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Seule la littérature…

Morceau choisi

Autant que la littérature, la musique peut déterminer un bouleversement, un renversement émotif, une tristesse ou une extase absolue ; autant que la littérature, la peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne. Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami – aussi profonde, aussi durable que soit une amitié, jamais on ne se livre, dans une conversation aussi complètement qu’on ne le fait devant une feuille vide, s’adressant à un destinataire inconnu.

Michel Houellebecq – Soumission

Et Pan sur le Nouveau Roman

Attention, c’est compliqué, mais ça vaut le coup!

Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?
Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu’on se demande où celui qui s’y livre trouve l’étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire « avancer dans sa besogne. La grandeur de l’art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réelle « réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision.

Extrait de « A la Recherche du Temps Perdu »
Le Temps Retrouvé. Marcel Proust.

Jeu d’écriture. (Critique aisée 33)

 -On me dit que tu voudrais écrire? C’est nouveau ça ! Mais écrire quoi?

 -Je ne sais pas…juste écrire…

-Écrire tes mémoires? C’est ridicule! Tu n’en as pas!

 -Pas forcément des mémoires. Des histoires, des souvenirs, je ne sais pas vraiment…ce serait juste histoire d’écrire.

-Ecrire n’importe quoi, alors. Bon, si tu ne sais pas encore quoi écrire, tu sais peut-être pourquoi tu veux écrire. Alors pourquoi?

 -Je ne sais pas vraiment…

-Dis-donc, tu ne sais pas grand-chose!

 -…peut-être d’abord pour me faire plaisir. Quand je travaillais, j’aimais Continuer la lecture de Jeu d’écriture. (Critique aisée 33)

Jeeves (Critique aisée 29)

Je sortis une main de dessous les draps et sonnai Jeeves
– Bonjour, Jeeves.
– Bonjour, Monsieur.
Je m’étonnai.
– Est-ce le matin ?
– Oui, Monsieur.
– En êtes-vous sûr ? Il me semble qu’il fait bien sombre dehors.
– Il y a du brouillard, Monsieur. Si Monsieur se rappelle, nous sommes maintenant en automne, saison des brumes et des maturations succulentes.
– Saison des quoi ? Continuer la lecture de Jeeves (Critique aisée 29)

Et si on figeait les syntagmes ! Critique aisée 22

Avant, je disais « cliché » ou bien « lieu commun ». Oui mais ça, c’était avant, avant qu’on ne m’apprenne cette jolie locution de syntagme figé. La définition du syntagme figé n’est pas facile à donner sans être pédant ou même simplement ennuyeux. Aussi, j’ai écrit cette petite aventure, qui en comporte 135.
Si, au bout de quelques lignes, vous avez compris ce que veut dire syntagme figé, il est inutile que vous lisiez l’histoire jusqu’au bout car elle ne présente aucun intérêt.

