Archives par mot-clé : Jacques Perret

Bande à part (Critique aisée 60)

Critique aisée n°60

Le livre le plus connu de Jacques Perret est sans aucun doute le Caporal Épinglé. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans le JdC.
Quand, vers l’âge de dix-sept ans, j’ai fini d’avaler le Caporal pour la première fois, on m’a aimablement signalé qu’après s’être évadé pour la quatrième ou cinquième fois, après être rentré rue de la Clé au petit matin et y avoir embrassé sa femme, Jacques Perret n’avait pas traîné longtemps dans le cinquième arrondissement. Selon mon informateur, il s’était engagé dans la résistance, avait rejoint le maquis pour finalement regagner ses pénates sain et sauf à la fin de la guerre pour y écrire, bien sûr, Le Caporal épinglé (1947) puis Bande à part (Prix Interallié 1951). Je me suis donc jeté sur le bouquin.
C’est sa résistance que Perret raconte dans Bande à part. On y rencontre des imparfaits du subjonctif, de l’argot parisien, des combats contre les allemands, de grands moments de plaisir campagnard (comme disait Desproges, prendre le maquis, d’accord, mais fallait vivre à la campagne), de l’amitié et aussi la mort. Pour moi, le meilleur passage est celui que vous allez lire maintenant. Un très grand moment d’humanisme.
Tout d’abord, le contexte :
Perret et son copain Polard se sont postés en franc-tireurs au-dessus d’une petite route de montagne. Ils sont allongés au milieu des sapins et attendent qu’un objectif ennemi se présente. Une patrouille apparaît dans le virage, mais les deux maquisards jugent qu’elle est trop nombreuse pour être attaquée à deux fusils seulement. Ils décident donc de la laisser passer. Mais voilà qu’un homme sort du rang, rejoint son sous-officier. On comprend qu’il lui demande l’autorisation de s’isoler pour satisfaire quelque besoin naturel. Autorisation accordée.
Et maintenant, c’est Perret qui parle :

« …Mais le dernier homme était resté là, sur le chemin. Il posa son fusil par terre, déboucla son ceinturon d’un geste fébrile, s’empêtra quelques secondes dans ses buffleteries et posa culotte. Sans même nous consulter du regard, Polard et moi prîmes nos dispositions pour épauler.
Un vilain réflexe, mais conforme au métier de franc-tireur qui doit mettre un peu de lâcheté au service de la patrie. L’homme se présentait à nous de trois-quarts, c’est-à-dire que, les fesses encore protégées par le sillage de la patrouille, il faisait face instinctivement au chemin parcouru, comme si les égorgeurs de traînards et les terreurs de la montagne eussent marché à pas de loup, dans l’empreinte des bottes. Tout en lui respirait l’urgence, mais, à dire vrai, le temps qu’il se déboutonnât, impossible d’affirmer si les grimaces de son visage tenaient plus à la peur qu’au travail des boyaux. Il avait une grosse figure plutôt pâle, une figure de paysan en mauvaise santé, mais sans ruse et même un peu simplet, un peu ridicule aussi avec son casque trop petit et couronné de piteux feuillages comme un gros luron bucolique en train de payer ses orgies. Sitôt accroupi, les traits se détendirent brusquement et je garde la vision d’une espèce de béatitude à la sauvette qui est l’une des images de guerre les plus importantes de ma modeste collection. Il arrive un moment où ces choses-là comptent plus que tout au monde, et il y a des gens qui bravent la mort plutôt que de faire dans leur pantalon. L’homme avait une terrible chiasse, une vraie chiasse d’Ostrogoth, qui faisait une pétarade lugubre à travers le vent et la pluie. Je peux même dire que le bruit nous fit une grosse impression et nous ne tirions toujours pas. Le détachement avait pourtant pris de l’avance en bas du chemin, et nous pouvions lâcher impunément notre coup de feu jumelé avant de nous barrer dans les replis de la montagne. Mon fusil était posé, bien immobile, sur un gros caillou, et je tenais l’homme au quart de poil dans ma ligne de mire, en plein dans le ventre, et j’en avais mal au ventre et le coeur sur les lèvres à le prévoir basculant le derrière dans sa crotte ou le nez dans la boue et le fessier au vent. On ne tire pas sur un homme qui débourre ; pas besoin de convention de La Haye pour expliquer la chose. C’est un interdit qui vient du fond des entrailles. Une fois reculotté, l’homme était peut-être un salopard, je ne veux pas le savoir, et cela m’étonnerait parce que les francs salauds s’arrangent toujours pour ne pas se mettre dans des cas pareils, mais, pour l’instant, nous étions liés par une fraternité à l’état brut, une solidarité sans phrase, et bien peu s’en fallut que je n’allasse lui offrir un bout de papier au nom de la condition humaine. »
(c) Gallimard, 1951.

