LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (1)

Cette Nuit d’Amsterdam fait suite à la Nuit des Roggenfelder que vous avez pu lire ici il y a quelques jours. Ces deux nouvelles, pratiquement indépendantes, font partie de la série  LES TROIS PREMIÈRES FOIS.
La troisième et dernière de ces trois premières fois, ce sera La Matinée de Sainte Firmine d’Amelia, mais ça ne sera pas avant fin janvier.

*

A mesure qu’avançait le récit de cette nuit agitée en montagne, je n’avais pas été sans remarquer que des clients de l’auberge, de plus en plus nombreux, s’étaient approchés de notre table, certains allant même jusqu’à tirer des tabourets et des fauteuils jusqu’à nous pour mieux entendre les aventures du jeune Franz et tandis qu’il racontait, tous se taisaient en fumant la pipe ou le cigare et en buvant des bocks.  Quand on en arriva au refus du conteur de révéler la réalité de ses relations avec la jeune fille, il y eut dans l’assistance un brouhaha général de déception. J’entendis même un homme lancer avec un fort accent wallon :

— Ah ben merci brâmint ! Ça valait pas de rawarder si longtemps, une fois !

L’assemblée se dispersa, et comme la nuit avait bien avancé, les badauds commencèrent à quitter l’établissement pour le brouillard du quai.

Bauer prit alors la parole.

— Messieurs, malgré votre air dépité, je pense que vous voudrez bien considérer que j’ai largement tenu ma promesse de vous raconter une première fois. Maintenant, c’est à votre tour ! Alors ? Qui s’y colle ? Vous, François ? Ou bien vous, Bertie ? J’attends…

C’est avec soulagement que j’entendis Fitzwarren déclarer :

— Eh bien, si François le permet, je vais prendre la suite et vous raconter une de mes premières fois.

A ces mots, et sans qu’on le lui demande, le patron de l’auberge vint poser devant nous  quatre chopes de bière, tira un fauteuil à lui et s’installa confortablement à notre table.

— C’est aux frais de la maison, précisa-t-il.

Puis il alluma un cigare et se tut pour laisser Bertram commencer son histoire :

— Elle m’est arrivée une nuit, à Amsterdam. La voici : 

La nuit d’Amsterdam

1

Au cours de la dernière année où j’eus le privilège de passer le temps à Eton, j’organisai un court voyage à Amsterdam avec quelques amis. Si, comme je l’avais susurré à ma richissime tante Buffy alors que je lui demandai de bien vouloir être le Mécène de notre expédition, notre but officiel était de nous imprégner de peinture flamande, je peux bien avouer aujourd’hui que ce qui nous attirait surtout dans cette ville, c’était son caractère cosmopolite, libertaire  et même canaille  que l’on nous vantait partout, en bref, tout ce qui faisait cruellement défaut à Londres, à Windsor, et encore bien davantage à Eton où nous passions le plus sombre de notre temps.

J’avais soigneusement choisi les camarades, tous Etoniens, qui devaient m’accompagner. Il y avait Thomas Emil Sandford-Beaufort, dit Tootsie, Augustus Daubeny-Pritchard, que tout le monde appelait Gussie, Peter Asbott, qui détestait être confondu avec Peter Ascott, également Etonien, mais boursier, seulement. Et, surtout, il y avait Alexander Caesar Blackson-Booth, dit Al Capone, l’homme le plus recherché par l’administration du collège, celui-là même qui, parmi tant d’autres forfaits, avait peint en rouge la statue du Duc de Wellington à l’occasion de la cérémonie de fin d’année, rassemblé un troupeau de soixante moutons dans la cour d’honneur un jour de visite du premier ministre Lloyd George et, un vingt-quatre décembre, branché l’alarme d’incendie de l’internat sur le carillon de la chapelle du collège afin, disait-il, de faire respecter l’Esprit de Noël par les Sapeurs-Pompiers de Windsor. Et puis, il y avait moi, Bertram Willoughby Fitzwarren, à l’époque Fritz pour les intimes, mais vous comprendrez que, depuis la guerre, je préfère qu’on m’appelle Bertie, peu doué pour le latin, le français et les mathématiques, mais honorable au 100 mètres-haies et tout à fait remarquable dans les concours de Yoyo.

C’est dans ma voiture que nous nous rendîmes d’Eton à Harwich où nous prîmes le bateau vers les Pays-Bas. À bord, je fus tellement malade qu’une fois arrivé à terre, je jurai de rentrer en train, dussé-je pour cela traverser la moitié de la France. Quand Tootsie me fit remarquer qu’il faudrait commencer par la Belgique et que la liaison ferroviaire terrestre entre la France et l’Angleterre n’existait pas encore, je lui rétorquai : « Eh bien, dans ce cas, j’attendrai ! »

À Rotterdam, nous retrouvâmes mon cousin Johan van der Owersloot, connu sous le nom de Johan, car les diminutifs sont peu en usage en Hollande, ce qui est étonnant quand on sait la petite taille de ce pays. Johan nous conduisit jusqu’à Amsterdam, où il nous installa dans la garçonnière de l’un de ses amis qui venait d’être envoyé par ses parents en Italie pour y réfléchir pendant au moins deux ans.