« Nous arrivâmes dès potron-minet dans la capitale mystérieuse de ce pays plein de contrastes au climat toujours enchanteur. Frais et dispos, et plein d’un enthousiasme juvénile, nous prîmes aussitôt nos cliques et nos claques pour rejoindre le guide expérimenté qui nous avait été recommandé par un ami sûr. Sous un soleil de plomb, nous dûmes traverser des embouteillages monstres dans des faubourgs mal famés.
Notre mentor était en fait un jeune godelureau aux yeux bleu acier, au regard fier et à la mâchoire volontaire. Son visage buriné contredisait sa frêle constitution.
En quelques mots bien sentis, il nous apprit que nous allions entreprendre, sous son indiscutable autorité, un voyage périlleux, peut être même un voyage sans retour, à travers des jungles impénétrables à la végétation luxurianterodent le tigre cruel et le merle moqueur. D’un air lugubre, il nous annonça aussi que nous allions nous enfoncer au cœur de vallées profondes, franchir des précipices vertigineux sur des ponts de fortune, entourés de sommets inaccessibles aux cimes enneigées. Il ajouta que nous allions certainement rencontrer un temps de chien avec des froids de canard et des chaleurs extrêmes entrecoupées de pluies battantes. Il serait possible que de temps en temps nous puissions prendre un repos bien mérité dans une modeste demeure où nous serions accueillis comme des rois par des paysans taciturnes mais gagnant à être connus. D’un air entendu, notre cicérone nous précisa que, pour cela, il nous faudrait une chance de cocus. Nous aurions alors une occasion inespérée de découvrir les traditions séculaires, les coutumes ancestrales, les rites étranges et l’hospitalité légendaire de ces peuplades primitives. Toutefois, il conviendrait de ne pas abuser de leur patience et de conserver en toute circonstance un calme olympien et une attitude irréprochable. En effet, nous dit-il, il était arrivé au cours d’une expédition précédente qu’un jeune crétin, de surcroit célibataire endurci, du type même du dragueur de supermarché, indispose un vieux con du coin par une regrettable erreur de comportement. Cet âne bâté eut en effet un geste déplacé envers l’une des jeunes filles en fleur du village. Accouru en hâte aux cris d’orfraie de la vierge effarouchée et témoin des honteuses pratiques du grossier personnage, le vieux con rameuta la vile populace qui accourut en nombre et remplit la place comme une mer démontée. Alors, les événements se précipitèrent et les indigènes entamèrent une ronde effrénée dans un cercle infernal. Ce n’est qu’avec l’intervention musclée de notre guide professionnel et des quelques uns de ses compagnons d’infortune que pût se faire le retour au calme après qu’ils  eurent  infligé une sévère défaite aux farouches assaillants. Il n’y avait cependant pas l’ombre d’un doute qu’ils l’avaient échappé belle et que les nobles étrangers ne seraient plus en odeur de sainteté dans ce coin perdu, au milieu de nulle part.
Trêve de plaisanteries, nous dit notre guide, il est temps de revenir à nos moutons, et de partir à l’aventure.
Bêtes et disciplinés, nous saisîmes nos bâtons de pèlerins et notre courage à deux mains et nous partîmes d’un bon pas vers ces horizons lointains qui nous tendaient les bras dans la lumière crépusculaire d’un soleil déclinant.
À la campagne riante succéda rapidement le désert aride dont la traversée fut d’un ennui mortel. Au bout d’une petite heure, nous eûmes l’estomac dans les talons et dûmes faire une petite halte pour un repas frugal et quelques boissons fraîches. A cette occasion, nous pûmes constater que notre guide avait plutôt le gosier en pente, car il s’accorda de larges rasades du beaujolais nouveau dont vous me direz des nouvelles et que nous réservions pour les grandes occasions et pour la bonne cause. Personnellement, j’estime que la seule attitude responsable vis à vis de l’alcoolisme mondain est la tolérance zéro, sinon, selon les milieux bien informés, c’est la mécanique implacable de la pente savonneuse dont seule une spirale vertueuse peut vous faire sortir.
Quant tout fut consommé, il était trop tard pour poursuivre notre route, et nous dûmes dresser un campement de fortune au milieu de cette contrée hostile.
Ce fut pour nous l’occasion inespérée de pouvoir soigner la fièvre de cheval qui menaçait de nous terrasser si nous ne prenions pas sans délai toutes les mesures adéquates que les circonstances exigeaient.
De façon évidente, la première de ces mesures d’urgence consisterait, dès l’aurore, à regagner nos pénates en rebroussant chemin pour regagner chacun son chez-soi, sans plus tarder.
Aux premiers rayons du soleil, nous annonçâmes notre décision unanime et, pour justifier notre geste inconsidéré, nous prîmes comme prétexte fallacieux celui d’affaires urgentes nous rappelant au pays natal.
Notre guide en fit illico une jaunisse carabinée.

Fin de tout ou Fin de non recevoir

Le Vialatte est-il inné ou acquis? Critique aisée 19

7 minutes 

à Catherine T.

