Reine d’un soir (3/5)

(…) Bon, ça c’est la routine, mais pour ce soir on va faire du nouveau, on va ajouter une épreuve. Voilà comment, ça va se passer… Ah, merde ! Déjà huit heure et demi ! Faut que je sois sur le plateau dans trois minutes. Bon ! Je te laisse. T’as qu’à aller voir mon assistante, Iris de Vaugicourt, elle te trouvera une place dans le public. Tu vas voir, Iris, c’est un canon, mais pas touche, hein ! C’est chasse gardée ! Bon, on se voit tout à l’heure. Allez, tchao !

 3/5

— Et Franck Dorsett a disparu en courant dans un couloir. Maintenant, laissez-moi vous raconter ce qui s’est passé après. Je me suis mis à la recherche d’Iris et j’ai fini par la trouver. Malgré le casque qui dérangeait ses longs cheveux bruns, le micro qui cachait une partie de son sourire et toute l’électronique qui lui pendait à la ceinture, je peux vous confirmer que c’est une jolie fille. Mais chez nous, des filles comme ça, les plages en sont remplies. Pendant qu’elle me conduisait jusqu’à ma place, je voyais Dorsett, la tête modestement baissée, qui finissait de saluer le public sous un tonnerre d’applaudissement. Les chauffeurs de salle levaient continuellement les bras pour prolonger l’ovation. Et puis, d’un coup, Dorsett a relevé la tête, les chauffeurs ont baissé les bras, le silence s’est fait et Dorsett a parlé. Il faut reconnaître qu’il est vraiment professionnel : au bout de trois minutes, il avait réussi à faire rire la salle deux fois et à installer l’émotion en rappelant rapidement ce qui s’était passé lors des quart et des demi-finales. Après un petit mot de consolation pour les malheureuses qui avaient été éliminées, d’un grand geste du bras, il a lancé la musique. Le noir s’est fait sur la scène, et puis les deux concurrentes sont apparues, chacune d’un côté du plateau, immobiles, comme enfermées dans un étroit cylindre de lumière blanche dans lequel descendait doucement une pluie de petites étoiles scintillantes. Devant ce spectacle à la fois simple et grandiose, les chauffeurs n’ont pas eu besoin de s’agiter beaucoup pour déclencher une nouvelle ovation. Venant de nulle part, la voix de Dorsett s’est élevée, puissante, solennelle, une voix dont on aurait pu imaginer que c’était celle du Bon Dieu. Elle a annoncé :

— Mesdames et Messieurs… Carmen… et Veolia !

Tandis que la voix off rappelait gravement et inutilement les règles du jeu au public, car il semblait fort bien les connaitre, dans une demie obscurité, des machinistes ont dressé derrière chaque candidate un grand tube de verre gradué contenant un liquide rouge sang.

— Ce que vous voyez-là, Mesdames et Messieurs, chers téléspectateurs, ce sont nos Méritomètres . Ce sont des appareils extrêmement sophistiqués qui ont demandé des années de recherches. Ils ont été mis au point par nos équipes techniques en collaboration avec la NASA. Ils agissent en fait comme des thermomètres. Pendant que les candidates nous conteront les malheurs de leurs vies, les Méritomètres mesureront automatiquement la tension artérielle, le rythme cardiaque et les taux d’endomorphine et d’adrénaline de chaque membre du jury. À partir de ces données, par des calculs extrêmement sophistiqués menés au moyens de calculateurs surpuissants, ils détermineront le niveau cumulé d’émotion collective pour l’ensemble du jury. Et c’est bien entendu la candidate qui obtiendra le plus haut niveau d’émotion cumulée qui sera tout à l’heure notre Reine d’un soir !

À présent, tout était prêt. L’un des projecteurs s’est éteint. Veolia et son Méritomètre ont disparu. Une poursuite s’est allumée sur Dorsett et l’a accompagné jusqu’à Carmen, illuminée. Il lui a baisé la main et, sur le thème musical de Zarathoustra, il l’a conduite jusqu’au centre du plateau. Et là : paf ! Lumière partout ! Que le spectacle commence !

Et le spectacle a commencé… selon la routine habituelle… enfin, si l’on peut dire…

Au début, continuellement guidée, encadrée et relancée par Dorsett, Carmen a déroulé sa longue série de déboires, de trahisons et de malheurs et son Méritomètre a commencé à grimper.  Chaque nouveau coup du sort était souligné par un effet sonore, une musique à suspense, un roulement de tambour, le tic-tac d’une pendule, un coup de cymbales, un roulement de tonnerre, tandis qu’avec leurs pancartes les chauffeurs jouaient du public comme un maestro jouerait d’un orchestre symphonique. A la fin, le liquide rouge a cessé de monter dans le tube de Carmen. Il s’est immobilisé au niveau 199,56.

