Critique aisée n°151
Sérotonine
Michel Houellebecq – 2019
Flammarion – 347 pages – 22€
C’est une banalité de dire que Michel Houellebecq est un homme désespéré. De plus, comme il le dirait lui-même, c’est une banalité qui est probablement vraie. S’il en était besoin, son dernier livre, Sérotonine, en serait la preuve définitive : la lente dégringolade, acceptée et même voulue, programmée depuis la première page jusqu’à la trois-cent-quarante-septième, par un homme, la quarantaine, pourvu d’un bon emploi, d’un bon salaire, de temps libre, en somme d’une existence plutôt facile. Qu’arrive-t-il donc à cet homme presque comblé ? Eh bien, il lui arrive qu’il n’a plus de désirs et pas seulement sexuels : il n’a plus envie de rien, il s’affaisse sur lui-même, il meurt littéralement de chagrin lui dira un médecin étonné à la lecture des résultats de ses analyses. Son métier de technocrate de l’agriculture, qu’il exerçait autrefois sinon avec passion du moins avec intérêt et honnêteté, le désespère depuis qu’il a compris que quoi qu’il fasse, des pans entiers de l’agriculture française sont inéluctablement condamnés. La liaison qu’il vit à contrecœur avec une jeune japonaise snob et surdouée du porno, il ne demande qu’à la terminer, au besoin en faisant passer la dame par la fenêtre. Son seul désir est de rester enfermé dans une chambre d’hôtel Mercure du XIIIème arrondissement ou dans un studio de l’avenue d’Ivry à fumer et boire du calvados, non pas vraiment mettre fin à ses jours, mais se détruire petit à petit.
Ce désespoir, le narrateur pourrait, c’est la mode, le reprocher à sa famille, ses amis, ses femmes, ou à la société. Mais non, trop facile, c’est Houellebecq : « Contrairement à Rousseau, je ne pouvais pas non plus dire que j’avais été « proscrit de la société des hommes par un accord unanime » ; les hommes ne s’étaient nullement ligués contre moi ; il y avait eu simplement qu’il n’y avait rien eu, que mon adhérence au monde, d’entrée de jeu limitée, était peu à peu devenue nulle, jusqu’à ce plus rien ne puisse interrompre le glissement. »
Mais son dernier livre, c’est aussi, encore davantage que les précédents, la description acide et souvent désopilante — pendant ma lecture, j’ai souri un nombre de fois que je n’ai pas pu compter et, croyez-moi, j’ai véritablement éclaté de rire deux ou trois fois, y compris une dans l’autobus 27 — de la société de ce début de millénaire, le millénaire de trop comme dit le narrateur.
La nonchalance définitive et provocante avec laquelle il écrabouille Niort, « une des villes les plus laides qu’il m’ait été donné de voir « , ridiculise le quartier parisien de la Butte aux Cailles, « un monde de crêperies militantes et de bars alternatifs entrecoupés de magasins bio-équitables« , se demande comment un Hollandais pourrait être xénophobe, « il y a déjà contradiction dans les termes, la Hollande n’est pas un pays c’est tout au plus une entreprise« , abomine Paris tout entier « cette ville infestée de bourgeois écoresponsables« , est jubilatoire, dans la manière que l’on connait et que l’on aime, sans quoi on ne serait pas un lecteur de Houellebecq.
Mais ce bouquin désespéré n’est pas qu’un pur sanglot. Ce n’est pas non plus qu’une critique libérée de notre société ridicule de transparence sociétale et obsédée de correction politique. J’y ai aussi trouvé la relation poignante de deux amours qu’a connus le narrateur. Les scènes de bonheur y sont contagieuses et les scènes de séparation à la fois banales et terribles. Vous y verrez aussi une très belle et très tragique histoire d’amitié.
Quand, à quelques lignes de la fin, le narrateur dit : « J’aurais pu rendre une femme heureuse. Enfin, deux ; j’ai dit lesquelles. Tout était clair, extrêmement clair, dès le début ; mais nous n’en avons pas tenu compte. Avons-nous cédé à des illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles ? Cela se peut, ces idées étaient dans l’esprit du temps ; nous ne les avons pas formalisées, nous n’en avions pas le goût ; nous nous sommes contentés de nous y conformer, de nous laisser détruire par elles ; et puis, très longuement, d’en souffrir.« , moi, ça m’émeut. Aux larmes. C’est bête, hein ?
Post-Scriptum : Dans son intervention au Masque et la Plume, Michel Crépu, rédacteur en chef de la N.R.F., a dit à propos de Sérotonine à peu près ce qui suit : « …Houellebecq sait qu’il est le patron. C’est lui qui dit l’esprit du temps, c’est lui qui l’écrit et c’est fait d’une façon absolument « nickel ». On a l’impression d’être assis à l’arrière d’une Rolls qui vous conduit sur la route du réalisme métaphysique tel que Houellebecq l’a inventé et imposé comme une espèce de référence herméneutique absolument incontournable pour comprendre son époque. C’est extrêmement impressionnant… »
Post-Post-Scriptum : Si vous n’avez toujours pas lu « Soumission », vous pouvez toujours aller lire la Critique aisée n°48 que j’en avais faite sous le titre « T’as vu la gueule de Houellebecq ?« en cliquant là-dessus.