L’autre soir à diner, ma charmante voisine de table me disait qu’elle aimait bien lire de temps en temps les petites histoires que je publie dans le Journal de Coutheillas. Laissant les autres dîneurs discuter de problèmes ardus de mécanique présidentielle, à savoir du scooter de Monsieur Hollande et du dictaphone de Monsieur Buisson, nous avons parlé longtemps de la forme et du contenu du JdC. C’est dire si, pour moi, ce fut une bonne soirée.
Mon enthousiaste convive émit cependant une interrogation sur le sens, et peut-être même un doute sur l’opportunité de l’exergue permanent qui figure sous le titre du Journal: « L’éléphant est irréfutable« .
Dans l’instant et les brumes du Haut-Médoc, je n’ai pas su lui donner de réponse satisfaisante, ou plutôt de réponse qui me satisfasse.
Mais à présent, muni de mon meilleur esprit d’escalier, je vais lui en donner, moi, des explications.

L’éléphant est irréfutable
Ces quelques mots constituent le plus bel aphorisme que je connaisse. Mais ce n’est pas que cela : ils forment à eux quatre toute une philosophie, une ligne de conduite, un sésame, une maxime, une devise qui, si ma famille en avait, devrait figurer sur ses armes.

Développons.
L’éléphant est irréfutable

-« Mais d’abord, grand-père, que veut donc dire « irréfutable »?
-Irréfutable? Mais voyons!…qu’on ne peut réfuter, mettre en doute, contester, critiquer, remettre en question, contredire….
-Mais alors, grand-père, cet adage possède un caractère axiomatique intrinsèque. Il n’est qu’une évidence, un truisme.  Quel fou voudrait mettre en doute, contester ou même contredire un éléphant?
-Tout d’abord, ma petite Henriette, je te prierai, quand tu discutes avec moi, de ne pas utiliser  de mots savants en trop grand nombre. Nous ne sommes pas à France-Culture et quand on sait qu’il y a cinq minutes, tu ne connaissais pas le sens du mot irréfutable, c’est plutôt ridicule. Cela dit, il faut que tu saches qu’il n’y a pas si longtemps, l’irréfutabilité du pachyderme était loin d’être acquise.
Contrairement à la femme, qui remonte à la plus haute antiquité, l’éléphant n’est apparu que beaucoup plus tard. Nos ancêtres les Gaulois ne le connurent que par ouï-dire, et sans y attacher plus d’importance que ça. Alexandre le Grand ne le vit qu’à contrejour par un beau matin de février 325 (avant JC) et les Romains nièrent farouchement son existence jusqu’à ce que les Carthaginois les détrompent (d’éléphant) le 12 novembre 218 (toujours avant JC). Mis à l’honneur dans le grand cirque de Jules César, les éléphants tombèrent en disgrâce dès après les Ides de Mars. Pendant des siècles, on ne parla plus d’eux que très rarement et dans des termes toujours désobligeants, au point que Charlemagne eu cette idée folle, parmi d’autres, de les rayer officiellement du grand catalogue des animaux (De bestiolae magnae) pour l’inscrire à celui des monstres légendaires (De fabulari monstri et aliae stultitiae). C’est à partir de cette époque que l’éléphant entra vraiment dans la clandestinité et finit par disparaître totalement en tant que sujet de conversation. J’en veux pour preuve que ni Clément Marot, ni Ambroise Paré ni même le Vicomte de Bragelonne n’y ont jamais fait la moindre allusion. L’imprudent qui se risquait à évoquer, même indirectement, le gros animal se voyait aussitôt condamné à remonter la Seine de Bougival à Bercy en nageant la brasse à reculons. Tu comprends donc, Henriette, qu’à cette époque, non solum l’éléphant n’était pas irréfutable, sed etiam qu’il était recommandé de le réfuter.
Fort heureusement, avec le développement du chapeau mou et l’invention de la fourchette pour gaucher, l’éléphant a pu regagner au cours des cent dix-sept dernières années tout le terrain qu’il avait perdu et même davantage. Aujourd’hui, il a repris toute sa place. Il est partout, dans les parcs, dans les jardins, dans les journaux, dans les partis politiques, dans le métro, au point qu’il en est parfois gênant, surtout aux heures d’affluence.
Tu vois donc, ma petite Henriette, que l’apophtegme précité n’a pas toujours été aussi évident. Henriette? Henriette?
Tiens ! Elle est partie… »