— Le plus haut niveau jamais atteint dans cette émission ! a hurlé Dorsett dans son micro, déclenchant une nouvelle ovation.

Et puis, ça a été le tour de Veolia. Et quand ça a été fini, c’est là qu’on a commencé à sortir de la routine : à la fin du récit de ses malheurs, son Méritomètre s’était figé à 199,56 !  Égalité ! Il y avait égalité parfaite entre les deux candidates !

Le silence était total et le public était partagé, haletant, inquiet, consterné. Il ne savait pas quoi faire, le public. Il commençait à s’agiter. Il avait beau regarder les chauffeurs de salle,  leurs pancartes pendaient inutiles au bout de leurs bras ballants.

De mon côté, je commençais à me demander si cette égalité parfaite n’était pas prévue, si ce n’était pas justement ça la nouveauté dont me parlait Dorsett juste avant l’émission. Si c’était le cas, Bojo et lui avaient bien dû prévoir la façon de sortir de l’impasse. J’étais impatient de voir comment.

Dans un grand geste pacificateur, Dorsett a demandé le silence. On n’allait pas tarder à savoir.

— Chers téléspectateurs, chères téléspectatrices, chers membres du jury, Mesdames et Messieurs, c’est absolument incroyable, c’est fantastique, c’est inouï ! Du jamais vu dans l’histoire de notre émission : nos candidates de ce soir sont à égalité, une égalité parfaite !

Comme les deux malheureuses commençaient à se regarder un peu trop en chiens de faïence, des assistants les ont fait disparaître en coulisse. Le public commençait à protester quand les chauffeurs brandirent leurs pancartes : « Silence ! » Aussitôt le public se tut et Dorsett reprit la parole.

— Je comprends votre déception et votre impatience, cher public, mais que voulez-vous, c’est la glorieuse incertitude du jeu ! Veolia et Carmen sont ex-aequo. C’est un fait indubitable. Nous avons bien tenté de les départager en réglant nos appareils au maximum de leur sensibilité, mais rien n’y a fait ; elles ont atteint exactement le même niveau ! Un niveau exceptionnel ! Au centième près ! 199,56 sur l’échelle du mérite ! Il faut bien se rendre à l’évidence : Carmen et Veolia sont aussi malheureuses l’une que l’autre !

 — Oooooh ! à dit le public sans qu’on l’ait sollicité.

Ça n’a pas empêché Dorsett de continuer :

 — Que faire, Mesdames et Messieurs ? Que faire dans une telle situation ? Je vous le demande ! Tirer la gagnante au sort ?

— Oh noooon ! a dit le public, spontanément.

— Vous avez raison, a confirmé Dorsett. Ce serait trop injuste pour la perdante ! Alors, que faire ? Partager les cadeaux ente ces deux femmes tout aussi méritantes l’une que l’autre ?

— Oh ouiiiiiiiii ! a répondu le public, qui ne veut jamais faire de peine à personne.

— Malheureusement, c’est impossible ! a objecté Dorsett.

— Oooooh ! a regretté le public, désarçonné.

— Ben oui, quoi ! Comment partager en deux la Twingo 300 électrique offerte par la Régie Renault ?

Le public était perplexe. Dorsett en a profité pour continuer à surfer sur la même vague.

— Faudrait-il couper en deux la superbe robe de bal qui sera offerte par Christian Lacroix ?

— Nooooon ! a réagi le public, formel.

— Faudrait-il diviser en deux parties égales, j’insiste bien, égales, la superbe maison de maçon de Montalivet-les-bains offerte par le Conseil Régional de Nouvelle-Aquitaine ? Et aussi l’extraordinaire machine à laver offerte par Fnarty qui non seulement sèche le linge mais qui aussi le plie ? Et que faire de la collection des œuvres complètes de Descartes, en édition numérotée dédicacée par l’auteur ? Faudra-t-il en donner les onze premiers volumes à Veolia et les onze suivants à Carmen ? Ça n’aurait pas de sens, voyons !

— Ben nooooon ! a confirmé le public, un peu hésitant toutefois.

— Vous voyez bien, Mesdames et Messieurs ! Nous sommes dans une situation cornélienne !

Le public a regardé les chauffeurs de salle et n’en a tiré aucun enseignement. Alors, il est resté coi, le public, au bord de la crise de nerfs. C’est à ce moment qu’un petit bonhomme tout rond est sorti des coulisses et s’est dirigé vers le centre de la scène à petits pas bondissants.

La suite demain…

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