LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (2)

Blackson-Booth me rejoignit et me poussa du coude d’un air goguenard.

— Dites-moi, Fitzwarren, avez-vous compris pourquoi ce Quartier Rouge se nomme ainsi ?

— C’est amusant que tu me poses cette question, Al, car à l’instant, j’hésitais entre une référence à la couleur des briques ou à celle de ces rideaux… Qu’en penses-tu ?

—Mon petit Fritz, tu seras toujours un enfant de chœur ! me dit-il d’un air accablé.

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Et il m’abandonna pour entamer une conversation par signes avec l’une des dames patronnesses. Je repris ma progression dans la rue aux côtés de Johan à qui je demandai :

— Et ces portes closes, là, celles qui sont surmontées d’une lanterne rouge, qu’est-ce que c’est ? C’est sans doute aussi à la couleur de ses lanternes que l’on doit le nom du quartier…

— On peut le dire, cher cousin, on peut le dire. Ces petits immeubles à lanternes sont en quelque sorte les maisons-mère de ces travailleuses.

Sur ce, Johan commença un long exposé assez technique sur le fonctionnement des commerces de la rue. Ce fut très vite ennuyeux. Je cessai de l’écouter et tandis qu’il continuait à discourir, je m’intéressai aux ouvrages sur lesquels travaillaient ces dames. C’était souvent des sortes d’écharpes, généralement orange, la couleur nationale. Mais je pus remarquer quelques tricots plus compliqués, comme des brassières, des chaussons ou des bonnets pour bébé. Or, il y avait un bon mois que cette bonne vieille Cookie Bolton-Glossop avait mis au monde un bébé, dont je ne savais toujours pas de quelle couleur ni de quel sexe il était. Je me dis que ce serait à la fois une bonne idée et une bonne action que de rapporter un de ces tricots à la petite chose vagissante.

J’allais demander à Johan où se trouvait le bureau de vente de l’œuvre charitable et quelles en étaient les heures d’ouverture quand, brusquement, une cavalcade se fit entendre derrière nous. C’étaient Al, Peter et Gussie qui nous dépassaient en courant. Un peu plus loin, ils se précipitèrent en se bousculant vers l’une de ces portes à lanterne et se mirent à tirer frénétiquement sur la chainette, comme s’ils exigeaient, et de toute urgence, qu’on les fasse entrer dans l’établissement. Mais, sans attendre qu’on leur ouvre, ils s’enfuirent un peu plus loin en s’esclaffant pour renouveler leur plaisanterie sous une autre lanterne.

— Ils ont dû faire ça depuis le début de la rue, dit Johan. Tu vas voir qu’ils vont finir par s’attirer des ennuis.

— Ce comportement est tout à fait infantile. Je n’aurais jamais cru Daubeny-Pritchard capable de telles gamineries !

Et Johan et moi continuâmes notre chemin en discourant sur l’inconscience de la jeunesse, tandis que nos trois plaisantins disparaissaient dans une rue perpendiculaire.

C’est à peu près à cet instant que, sortant de la porte à lanterne qui était à notre hauteur et qui avait été sollicitée par nos camarades quelques instants plus tôt, apparut un homme manifestant tous les signes d’une grande contrariété et d’un vif désir de nous en faire part. L’homme portait un maillot de corps sans manche, d’un gris assez terne, à moitié rentré dans un large pantalon de laine noire, lequel était suspendu à de trop longues bretelles rouges. Il était nu-pieds dans cette sorte de savates que l’on rencontre au Maroc, si on accepte de s’aventurer là-bas, bien sûr. Son crâne était proche de la totale calvitie, et ses joues mal rasées. Pas un gentleman, assurément.

Il traversa la rue à grands pas pour venir jusqu’à nous et nous souffler très fort dans la figure des mots que je ne compris pas. Comme il y avait toutes chances pour que ce soit du hollandais, je me retournai vers Johan pour lui demander de m’éclairer sur les desiderata du bonhomme, mais tout ce que je vis de Johan, c’était son dos qui s’éloignait de la scène à grandes enjambées. Je ne disposai donc plus d’interprète.

C’est très agaçant ces pays où les gens ne parlent pas anglais, d’autant plus qu’il me paraissait de plus en plus urgent d’établir une communication avec l’indigène. C’est alors que je me souvins du précepte de ma tante Buffy, cette vieille chouette, selon lequel, à l’étranger, pour que l’on vous comprenne, il suffit de parler fort, lentement et en articulant exagérément. Je tentai aussitôt de l’appliquer :

JE – NE – PAR – LE – PAS – VOTRE – LAN – GUE —— AB – SO – LUMENT – DÉ – SO – LÉ —— JE – SUIS – AN – GLAIS – VOYEZ – VOUS.

Mes efforts ne furent pas récompensés. En effet, l’énergumène, car c’en était un, loin de se rendre à mes arguments en se retirant avec des excuses, se mit à vociférer dans ce dialecte qui me demeurait incompréhensible dans ses détails mais dont le sens général m’apparaissait maintenant clairement grâce au ton dans lequel ils étaient proférés : l’homme voulait m’occire définitivement. Joignant le geste à la parole, il me poussa violemment en arrière de ses deux mains appliquées sur mes épaules. Sous le choc, mon canotier tomba sur le sol tandis que je faisais deux pas en arrière, écrasant du même coup le bon vieux couvre-chef que j’avais réussi à conserver pratiquement intact depuis ma première année à Eton.