Trêve de plaisanteries, la seule chose sérieuse dans « l’éléphant est irréfutable », c’est que cette petite phrase est drôle et la seule chose drôle, c’est qu’elle est sérieuse.
Pourquoi est-elle sérieuse? Si vous vous posez encore la question, c’est que vous avez lu trop vite le discours à Henriette ci-dessus. Je résume: l’éléphant est une chose sérieuse (bon, d’accord, l’éléphant n’est pas une chose, mais je ne me sens pas le droit de dire que l’éléphant est un animal sérieux, car, après tout, je n’en connais aucun personellement), il existe, il est partout (voir plus haut).
Pourquoi est-elle drôle? Là, je deviens sérieux: elle est drôle parce que l’affirmation est laconique, péremptoire, conclusive comme si elle provenait d’une longue démonstration, alors que le message porté – l’éléphant existe –  est évident et que personne ne songe à le contester. C’est le comique de l’absurde, du nonsense anglais, la forme d’humour la plus raffinée, loin de l’ironie, de l’esprit de répartie, du calembour et de la contrepèterie. C’est la drôlerie étrange de ces deux hippopotames dont l’un dit à l’autre, qui se prénomme d’ailleurs George, qu’il n’arrive pas à se faire à l’idée qu’on est mercredi (et n’allez pas déduire de ce deuxième exemple que le comique de l’absurde doit nécessairement mettre en scène des animaux africains).

Analyser  les raisons du comique est un exercice dangereux qui a en général pour résultat de tuer le sujet. Aussi je m’arrêterai là. Après tout, tout le monde n’est pas Bergson. Je préfère donc laisser la parole à G.K. Chesterton: « (le nonsense) c‘est de l’humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l’incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l’extrait et l’apprécie pour le plaisir. »

Vialatte a beaucoup usé du nonsense (l’usage voudrait que l’on imprime systématiquement les mots « et abusé » après le mot « usé », mais je ne saurais appliquer ce syntagme figé et désobligeant au frère de Jacques Perret et père de Pierre Desproges -dans la famille Spirituel, je voudrais le frère et le père-). Par exemple, il terminait systématiquement ses chroniques par « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ! », ceci quel que soit le sujet traité.

Il aimait dire, hors de propos : « Le loup est appelé ainsi à cause de ses grandes dents » (mais y-a-t-il un propos qui permette, à propos, d’affirmer une telle vérité ?)
Dans sa « Chronique du Diable et de la Cérémonie » parue le 23 juin 1959 dans La Montagne (Vialatte a d’abord écrit 898 chroniques hebdomadaires pour ce journal  et puis il est mort.), il a écrit :
(…) Rien de plus cérémonieux que l’homme (sauf le Chinois). C’est même, je crois, le seul animal cérémonieux. Il y a bien le tétras d’Amérique qui organise des danses prénuptiales en défrichant un cercle herbu pour parader devant les dames, et même un oiseau d’Australie qui bâtit une maison complète pour sa fiancée, un kiosque turc, avec des murs et des jardins, au pied d’un arbre, pour lui donner la collation comme M. Jourdain aux marquises, mais le Chinois est encore pire ; pire que le tétras et l’oiseau d’Australie. Il se coupe les pieds pour satisfaire à l’étiquette quand son suzerain lui donne une porte à garder ; il montre ainsi qu’il ne reculera pas ; ce qui fait bien des jaloux ; les jaloux coupent les têtes et les apportent au suzerain pour avoir le droit aussi de se faire couper les pieds. Il ne sert le poisson que la queue tournée vers le convive, le ventre à gauche en hiver, le ventre à droite en été. Et son respect pour les points cardinaux est une véritable obsession ; ce ne sont que portes de l’Est et Dragons du Soleil levant, tortues du Nord, tigres blancs de l’Occident. Il n’est pas jusqu’au oui que le Chinois ne torture et n’éloigne du naturel : il enseigne aux garçons dès leur plus tendre enfance à le dire d’un ton décidé, aux filles à le dire d’un ton humble. Résumons-nous, l’homme est cérémonieux. J’ai entendu (à la Chaise Dieu) une dame dire à son mari : « Tu as parlé au chien impoliment » (il s’agissait d’un affreux basset qui s’appelait Truffe !) Résumons-nous : l’homme est cérémonieux (…)   (Chroniques de La Montagne, Robert Laffont éditeur.)