Il se trouve que la garçonnière en question était un bateau à fond plat peu commode, sorte de péniche de mer ayant transporté Dieu sait quoi et plus encore entre l’Angleterre et le Continent à l’heureux temps de la Reine Victoria et de la marine en bois. Comme il n’y avait que trois chambres, je dus partager la mienne avec Al Capone. C’était plutôt contrariant mais, comme aurait dit mon oncle Ignatus, ce vieux crouton : « À l’étranger comme à l’étranger ! », ou quelque chose d’approchant. En contrepartie de son exiguïté et de son relatif éloignement du Rijsk Museum, la péniche présentait le considérable avantage d’être au mouillage sur le Herengracht, le Canal des Seigneurs, à un jet de pierre des bars, restaurants et principaux lieux de plaisir de la Venise du Nord.

Sous la houlette de mon cousin Johan, notre première soirée fut tout d’abord consacrée aux bars du quartier et de ses environs. Nous passâmes le temps agréablement à découvrir toutes les sortes de Jenever qu’ils pouvaient détenir. En fait, cet alcool est une espèce de gin en plus rudimentaire mais peut-être encore plus stimulant pour l’esprit. Je me rappelle une discussion d’assez bonne tenue entre Johan et Tootsie, le premier assurant que c’est le Jenever qui avait donné naissance à notre gin, et le second refusant de l’admettre. Bientôt, deux partis s’étaient formés derrière les protagonistes et, avec le nombre de leurs adhérents, le ton était monté au point que le tenancier nous avait prié d’aller terminer notre colloque sur le quai, parce qu’à Amsterdam, quand on sort de quelque part, c’est toujours pour arriver sur un quai. C’est du moins le souvenir que j’en ai gardé.

Quand ce fut l’heure de nous restaurer, Johan nous conduisit dans un restaurant du port et tint à nous faire goûter au stamppot, un mélange de purée de pomme de terre, d’épinards, de saucisses et de plusieurs autres choses que je ne pus identifier. Je trouvais le stamppot assez écœurant, mais arrosé de suffisamment de bière, ça pouvait aller.

Johan nous annonça alors que si nous voulions assister au lever du soleil sur le petit port de Marken, il serait bientôt temps de rejoindre sa voiture. « Marken, nous dit-il, c’est un charmant petit port de pêche, sur une île, à une douzaine de miles d’ici. Célèbre pour ses maisons peintes, ses costumes traditionnels et son lever de soleil, Marken est incontournable ! » Mais au mot « île« , j’associai aussitôt le mot « bateau » et au mot « bateau » les mots « mal de mer« . Je refusai  illico d’embarquer pour une nouvelle aventure maritime.

— Mais cette île est sur un lac, objecta Johan ! Et toute proche de la côte !

Comme je restai coi, Gussie, qui ne tenait pas plus que moi admirer au petit matin des baraques en bois peint au bord de l’eau, vint à mon secours en déclamant avec une emphase dont je lui suis encore reconnaissant :

— Proche de la côte ? Sur un lac ? Deux raisons pour ne pas y aller ! Car nous autres, Anglais, choisirons toujours le grand large !

Le stamppot persistant à rappeler sa présence et la brume éthylique commençant à estomper les contours de notre environnement, j’émis l’idée d’une petite marche digestive, suggestion qui fut accueillie avec d’autant plus d’enthousiasme que le grand large était momentanément hors d’atteinte.

C’est dans le sillage de notre guide indigène que notre petite escadre entrepris de tirer un bord vers un quartier dont Johan m’indiqua le nom :  Les Remparts, soit, en dialecte amsterdamer : De Wallen.

— On dit aussi le Quartier Rouge, ajouta Johan.

— À cause de la couleur de ses immeubles en briques, naturellement, crus-je malin de préciser.

— Naturellement, confirma Johan.

Je ne tardai pas à remarquer une chose étrange : la rue que nous parcourions était déserte et peu attrayante, mais chaque immeuble qui la bordait possédait une vitrine comme si elle avait été l’artère la plus commerçante d’Amsterdam. Chose plus étrange encore, dans la plupart des vitrines, assise dans un fauteuil ou à demi allongée sur un canapé, une femme, peu habillée mais de couleurs vives, était occupée à coudre, à tricoter ou à repasser. On aurait dit des dames en tenue d’intérieur travaillant pour la prochaine kermesse de la paroisse de Maidenhead. D’autres, moins nombreuses, lisaient, buvaient du thé ou arrangeaient leurs cheveux, le tout dans une douce lumière aux couleurs chaudes. Quant aux vitrines inoccupées, elles étaient occultées par un rideau, presque toujours de couleur rouge sombre.

Blackson-Booth me rejoignit et me poussa du coude d’un air goguenard.

— Dites-moi, Fitzwarren, avez-vous compris pourquoi ce Quartier Rouge se nomme ainsi ?

— C’est amusant que tu me poses cette question, Al, car à l’instant, j’hésitais entre une référence à la couleur des briques ou à celle de ces rideaux… Qu’en penses-tu ?

—Mon petit Fritz, tu seras toujours un enfant de chœur ! me dit-il d’un air accablé.

LA SUITE APRES-DEMAIN

 

Une réflexion sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit d’Amsterdam (1) »

  1. Si, pour « La nuit des Roggenfelder« , certains ont cru reconnaitre un petit bout du style de Thomas Mann ou, préférablement, de Joseph Conrad, quelqu’un trouvera-t-il pour ‘ »La Nuit d’Amsterdam » l’écrivain qui m’a nettement inspiré (pour le style seulement, car l’histoire est entièrement originale, bien sûr)

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