Archives de catégorie : Fiction

Je m’appelle Teddy Singer

Monument Valley      Je m’appelle Teddy Singer. C’est le nom qui figure sur mon bulletin de salaire du Comté de Coconino, où ça fait un bout de temps que je suis Shérif adjoint. Tous les deux ans, vers le milieu du mois d’août, je quitte le poste de Flagstaff pour venir passer deux ou trois jours dans un village Hopi, en plein milieu des Mesa, pour assister à la Danse de la Flûte. Mais croyez-moi, ce n’est pas par goût du pittoresque. Je la trouve plutôt ennuyeuse et même carrément ridicule, cette danse rituelle. Pensez-donc ! Une dizaine d’hommes déguisés et autant d’enfants qui tournent en rond pendant des heures en psalmodiant et en traînant des pieds dans la poussière tout en agaçant des serpents du désert abrutis par la fumée des Continuer la lecture de Je m’appelle Teddy Singer

Histoire de Noël (suite et fin)

temps de lecture : 13 minutes 

(…) Il se mit à gémir, à se frapper le front, à tourner sur lui-même. Il pleurait, criait vers le ciel, insultait la nuit, implorait la lune, maudissait sa jambe. Étourdi par ses pirouettes, essoufflé par ses cris, il finit par se laisser tomber au sol, où il resta prostré, assis sur ses talons, le front posé sur ses genoux. Les nuages revinrent en nombre et l’obscurité et la pluie avec eux.

Tout à coup, Noël se rappela l’église. Il redressa la tête, cherchant autour de lui. Il ne pouvait pas en apercevoir le mur, mais il savait qu’elle était tout près. Il pourrait certainement y trouver un abri pour la nuit. Le meilleur endroit serait la sacristie. Il y trouverait des cierges et de quoi les allumer. Au sec, avec de la lumière et le bon Dieu, la Sainte Vierge et Saint Martin pour le protéger des démons, il pourrait attendre en sécurité que le jour revienne. Il se releva, choisit une direction au hasard et commença à avancer, les mains Continuer la lecture de Histoire de Noël (suite et fin)

Histoire de Noël (première partie)

Temps de lecture : 10 minutes 

HISTOIRE DE NÖEL

Chapitre 1

Cette année-là, alors que la température restait étrangement douce, la pluie avait commencé à tomber la veille de la Toussaint et, depuis ce jour, il n’avait pas cessé de pleuvoir. Les chemins s’étaient transformés en bourbiers, les ruisseaux en torrents et les torrents en rivière. On disait que si ça continuait comme ça, demain, la route qui menait de St-Géraud à La Claux serait coupée.

Noël marchait sous la pluie depuis bientôt deux heures. Son chapeau de feutre avait perdu sa forme et ses larges rebords rabattus sur ses oreilles pendaient maintenant jusque sur ses épaules. Ses vêtements détrempés s’étaient collés à son corps et pesaient lourd sur son dos et sur ses reins. Il avançait encore plus péniblement qu’à l’ordinaire, trainant son pied difforme dans les ornières du chemin. Noël pressait le pas autant que sa démarche le lui permettait. Il voulait arriver à la Prétentaine avant la nuit car il avait gardé de son enfance une sourde crainte de l’obscurité et des esprits malfaisants qui la peuplent. D’ailleurs aucun homme de la région, même le plus Continuer la lecture de Histoire de Noël (première partie)

LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (2)

Blackson-Booth me rejoignit et me poussa du coude d’un air goguenard.

— Dites-moi, Fitzwarren, avez-vous compris pourquoi ce Quartier Rouge se nomme ainsi ?

— C’est amusant que tu me poses cette question, Al, car à l’instant, j’hésitais entre une référence à la couleur des briques ou à celle de ces rideaux… Qu’en penses-tu ?

—Mon petit Fritz, tu seras toujours un enfant de chœur ! me dit-il d’un air accablé.