Si vous n’avez rien compris à ce texte mais que vous avez ri au moins trois fois, c’est que, chez vous, le Vialatte est inné.
Si non, il va vous falloir l’acquérir.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

Encore Conrad ! Critique aisée 18

Souvenirs personnels
Joseph Conrad

Je ne vais pas vous faire un cours sur Teodor Józef Konrad Korzeniowski (1857-1924), mieux connu sous le nom de Joseph Conrad. Il a beau être membre permanent de la secte de mes écrivains préférés, si vous ne l’avez pas lu, je ne saurais pas vous expliquer pourquoi vous devriez.
Si vous ne l’avez pas lu, et si jamais un jour vous vous décidez, puis-je me permettre de vous conseiller de commencer par deux nouvelles : Jeunesse, et Typhon ? Vous pourrez alors prendre les romans, en commençant par La Ligne d’Ombre, Au Cœur des Ténèbres,et Lord Jim ? Après cela, vous ferez bien ce que vous voudrez.. Et si vous ne deviez jamais lire qu’un seul de ses ouvrages, pour moi, ce devrait être La Ligne d’Ombre.

Si, grâce à mes judicieux conseils, vous venez d’entrer dans le club des amateurs de Conrad, ou si, plus probablement, vous en faisiez déjà partie,  alors, maintenant, vous pouvez lire ses « Souvenirs personnels ».
Ce petit bouquin, encore jamais édité en France (sauf je crois dans la Pléiade, collection faite pour beaucoup de choses, mais pas pour être lue) vient de sortir en édition de poche (6,10€ !)
On y trouve un écrivain qui, dans un désordre accueillant, y raconte des morceaux de sa jeunesse, des instants de création littéraire, des aventures napoléoniennes de monsieur Nicholas B. son grand-oncle, son examen de passage pour devenir commandant, les raisons de son choix de l’anglais comme langue d’écriture (le français étant selon lui trop cristallisé), son stage de mousse sur le bateau des pilotes du  port de Marseille, les interminables voyages du manuscrit inachevé de son premier roman, la Folie Almayer…Tout cela est dit avec le style de romancier réaliste qui se retrouve dans toute son œuvre, et auquel il ajoute, pour ses souvenirs, un ton de conteur tranquille de coin du feu et un humour surprenant qui n’apparait pas vraiment dans le reste de son œuvre.
Je reproduis ci-dessous un passage des « Souvenirs » dans lequel Conrad décrit le départ nocturne du bateau des pilotes du port de Marseille sur lequel il fait un stage de mousse. La scène se passe en 1874, au pied du Fort Saint-Jean.
P1060711
« Debout près de la barre, il  tire sa montre de sous sa grosse veste et penche la tête vers elle dans la lumière projetée à l’intérieur du bateau. C’est l’heure. Sa voix agréable commande paisiblement, d’un ton voilé : Larguez ! Un bras soudain tendu saisi le fanal sur le quai -et, d’abord mis en mouvement en hâlant une corde, puis par le jeu régulier de quatre rudes rameurs à l’avant, le gros bateau à demi ponté, avec tout son équipage, se glisse , sans un souffle, hors de l’ombre noire du fort. La pleine eau de l’avant-port étincelle sous la lune comme si elle était parsemée de millions de sequins, et la longue digue blanche brille comme une barre massive de pur argent. Dans un rapide grincement de poulies et un unique froissement soyeux, la voile se gonfle sous une petite brise assez fraiche pour être descendue directement de la lune gelée, et le bateau, après le claquement des avirons rentrés, parait s’être immobilisé, entouré d’un murmure mystérieux si faible et irréel qu’on pourrait le prendre pour le frémissement de puissants et clairs rayons de lune s’abattant comme une ondée sur une mer solidifiée, lisse, sans une ombre »

