Archives mensuelles : juin 2016

Démocratie, ignorance et savoir

Anti-intellectualism has been a constant thread winding its way through our political and cultural life, nurtured by the false notion that democracy means that « my ignorance is just as good as your knowledge. »

Isaac Asimov

L’anti-intellectualisme a été un fil conducteur constant qui a serpenté à travers notre vie politique et culturelle, nourrie par la fausse idée que démocratie signifie que  « mon ignorance est bien aussi bonne que votre savoir ».

Isaac Asimov (1920-1992)
Enorme écrivain de Science-Fiction, il est notamment l’auteur de « I, Robot ! » et de Fondation, Fondation et Empire, Seconde Fondation, etc..

Ouh ! Le Hibou ! (Couleur café n°21)

Couleur Café n°21
Café Le Hibou – Carrefour de l’Odéon

C’est une chaude soirée de juin. 20 heures, 29 degrés Celsius. Il y a eu du changement au Carrefour de l’Odéon : le Hibou a remplacé le Horse, vieux café-brasserie mal tenu, genre Pub moche des années quatre-vingt. Aujourd’hui, des petites tables rondes et noires cerclées d’or, des chaises cannées noires bordées de jonc jaune, des parasols noirs, des serveurs jeune, gouailleurs et agiles en tablier noir et chemise grise, sous la houlette d’une chef de rang en tailleur léger noir, occupent toute la pointe de trottoir limité par les rues de Condé et de l’Odéon. L’ensemble est sobre et de bon goût. Ce soir, il est aussi bondé que la terrasse de Sénéquier en juillet. La ressemblance avec le café symbole de Saint-Tropez s’étend aussi au genre de clientèle, du moins selon les souvenirs anciens que j’en ai : mélange de gens aisés du quartier et de touristes de diverses sortes, pour la plupart étrangers, mais avec quelques régionaux quand même (régionaux : néologisme politiquement correct qui signifie provinciaux), conversations animées mais Continuer la lecture de Ouh ! Le Hibou ! (Couleur café n°21)

Faire l’amour avec Charles Swann

Morceau choisi

Charles Swann fréquente Odette de Crécy depuis des mois. Odette est une demi-mondaine, une cocotte qui a réussi puisqu’elle vit seule, entourée de domestiques, dans un hôtel particulier près des Champs Elysées. Le lecteur ignore tout de son emploi du temps lorsqu’elle n’est pas avec Swann, mais lorsqu’elle est avec lui, elle est remplie de douceur et d’admiration pour l’homme du monde, du moins au début de leur liaison. Elle se dit disponible à tous les instants, disposée à tout pour lui. Lui, atteint par une sorte de passion platonique pour Odette, ne fréquente plus que les Verdurin parce qu’Odette y est tous les soirs, au détriment de toutes ses anciennes et brillantes relations.

Mais Swann, trop délicat, trop incertain, trop cérébral ne se décide pas à demander ses faveurs à Odette.

Pourtant un soir, quand il arrive chez les Verdurin, Odette en est déjà repartie. Alors, Charles Swann est pris d’un besoin absolu de la voir, d’une sorte de frénésie qui l’amène à la rechercher pendant des heures dans tous les endroits de Paris qu’elle fréquente. Alors qu’il a abandonné tout espoir de la retrouver, elle apparaît.

La voiture dans laquelle il l’a raccompagne chez elle fait un écart  et dérange l’ordonnancement des fleurs qui ornent son corsage. Ce sont des catleyas. Dans une scène très douce, pleine de timidité et de délicatesse, Swann demande et obtient d’Odette l’autorisation de réarranger ses cattleyas. C’est au bout de cette soirée qu’il la possédera pour la première fois et c’est à partir d’elle que l’expression « faire catleyas » sera consacrée entre eux pour dire « faire l’amour ». Voici la scène :

« Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant:

—Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.

Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria:

—Oh! Non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas? Voyez, il y a un peu… je pense que c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus? Je n’en ai jamais senti, je peux? dites la vérité.

Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît».

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours. »

Marcel Proust – Un amour de Swann

C’était du pain qui s’approchait

Vous n’avez certainement jamais rien lu de Joseph L. Random. Rien d’étonnant à cela : son premier roman (Le Grand Bazar du Pur Hasard) ne sortira en librairie que le mois prochain. J’ai eu la chance de me voir confier par son éditeur, Les Editions de la Chance, la relecture du premier tirage. 
Dès les premiers mots, j’ai été frappé par la rigueur du style, l’énergie de la phrase, la puissance du mot, la profondeur du sens et le sérieux de la documentation. Je n’ai pas non plus été insensible à l’humour qui se dégage de la ponctuation. 
Je vous livre ici les premières lignes de ce Grand Bazar du pur Hasard. Jugez vous-même :

Mes chers messieurs, dit un garçon de classe qui portait un grand beffroi au toit pointu reposant sur un dôme aplati. Entendu, c’était du pain qui s’approchait lorsqu’il levait les bras au ciel. Je ne pourrais pas dire de laquelle de ses cellules.

-Vas-tu me foutre la paix, une douceur molle, comme une ombre ?

Heureuse, elle n’a emporté de moi Continuer la lecture de C’était du pain qui s’approchait

Charles Dickens

Vous savez que j’aime beaucoup les incipits, ces quelques mots qui ouvrent une œuvre littéraire. Aujourd’hui, je vous livre un peu plus, une entame, tout d’abord en V.O. puis en V. F. 
Ces lignes sont les premières de la nouvelle la plus célèbre de Charles Dickens, A Christmas Carol (Un Conte de Noël – 1843). Elles sont un des meilleurs exemples que je connaisse de cette chose si britannique qu’est l’humour.

Marley was dead : to begin with. There is no doubt whatever about that. The register of his burial was signed by the clergyman, the clerk, the undertaker, and the chief mourner. Scrooge signed it: and Scrooge’s name was good upon ‘Change, for anything he chose to put his hand to. Old Marley was as dead as a door-nail. Mind! I don’t mean to say that I know, of my own knowledge, what there is particularly dead about a door-nail. I might have been inclined, myself, to regard a coffin-nail as the deadest piece of ironmongery in the trade. But the wisdom of our ancestors is in the simile; and my unhallowed hands shall not disturb it, or the Country’s done for. You will therefore permit me to repeat, emphatically, that Marley was as dead as a door-nail.

Marley était mort, pour commencer. Là dessus, pas l’ombre d’un doute. Le registre mortuaire était signé par le pasteur, le greffier, l’entrepreneur des pompes funèbres et celui qui avait mené le deuil. Scrooge l’avait signé, et le nom de Scrooge était bon à la bourse, pour quoi que ce soit qu’il choisisse de signer. Le vieux Marley était aussi mort qu’un clou de porte. Attention ! je ne veux pas dire que je sache par moi-même ce qu’il y a de particulièrement mort dans un clou de porte. J’aurais pu, quant à moi, me sentir porté plutôt à regarder un clou de cercueil comme le morceau de quincaillerie le plus mort qui soit dans le commerce ; mais la sagesse de nos ancêtres éclate dans les similitudes, et mes mains profanes n’iront pas y toucher, ou alors le pays est perdu. Vous me permettrez donc de répéter avec emphase que Marley était aussi mort qu’un clou de porte.