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Et il m’abandonna pour entamer une conversation par signes avec l’une des dames patronnesses. Je repris ma progression dans la rue aux côtés de Johan à qui je demandai :

— Et ces portes closes, là, celles qui sont surmontées d’une lanterne rouge, qu’est-ce que c’est ? C’est sans doute aussi à la couleur de ses lanternes que l’on doit le nom du quartier…

— On peut le dire, cher cousin, on peut le dire. Ces petits immeubles à lanternes sont en quelque sorte les maisons-mère de ces travailleuses.

Sur ce, Johan commença un long exposé assez technique sur le fonctionnement des commerces de la rue. Ce fut très vite ennuyeux. Je cessai de l’écouter et tandis Continuer la lecture de LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (2)

LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (1)

Cette Nuit d’Amsterdam fait suite à la Nuit des Roggenfelder que vous avez pu lire ici il y a quelques jours. Ces deux nouvelles, pratiquement indépendantes, font partie de la série  LES TROIS PREMIÈRES FOIS.
La troisième et dernière de ces trois premières fois, ce sera La Matinée de Sainte Firmine d’Amelia, mais ça ne sera pas avant fin janvier.

*

A mesure qu’avançait le récit de cette nuit agitée en montagne, je n’avais pas été sans remarquer que des clients de l’auberge, de plus en plus nombreux, s’étaient approchés de notre table, certains allant même jusqu’à tirer des tabourets et des fauteuils jusqu’à nous pour mieux entendre les aventures du jeune Franz et tandis qu’il racontait, tous se taisaient en fumant la pipe ou le cigare et en buvant des bocks.  Quand on en arriva au refus du conteur de révéler la réalité de ses relations avec la jeune fille, il y eut dans l’assistance un brouhaha général de déception. J’entendis même un homme lancer avec un fort accent wallon :

— Ah ben merci brâmint ! Ça valait pas de rawarder si longtemps, une fois !

L’assemblée se dispersa, et comme la nuit avait bien avancé, les badauds Continuer la lecture de LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (1)

LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (4)

(…) et tout en la regardant intensément dans les yeux, de ma main restée libre, je lui pris un sein et le serrai. Je fus surpris par sa douceur. Tandis qu’une tendre tiédeur gagnait la paume de ma main, je pensais que j’étais perdu : elle allait me gifler, ou crier, ou s’échapper pour courir jusqu’au refuge et me dénoncer à mes camarades horrifiés, je serais chassé sur le champ du refuge et de Sankt-Johann et je rentrerais chez mes parents couvert de honte…

— Non, Franz, dit Tavia en écartant doucement ma main de sa poitrine.

J’étais sauvé ! Elle n’allait pas me dénoncer… Et puis elle ajouta :

— Pas maintenant…

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Pas maintenant ? Qu’est-ce que ça voulait dire pas maintenant ?

Pas maintenant, pas cette nuit, pas ici au milieu de tous nos camarades ? Pas maintenant, mais un autre jour, mais demain peut-être ?

Ou encore, pas maintenant, nous sommes, tu es, bien trop jeune ?

Ou alors, pas maintenant, mais tout à l’heure, tout à l’heure, quand nous rentrerons au refuge et que nous allongerons côte à côte dans le dortoir ?

Je ne savais que penser. Pour cacher mon égarement, je fis semblant d’être fâché. Je lui lâchai la main, lui tournai le dos et regardai loin devant moi. Du dos de ses doigts, elle frôla ma nuque. Je frissonnai. Et maintenant, Continuer la lecture de LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (4)

LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (2)

(…) Nous partirons d’ici demain à trois heures. Je crois que tout le monde viendra. Demande à l’auberge qu’on te prépare des sandwiches.

— Mais si nous partons aussi tard, cela veut dire que nous ne serons pas arrivés avant six heures du soir et qu’il faudra rentrer de nuit !

— Sauf si on la passe au refuge, mon petit vieux !

— On passera la nuit là-haut ? Mais les filles ? …

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Jamais, au grand jamais, mes sœurs ou mes cousines n’accepteraient de dormir dans un refuge avec des garçons. Elles n’oseraient même pas y songer. D’ailleurs, leurs parents ne les y autoriseraient pas.

— Quoi, les filles ? s’étonna Anton. Elles viennent aussi,  bien sûr !