Ce n’est pas l’humour de Conrad que vous aurez trouvé dans cet extrait, mais la puissance évocatrice de ses descriptions, à la fois réalistes et poétiques. Si après avoir lu ça, vous n’avez pas envie d’embarquer avec Marius sur le Courrier de Saigon, alors…

Jacques Perret épinglé – Critique aisée 17

 Le caporal épinglé

« Jacques Perret était un homme contre, un homme du refus. Rien de ce qui était français ne lui était étranger. Folliculaire de la réaction, écrivain du transcourant « plume Sergent-Major », styliste hors-pair qui buvait avec soin afin d’éviter tout faux-pli dans le jugement, il eut la faiblesse de ne jamais dire non à l’aventure et au voyage. Il tenait la littérature pour un art d’agrément qui aurait pris tournure de gagne-pain. Il aimait Aymé et aussi Bloy, Blondin, Conrad, Dos Passos; il en tenait pour le duc d’Anjou et la dimension sacrificielle de la messe selon saint Pie V. J’avais été à sa rencontre à la fin de ses jours, dans son appartement près du Jardin des Plantes où il cachait son bonheur d’être Français. Il avait quelque chose du Jacques Dufilho de Milady et du Crabe-tambour, les traits comme les idées, mais en moins âpre, plus doux. Dans sa chambre, il y avait deux cadres : dans l’un, le grand Turenne ; dans l’autre, son grand frère. »

Voilà ce qu’en 2011 Pierre Assouline écrivait sur son blog à propos de l’auteur du Caporal Epinglé. Je ne saurais dire mieux ou plus, donc je vais me taire,  mais avant, je vous dis :
–  Lisez Perret ! Il n’est pas trop tard ! Lisez le « Caporal », lisez « Bande à Part », lisez « Le Vent dans les Voiles »…
–  Bon, on veut bien, mais pourquoi ?
– Parce que la langue y est continuellement éblouissante, les aventures souvent extraordinaires, l’humour toujours prêt, la litote aristocratique, la distance jamais loin, la France plutôt vieille (au bons sens du terme), le politique rarement correct, ….
En cadeau, je vous offre les premières lignes du Caporal Epinglé, récit écrit entre 1943 et 44, publié en 1947, qui rata de peu le Goncourt de cette année pour obtenir l’Interallié.
J’ai fini. Je me tais.

« C’est fini les histoires de boue glorieuse.
Nous sommes quatre, couchés ventre à fesse dans un paquet de mouscaille sous une couverture mal tendue qui fait une poche d’eau suintante. Crevés de faim, de fatigue et de dégoût, nous nous ratatinons dans une somnolence sordide. Ne pas bouger ; serrer les épaules, bloquer les mâchoires, raidir le derrière, crisper le ventre et crisper aussi la tête si possible. La retraite, la défaite, le chahut des derniers combats, la grande rafle, on verra plus tard à comprendre. Pour l’instant c’est la faim et la pluie. Ne pas remuer la boue. Contre la misère faire le mort. Mon voisin a logé ses fesses dans le creux de mon estomac. Pourvu qu’il ne bouge pas, le clapotis me remonterait jusqu’au nombril… »

Puisque vous semblez avoir encore un peu de temps, laissez-moi vous donner les dernières lignes de ce récit. Mais il faut bien auparavant que je vous résume les 499 Pages de l’édition d’origine. (nrf-Gallimard 1947)
Donc, le caporal est épinglé lors de la débâcle de juin 1940. Avec une bonne partie de l’armée française, il est emmené en captivité en Allemagne. Il y vit avec une philosophie temporaire des temps longs et difficiles, faits de froid, de faim latente, de corvées, de rigolades, de frustrations et de camaraderie. Et puis de temps en temps, le vent du large le prend et, sur un coup de tête ou après mure préparation, il s’évade ; quatre fois ; et quatre fois il est repris. Mois de cachots, de brimades et de réflexions douces-amères. Et puis, après deux ans sans qu’il ait pu donner de nouvelles, sans qu’il en ait reçues, la cinquième tentative le mène, sur les boggies d’un wagon, jusqu’à la gare de l’Est. Métro jusqu’à Censier-Daubenton. C’est encore la nuit.

