité des filles, Bojo et moi, on a décidé de changer un peu les règles. Comme d’habitude, après le tirage au sort, je ferai la présentation de la première des deux candidates. C’est là qu’en suivant mes fiches, je la pousse à raconter en détail les moments les plus misérables, les plus scabreux de sa triste existence. Pendant que je fais ça, il y a des assistants chauffeurs de salle qui passent dans le public en brandissant des pancartes où on a écrit les réactions qu’on veut qu’ils aient, des trucs genre Ooooh ! ou Aaaaah ! ou Sniiiff !  pour exprimer leur compassion. Mais avec le gabarit de ces deux-là, ça m’étonnerait qu’on ait besoin des pancartes. Normalement, une fois que j’ai fait la même chose avec la deuxième concurrente, quand tout le monde est bien chaud, au bord des larmes, chaque reine putative — non, non, ça veut dire en puissance. C’est pas ça ? Ah bon, je croyais  — alors disons chaque concurrente doit faire un petit speech, pour rappeler combien elle a été malheureuse, combien elle aime le merveilleux public de ce soir et plus particulièrement le fantastique jury, et puis on passe aux choses sérieuses : le vote. Mais vous pensez bien que tout ça n’est pas fait par hasard. Nous, pendant les émissions d’avant, on a sondé les téléspectateurs ; on sait qui est la plus populaire, et on dit au jury laquelle il doit désigner.

Bon, ça c’est la routine, mais pour ce soir on va faire du nouveau, on va ajouter une épreuve. Voilà comment, ça va se passer… Ah, merde ! Déjà huit heure et demi ! Faut que je sois sur le plateau dans trois minutes. Bon ! Je te laisse. T’as qu’à aller voir mon assistante, Iris de Vaugicourt, elle te trouvera une place dans le public. Tu vas voir, Iris, c’est un canon, mais pas touche, hein ! C’est chasse gardée ! Bon, on se voit tout à l’heure. Allez, tchao !

La suite, demain …

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