Certes, au cours de nos après-midi dans la campagne, il arrivait bien que quelques gestes amoureux s’échangent entre garçons et filles, mais cela restait délicat, léger, naturel et toujours au vu et au su des autres. Ces manifestations affectueuses, auxquelles, à mon grand regret, je ne participais pas, auraient certainement choqué mes parents mais pour moi, elles restaient Continuer la lecture de LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (2)

LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (1)

LES TROIS PREMIÈRES FOIS

Le diner s’était prolongé fort tard dans la nuit. D’abondantes volutes de fumées bleues et grises flottaient sous les poutres du plafond de l’auberge en enveloppant la roue de charrette qui, avec ses pauvres ampoules électriques, faisait office de lustre au-dessus de nos têtes. Depuis quelques instants, sans doute sous l’effet des mets et des vins que nous avions absorbés en quantité, nous étions tombés dans un silence méditatif qui contrastait avec la gaité et la vivacité des conversations que nous avions échangées jusque-là.

Franz Bauer, Bertram Fitzwarren et moi nous étions rencontrés pour la première fois quelques heures auparavant dans les bureaux de la Compagnie Maritime des Indes Orientales dont le Princesse des Mers devait appareiller dans la nuit pour Sidney via Singapour et Macassar.

Pour des raisons et des destinations différentes, chacun d’entre nous avait retenu une cabine sur le Princesse des Mers et nous avions lié connaissance en accomplissant les formalités d’embarquement. Compte tenu de la marée, le cargo ne pourrait quitter le port avant trois ou quatre Continuer la lecture de LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (1)

Le pouvoir absolu rend fou absolument

La campagne de la Maire de Paris pour accéder à la Présidence de la République sombrant dans l’indifférence au point que c’en devient ridicule, Anne Hidalgo avait décidé de se reconcentrer  sur la Capitale. Selon leur caractère, les Parisiens étaient terrorisés ou résignés. Mais on sait que l’idéologie conduit toujours au totalitarisme et que le totalitarisme finit toujours par trouver en lui-même sa propre punition. Pour le prouver, voici un conte moral extrait de « L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes », publié ici par le passé.

Le contexte :

La scène se passe à l’Hôtel de Ville. Anne Hidalgo, Maire d’alors, vient de lire un article de presse la concernant. Cet article ne lui convenant pas entièrement, elle rumine son mécontentement devant son Chef de Cabinet, Hubert Lubherlu.

Manière de penser l’urbanisme (15)

Quand elle eut fini de lire, elle reposa l’article devant elle sur le bureau puis elle parut se concentrer quelques instants avant de relever les yeux et de s’adresser calmement à son Chef de Cabinet.

—Bon, écoutez Lubherlu. Il y a du bon et du mauvais là-dedans. D’abord, le style est déplorable : on dirait un mélange d’un Mallet-Isaac d’avant 68 et de la Gazette de Gouzon(15).  Et qu’est-ce que c’est que ce dicton faussement Continuer la lecture de Le pouvoir absolu rend fou absolument

Sacrée soirée ! (28)

28

Dans la cuisine, il n’y a plus que moi, Renée qui hoche la tête au rythme de la musique militaire, Charles qui somnole dans un coin, agrippé à une bouteille de gin, Marcelle, les lèvres pincées, raide comme un passe-lacet, et André, qui regarde Renée, accablé.

Français, Françaises, mes chers concitoyens…

Je n’y comprends rien. Je ne sais pas ce que je pense. Ce n’est pas une façon de parler : à ce moment, je n’ai aucune idée de ce qui vient de se passer : rêve ou réalité, canular de potaches ou théâtre de boulevard ? Je ne sais pas, je n’arrive pas à me décider. Après tout, c’est peut-être vrai tout ce qu’Anne vient de me raconter. Mais non, voyons, je n’aurais pas mis dix ans à m’en apercevoir ! C’était une blague, forcément. Je ne sais pas… je ne sais rien…

Mais tout d’un coup, il y a une chose que je sais, un truc qui me saute aux yeux, c’est que je déteste tous ces gens. André, le gigolo, Longchamp, le playboy de Continuer la lecture de Sacrée soirée ! (28)