Reine d’un soir (1/5)

Voici le récit à deux voix du plus grand succès de télé-réalité de ces dix dernières années : Reine d’un soir. Le premier à parler, c’est son présentateur vedette, le fameux Patrick Dorsett. Ensuite, c’est un jeune journaliste brésilien qui nous donnera son témoignage. Pourquoi brésilien ? Aucune idée ! 

1/5

— Salut Benjamim ! Je peux vous appeler Ben ? C’est Max qui vous envoie ? Comment y va ce vieux Max depuis le temps ? Il se plait bien à Rio ? Tu parles, ça m’étonne pas ! Bon, parait que vous faites de la télé vous aussi. Et où ça donc ? Televisão Cidade Recife ? C’est une chaîne de télé, ça ? Connais pas ! Bon, ça fait rien. Écoutez, là, je suis plutôt occupé, alors si vous voulez bien… Dis, je peux te dire tu ? Ouais ? T’es sûr ? Bon, j’aime mieux… bon, alors, si tu veux bien, je vais te raconter tout ça pendant le maquillage. Ça te gêne pas, Coco ? T’es sûr ? Bon !

Comme tu sais, je m’appelle Franck Dorsett. Enfin, c’est sous ce nom qu’on me connait en France. Mon vrai nom, c’est Henri Crouton, mais pour faire de la télé, ça sonnait pas bien. Alors, ils m’ont dit de me trouver autre un nom, un nom qui claque, un nom qui fasse jeune, enfin autre chose que Crouton. Ah ouais, t’es Brésilien, tu peux pas comprendre. Bon, des noms, j’en ai proposé trois ou quatre, et ils ont dit que Patrick Dorsett, c’était chouette. Même qu’ils étaient étonnés que j’ai trouvé ça tout seul.

Ça fait huit ans que je fais de la télé. Là, Coco, tu me vois vedette et tout, mais va pas croire, j’ai commencé tout au bas de l’échelle. Dans « Le cirque extraordinaire », c’était. Une émission pour enfants de cette garce de Sylvie Mesclin : j’étais déguisé en phoque, ou en morse, je sais plus, enfin, un genre de poisson à la con. Fallait que j’aboie en battant des nageoires à chaque fois qu’il se passait quelque chose de drôle sur le plateau. Je m’appelais pas encore Patrick Dorsett, à l’époque. Mon nom de scène, c’était « Gloup, le phoque » ou « Gloup, le morse », je sais plus. Et puis, un jour, coup de pot, il y a Georges Trentin qui se tue en voiture. Sylvie me demande de le remplacer au pied levé dans le rôle de Môssieu Fred, le clown blanc. On filerait le costume de Gloup au stagiaire et moi, je jouerais plus une foutue bestiole, j’aurais un rôle de vrai homme ! Môssieu Fred ! Tu te rends compte ? Non, tu peux pas. Avec un vrai texte ! C’était plutôt risqué parce qu’on passait en direct et que, si je me plantais, c’était couru que Sylvie me flanquerait à la porte de l’émission et, probable, aussi de la chaine. Mais c’était peut-être la chance de ma vie.  Tu sais, Coco, il y a des moments dans la vie où un homme doit faire ce qu’il doit faire. C’est John Wayne qui l’a dit ! Je sais plus dans quel western il a dit ça, mais ça m’avait marqué. Alors, comme Sylvie m’avait dit qu’elle me foutrait à la porte illico si je voulais pas faire le clown, j’ai dit OK.

Ç’a été le vrai début de ma carrière. Aujourd’hui, quand des jeunes viennent me voir dans ma loge pour me demander des conseils, c’est ce que je leur dis : « Il y a des moments dans la vie où un homme doit faire ce qu’il doit faire ! » Mais je leur dis pas que c’est de la part de John  Wayne ! Ah ! Ah ! Par exemple, il y a un moment dans la vie où il faut arrêter de faire le phoque et commencer à faire le clown, pas vrai ? Hein ? Pas vrai ? Ah ! Ah !