« Derrière moi, les catalpas, Saint-Médard et la Mouffetard ; en face, le tabac Mirbel ; à droite, le marchand de couleurs, tout cela très assoupi, mais bien en ordre. On ne s’était pas aperçu de mon absence, j’avais décroché du quartier et j’y rentrais en douce avant l’aube, sur la pointe des pieds. C’est ainsi qu’un prisonnier doit rentrer, sans Marseillaise et sans discours.
Rue de la Clef, la porte cochère était entr’ouverte, j’en franchis le seuil avec une joie bien lucide et le désir aussitôt refoulé d’aller embrasser la concierge dans son lit. Lente ascension des quatre étages, degré par degré, escalier d’or, royal paiement de mes peines, ah ! fichtre non, je n’étais pas volé. Devant notre porte, dans le profond silence de toute la maison dormante, j’entendais mon cœur qui forçait la cadence comme une grosse bombe de liesse à son dernier tictac.
Coups de sonnette et coups de sonnette. Silence. Puis au bout du couloir une porte qui s’ouvrait et, sur le plancher craquant, un pas nu. Contre la porte, une voix qui savait déjà :
-C’est toi ? « 

 

Monsieur Conrad dit le mot juste. Critique aisée 15

« Voyez le pouvoir d’un mot! Celui qui veut convaincre ne devrait pas mettre sa confiance dans l’argument valable mais dans le mot juste, le pouvoir du SON a toujours été plus grand que celui du sens. Cela n’est pas péjoratif dans mon esprit. Il est préférable que l’humanité soit plus impressionnable que réfléchie. Rien d’humainement grand – j’entends par là affectant toute une foule d’existences- n’a été le fruit de la réflexion. En revanche, on ne peut manquer de constater le pouvoir de simples mots; des mots tels que Gloire, par exemple, ou Pitié. Je n’en citerai pas d’autres. Il ne serait pas difficile d’en trouver. Clamés avec persévérance, avec ardeur, avec conviction, ces deux-là, par leur seule sonorité, ont ébranlé des nations entières et labouré le sol sec et dur sur lequel repose tout notre ordre social. Il y a aussi le mot Vertu, si vous voulez!…
Bien sûr, il faut veiller à l’intonation. L’intonation juste. C’est très important. Le poumon puissant, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne venez pas me parler de votre principe d’Archimède. C’était un être sans esprit, à l’imagination mathématique. Les mathématiques ont tout mon respect, mais je n’ai nul besoin des machines. Donnez-moi le mot juste, et je soulèverai des montagnes.« 
Joseph Conrad. Souvenirs personnels.1912

La plupart des hommes politiques pourraient, dans un élan improbable de sincérité, signer ce petit texte de Joseph Conrad (1857-1924). Avec une nuance importante cependant: à la différence de Joseph, dont l’humour, et donc la distance, transparaissent au second paragraphe, c’est au premier degré que les hommes politiques adhéreraient à cette déclaration.
Quand il faut choisir entre le raisonnement et le mot, entre la logique et le slogan, entre la démonstration et l’incantation, le choix, quand il est collectif, se porte toujours sur le mot, le slogan, l’incantation. C’est ce que l’histoire récente (j’ai toujours été nul en histoire, aussi je ne remonterai pas plus haut qu’une centaine d’années et ferai confiance à Joseph pour les années qui précèdent) nous a montré à d’innombrables reprises. C’est ce que l’histoire très récente nous prouve encore tous les jours.
Cocteau n’avait rien compris, qui disait: « entre deux mots, choisis le moindre« . Lorsque nous sommes en nombre, entre deux mots, nous choisissons toujours le plus gros, le plus beau, le plus rutilant.
Et comme disait tonton Georges:
« Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
  Est plus de quatre on est une bande de cons.
  Bande à part, sacrebleu! C’est ma règle et j’y tiens.«