Mes amis, vous ne me connaissez que de fraiche date, mais je vous prie de me croire quand je dis que je suis connu à Eton, Mayfair et Kensington pour avoir un esprit conciliant, une paisible nature et un doux caractère. Mais, comme disait mon aïeul Rupert Fitzwarren, troisième comte de Shrewsbury, quand on lui proposait de reprendre pour la troisième fois du Christmas pudding : « Trop, c’est trop ! » Lorsque je constatai la ruine de mon canotier, le sang des Fitzwarren ne fit qu’un tour dans les veines du jeune Bertram : je posai ma canne sur le sol, enlevai ma veste, la pliai et la posai à côté de la canne, puis, je me redressai et me mis en garde selon les conseils de mon professeur de boxe à Eton et les règles du Marquis de Queensbury : souple sur les jambes, le genou gauche légèrement plié, en appui sur la jambe droite, je fis face à l’adversaire, le poing gauche en avant à la hauteur de son visage et le poing droit à toucher le bout de mon nez, le menton levé, le regard vif et droit pointé sur le front de l’adversaire, et je me mis à sautiller élégamment devant lui. L’homme parut un instant décontenancé : il s’était tu pour m’observer tandis que j’effectuais mes préparatifs et gardait bêtement les bras le long du corps. Je reconnais aujourd’hui que ce ne fut pas très fair-play : je profitai de sa contemplation pour le toucher à la joue gauche d’une droite fulgurante mais dont je réalisai plus tard que j’aurais dû l’appuyer davantage. Il faut comprendre que je ne voulais pas abuser de ma supériorité technique. Après tout, ce n’était qu’un coup de semonce dont le but était d’amener mon agresseur à résipiscence.

Si le crochet qu’il venait de recevoir ne l’avait pas fait bouger d’un cil, il le fit au moins sortir de sa rêverie : la brute se mit en branle et me porta trois coups. Le premier atteignit mon nez dont un léger craquement m’inquiéta quelque peu : le profil aristocratique que j’avais hérité de la longue lignée des comtes de Shrewsbury allait-il être définitivement compromis ? Le deuxième coup mit fin à mon inquiétude, non pas qu’il m’ait rassuré sur la permanence du profil Fitzwarren, mais sitôt que je l’eus reçu sur l’oreille gauche, je ne pensai plus à autre chose qu’à la locomotive hurlante qui venait d’entrer dans mon cerveau. Quant au troisième coup, il me fit oublier tout le reste, car l’ayant reçu, j’imagine, sur le haut du crâne, je tombai au sol dans un demi-sommeil qui me permit tout juste de voir la silhouette confuse de mon vainqueur s’éloigner en grommelant des onomatopées satisfaites. Ensuite, je rampai jusqu’à mon veston qui, tel un oreiller fidèle, m’attendait plié sur le sol. J’y posai délicatement la tête et m’endormis pour de bon.

Voilà, mes chers amis, cette première fois que je voulais vous raconter. Bien sûr, des peignées entre camarades dans les couloirs de l’internat, j’en avais connu plus d’une. Je me souviens aussi d’un jour où, à l’âge de onze ans, alors que je me promenais seul dans la campagne du Shropshire avec Barrymore, mon chien Cavalier King Charles, j’avais été pris à parti par une bande de jeunes paysans de mon âge. Mais jamais encore en tant que jeune gentleman, je n’avais eu à me battre d’homme à homme contre un adversaire probablement ignare mais déterminé, et dans un quartier dont je compris plus tard la spécialité. Ce fut donc ma première fois, ma première bagarre.

Nous nous tûmes pendant quelques instants, faisant de ce silence une sorte de conclusion au récit de notre ami. Je finis par reprendre la parole pour remarquer :

— C’est donc à cette première fois, Bertram, que vous devez cette légère déviation de l’arête de votre nez ?

— C’est exact, répondit-il sobrement.

Ce fut au tour de Franz d’intervenir :

— Tout cela est bel et bon, mon cher, mais dites-moi, nous vous avons laissé inconscient sur le pavé d’une rue chaude d’un quartier mal famé d’Amsterdam, abandonné par votre cousin et vos amis collégiens. Que s’est-il passé ensuite ?

— Ensuite ? Oh, rien de bien important, répondit Fitzwarren. Je me suis réveillé dans un hôpital sous la surveillance d’une jolie infirmière, Alicia. Nous nous sommes mariés quatre mois plus tard. Nous avons un Terrier Jack Russel du nom de Snoopy, et trois enfants.

FIN

 

C’est ainsi que s’achève le récit de cette nuit d’Amsterdam qui ne clos  pas le recueil « LES TROISPREMIÈRES FOIS », puisqu’il vous reste à entendre celle de François, le narrateur, et ça c’est prévu pour commencer le 30 janvier seulement. Eh oui ! Ça va être long !

Une réflexion sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (2) »

  1. Puisque vous n’avez pas découvert l’écrivain qui a été mon modèle pour l’écriture de cette deuxième des trois premières fois, je ne peux vous laisser plus longtemps ignorer l’existence de ce romancier britannique, principalement connu pour avoir créé et fait vivre dans de nombreux romans deux personnages inséparables et récurrents : Bertram Wooster, petit baronnet, plutôt gentil, assez snob et pas mal stupide et son valet Jeeves, une tête celui-là.
    Mon héros Etonien d’Amsterdam, Bertram Willoughby Fitzwarren, est un cousin très proche de Wooster, mais il n’a pas (encore) de valet.
    Si vous avez aimé ne serait-ce qu’un peu cette Nuit d’Amsterdam, vous devez absolument lire deux ou trois des romans de P-G. Wodehouse. Les titres à choisir sont ceux qui contiennent le nom Jeeves dans le titre. Vous pouvez aussi lire ma critique aisée n°29 du 13 juillet 2014.
    Voici un lien qui devrait vous y amener.

    https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=1377

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