Le succès est venu très vite. Chaque jour, les sondages étaient meilleurs. Au bout de trois semaines, le clown blanc, moi, était devenu le vrai leader de l’émission. À la fin de la saison, Sylvie est venue me voir pour me proposer un contrat de trois ans avec le Cirque extraordinaire. L’offre était minable, huit mille euros par semaine, et je touchais rien sur les produits dérivés. Je lui ai dit tout le bien que je pensais d’elle et de son offre et je l’ai plantée là. Elle est vite montée dans les tours et elle m’a poursuivi dans les couloirs en me menaçant de me faire virer définitivement de la chaine. C’est qu’elle pouvait bien y arriver, cette salope, vu qu’elle couchait avec Guimard-Trélon, le patron du moment de TV1. Il a été viré depuis. C’est la Mesclin qu’est bien emmerdée maintenant. Mais à l’époque, elle pouvait très bien le faire. Mais moi, je rigolais en dedans parce que j’avais déjà signé avec M4 pour deux ans renouvelables pour présenter « Hyperchébran », une émission hyper culturelle pour ados. J’ai fait ça pendant quatre ans et puis j’ai décidé de monter ma propre boite de production avec Bob Bojo, un ancien de RT2. On a laissé tomber les enfants et les ados. Trop chiants ! Pour les produits dérivés c’est intéressant, parce qu’y a un sacré pouvoir d’achat chez les mômes, mais y sont vraiment trop chiants. Bojo a dit qu’il fallait qu’on se concentre sur la tranche d’âge des plus de quarante ans. Là aussi, y a du pognon, croyez-moi, et du pognon, on s’en est fait ! Un max,  même ! D’abord avec nos commissions sur tout ce qu’on montrait dans l’émission, genre escabeau pour monter dans un lit, arbre à chat lumineux, bataille d’Austerlitz en soldats de plomb en plastique véritable, enfin toutes ces saloperies dont personne ne voudrait dans une station-service sur l’autoroute mais qui se vendent comme des petits nains dès qu’on les montre à la télé. Mais le vrai coup de génie, ç’a été la loterie par texto. Aujourd’hui, c’est courant ; presque toutes les émissions le font. Mais c’est nous, enfin, c’est Bojo qu’a eu l’idée le premier. Et c’est dans Reine d’un soir qu’on la mise en pratique en premier. Le principe ? Tout le monde connait, voyons ! Non ? Ah oui, c’est vrai que t’es pas d’ici, Coco ! Bon, ça fait rien, je t’explique : trois ou quatre fois en cours d’émission, tu poses la même question, un truc bien évident, un truc que tout le monde connait, par exemple : « Quel est le prénom de la veuve de Johnny ? Laetitia ? (tapez 1) – Lucienne ? (tapez 2)  » . Les gens doivent répondre par sms et tu annonces que le gagnant sera tiré au sort parmi les bonnes réponses à la fin de l’émission. Tu mets un bon prix, 10.000€ par exemple. Faut pas être radin. Chaque texto est facturé 1,25 € et la dessus, il y a 1€ qui revient à l’émission. Maintenant, suis-moi bien, Coco : bon an, mal an, il y a deux ou trois millions de ploucs qui regardent l’émission. C’est bien le diable s’il n’y en a pas un sur dix qui va envoyer son texto à 1,25€ pour en gagner 10.000. Le mec, il a eu tout le temps de vérifier sa réponse sur Google et il est sûr de son coup. Alors, il balance son texto, une fois, deux fois, trois fois même ! Ça lui coûte 1,25 ou 2,50, ou 3,75 €, mais ça lui fait trois chances de gagner 10.000 balles ! Et pour la chaine, ça fait quand même au minimum deux ou trois cent mille euros qui rentrent à coup sûr. Comme en général, Reine d’un soir fait plutôt dans les quatre à cinq millions d’audience, et que la proportion de parieurs est plutôt de trente pour cent que de dix, j’ai pas besoin de te faire un dessin pour voir ce que ça peut faire pour nous : un petit ou un gros million à chaque fois. Pigé ? Combien ça fait en Réals brésilien ? Pas la moindre idée, Coco ! Mais ça fait sûrement un paquet.

Bon, mais ça c’est peanuts, c’est juste un petit bonus ; le principal, c’est pas là. Tu vas comprendre.

Bon ! D’abord, le thème de l’émission. Ça aussi, ç’a été une idée de Bojo. Il s’était dit qu’il fallait jouer sur les âneries les plus à la mode : la sensiblerie, la misère, la condition féminine, ce genre de conneries, quoi. Donc, en faisant un truc sur les femmes dans la misère, on pouvait pas manquer la cible.

L’idée géniale, c’était de mettre une demi-douzaine de bonnes femmes en compétition devant un jury quelconque de peoples qui devraient décider laquelle était la plus malheureuse. On ferait un peu comme pour Miss France, mais au lieu de voter pour la plus belle poitrine, le jury voterait pour la nana qu’aurait la vie la plus moche. Et la gagnante serait habillée en public par les plus grands couturiers, et elle gagnerait une avalanche de cadeaux offerts par les sponsors, et sur chaque cadeau, nous, on toucherait notre petite commission.  Malin, le Bojo, pas vrai ? Mais c’est moi qui ai trouvé le titre : Reine d’un soir. Pas mal, hein ? J’ai un don pour ça, faut dire… Et surtout, c’est moi qui présenterais l’émission.

En moins de deux mois, Bojo nous a bricolé tout le système et à la fin septembre, on a lancé le premier numéro de Reine d’un soir. À la fin de l’émission, tout le monde pleurait, le public, les techniciens, le patron de la chaine ; même moi ; mais moi, c’était prévu, je m’étais entrainé. Un succès incroyable, phénoménal, un audimat jamais atteint de mémoire de speakerine. Pour nous remercier, le patron de M4 nous a offert à Bojo et à moi une Mercedes chacun. Moi, les Mercedes, j’aime pas trop, et puis j’avais déjà une Range Rover et une BM, alors j’ai donné la mienne au gardien de ma baraque dans le Luberon ; mais quand même, le geste, ça m’avait touché. C’est chouette d’être reconnu pour ce qu’on fait, pas vrai Coco ?

Ça fait maintenant deux ans que ça dure, Reine d’un soir. On a vendu le concept aux Italiens et aux Espagnols. On discute dur avec les Hollandais et il parait que les Américains seraient intéressés. Et maintenant, le Brésil ? Non ? Bon, on verra… En tout cas, ça roule pour nous.

Demain, la suite…

 

2 réflexions sur « Reine d’un soir (1/5) »

  1. Reine d’un soir a été écrit quelques jours avant-guerre, comme on dira bientôt. Aujourd’hui, je suis plutôt en panne.
    Pour cet qui est du bandeau, à ma connaissance, il n’a pas changé, à part le sous-titre que je modifie de temps en temps.
    Tu as bidouillé les câbles ?

  2. Quelle santé ! Tu es un vrai marathonien de l’écriture et nous pauvres lecteurs ne savons plus où donner des yeux.. après le tragique de l’histoire, nous revoilà en pleine comédie déjantée…
    Au fait pourquoi le bandeau du JDC est «  henaurme »? On dirait un test de vision…
    Pas bête pour un écrivain : s’assurer que ses lecteurs n’ont pas besoin de lunettes…

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