Jacques Perret épinglé – Critique aisée 17

 Le caporal épinglé

« Jacques Perret était un homme contre, un homme du refus. Rien de ce qui était français ne lui était étranger. Folliculaire de la réaction, écrivain du transcourant « plume Sergent-Major », styliste hors-pair qui buvait avec soin afin d’éviter tout faux-pli dans le jugement, il eut la faiblesse de ne jamais dire non à l’aventure et au voyage. Il tenait la littérature pour un art d’agrément qui aurait pris tournure de gagne-pain. Il aimait Aymé et aussi Bloy, Blondin, Conrad, Dos Passos; il en tenait pour le duc d’Anjou et la dimension sacrificielle de la messe selon saint Pie V. J’avais été à sa rencontre à la fin de ses jours, dans son appartement près du Jardin des Plantes où il cachait son bonheur d’être Français. Il avait quelque chose du Jacques Dufilho de Milady et du Crabe-tambour, les traits comme les idées, mais en moins âpre, plus doux. Dans sa chambre, il y avait deux cadres : dans l’un, le grand Turenne ; dans l’autre, son grand frère. »

Voilà ce qu’en 2011 Pierre Assouline écrivait sur son blog à propos de l’auteur du Caporal Epinglé. Je ne saurais dire mieux ou plus, donc je vais me taire,  mais avant, je vous dis :
–  Lisez Perret ! Il n’est pas trop tard ! Lisez le « Caporal », lisez « Bande à Part », lisez « Le Vent dans les Voiles »…
–  Bon, on veut bien, mais pourquoi ?
– Parce que la langue y est continuellement éblouissante, les aventures souvent extraordinaires, l’humour toujours prêt, la litote aristocratique, la distance jamais loin, la France plutôt vieille (au bons sens du terme), le politique rarement correct, ….
En cadeau, je vous offre les premières lignes du Caporal Epinglé, récit écrit entre 1943 et 44, publié en 1947, qui rata de peu le Goncourt de cette année pour obtenir l’Interallié.
J’ai fini. Je me tais.

« C’est fini les histoires de boue glorieuse.
Nous sommes quatre, couchés ventre à fesse dans un paquet de mouscaille sous une couverture mal tendue qui fait une poche d’eau suintante. Crevés de faim, de fatigue et de dégoût, nous nous ratatinons dans une somnolence sordide. Ne pas bouger ; serrer les épaules, bloquer les mâchoires, raidir le derrière, crisper le ventre et crisper aussi la tête si possible. La retraite, la défaite, le chahut des derniers combats, la grande rafle, on verra plus tard à comprendre. Pour l’instant c’est la faim et la pluie. Ne pas remuer la boue. Contre la misère faire le mort. Mon voisin a logé ses fesses dans le creux de mon estomac. Pourvu qu’il ne bouge pas, le clapotis me remonterait jusqu’au nombril… »

Puisque vous semblez avoir encore un peu de temps, laissez-moi vous donner les dernières lignes de ce récit. Mais il faut bien auparavant que je vous résume les 499 Pages de l’édition d’origine. (nrf-Gallimard 1947)
Donc, le caporal est épinglé lors de la débâcle de juin 1940. Avec une bonne partie de l’armée française, il est emmené en captivité en Allemagne. Il y vit avec une philosophie temporaire des temps longs et difficiles, faits de froid, de faim latente, de corvées, de rigolades, de frustrations et de camaraderie. Et puis de temps en temps, le vent du large le prend et, sur un coup de tête ou après mure préparation, il s’évade ; quatre fois ; et quatre fois il est repris. Mois de cachots, de brimades et de réflexions douces-amères. Et puis, après deux ans sans qu’il ait pu donner de nouvelles, sans qu’il en ait reçues, la cinquième tentative le mène, sur les boggies d’un wagon, jusqu’à la gare de l’Est. Métro jusqu’à Censier-Daubenton. C’est encore la nuit.

« Derrière moi, les catalpas, Saint-Médard et la Mouffetard ; en face, le tabac Mirbel ; à droite, le marchand de couleurs, tout cela très assoupi, mais bien en ordre. On ne s’était pas aperçu de mon absence, j’avais décroché du quartier et j’y rentrais en douce avant l’aube, sur la pointe des pieds. C’est ainsi qu’un prisonnier doit rentrer, sans Marseillaise et sans discours.
Rue de la Clef, la porte cochère était entr’ouverte, j’en franchis le seuil avec une joie bien lucide et le désir aussitôt refoulé d’aller embrasser la concierge dans son lit. Lente ascension des quatre étages, degré par degré, escalier d’or, royal paiement de mes peines, ah ! fichtre non, je n’étais pas volé. Devant notre porte, dans le profond silence de toute la maison dormante, j’entendais mon cœur qui forçait la cadence comme une grosse bombe de liesse à son dernier tictac.
Coups de sonnette et coups de sonnette. Silence. Puis au bout du couloir une porte qui s’ouvrait et, sur le plancher craquant, un pas nu. Contre la porte, une voix qui savait déjà :
-C’est toi ? «