Je m’appelle Teddy Singer

Monument Valley      Je m’appelle Teddy Singer. C’est le nom qui figure sur mon bulletin de salaire du Comté de Coconino, où ça fait un bout de temps que je suis Shérif adjoint. Tous les deux ans, vers le milieu du mois d’août, je quitte le poste de Flagstaff pour venir passer deux ou trois jours dans un village Hopi, en plein milieu des Mesa, pour assister à la Danse de la Flûte. Mais croyez-moi, ce n’est pas par goût du pittoresque. Je la trouve plutôt ennuyeuse et même carrément ridicule, cette danse rituelle. Pensez-donc ! Une dizaine d’hommes déguisés et autant d’enfants qui tournent en rond pendant des heures en psalmodiant et en traînant des pieds dans la poussière tout en agaçant des serpents du désert abrutis par la fumée des petits feux allumés sur la place. Et tout ça pour faire venir la pluie ! Bande de sauvages ! Non, si je suis là, c’est à cause de mon patron, Bill Foster, le shérif. L’autre jour, en rentrant de tournée, il m’a dit :

— Dis-moi, Ted, pourquoi que t’irais pas un peu voir si les frères font pas trop de bêtises pour leur danse des serpents ? On vient de me dire que cette année, elle aurait lieu à Shungopavi, mercredi ou jeudi prochain. Ça se pourrait bien qu’il y ait deux ou trois touristes cette année, on ne sait jamais. Je voudrais pas qu’il y ait d’histoires. Et puis tu pourras toujours dire bonjour à ta famille.

C’est pas qu’il soit raciste ni même méchant, Bill. Il est juste un peu moqueur. Il aime bien me faire bisquer de temps en temps en me rappelant que je viens de là-bas. Parce que Teddy Singer, c’est pas vraiment mon nom. Mon vrai nom c’est Tadi, et mon nom de famille, enfin celui de ma mère, c’est Sinquah. Je suis né à Shungopavi il y a vingt neuf ans. Je suis Hopi.

Je suis Hopi, mais je n’aime pas ça. Alors, j’ai tout fait pour ne pas le rester : j’ai quitté le village à treize ans, je suis arrivé à pied chez un vague cousin laveur de voitures à Flagstaff, je suis allé à l’école, j’ai fait tout un tas de petits boulots, j’ai changé mon nom, j’ai suivi la formation pour entrer dans la police du comté, j’ai réussi le concours, on m’a donné un badge, une arme, un uniforme et une voiture.

Et me voilà dans ma voiture, avec mon arme, mon badge et mon uniforme, en train de soulever la poussière rouge de la piste. Je retourne à Shungopavi. Dans une trentaine de miles, j’y serai. Encore une petite heure, et j’arriverai dans le village, au milieu des préparatifs de la fête. Et bien sûr, avant même que j’aie ouvert la portière, tout s’arrêtera dans le village. Et tous resteront immobiles, à regarder la poussière qu’aura soulevée ma Chevrolet retomber dans le silence. Jusqu’à ce que le vieux Dale Humetwa sorte de sa maison, s’approche de moi et qu’il pose sa main gauche sur mon épaule droite avant de retourner dans sa maison, sans avoir dit un mot. Cela voudra dire que j’aurais été reconnu par le chef et admis dans son village, mais sans plus, car le vieil imbécile n’a jamais apprécié les uniformes.

Alors, libérés, les autres se mettront à rire et ils viendront m’accueillir, me saluer, me congratuler, toucher mon revolver, caresser ma voiture. Ils sont pas bien malins, mes congénères, mais ils sont plutôt gentils.

Après ça, les femmes retourneront à leurs préparatifs et j’accompagnerai les hommes qui partiront dans le désert à la recherche des serpents. Le soir, on rangera tous les serpents qu’on aura trouvés sous des vasques en terre cuite, on posera dessus des grosses pierres, et on se réunira pour la palabre autour d’un grand feu. Et là, les vieux raconteront leurs histoires, tout comme s’ils les avaient vraiment vécues : les cinq créations du monde, le temps heureux de l’Homme où les pluies étaient fréquentes, les récoltes abondantes et le bétail prolifique, et puis l’arrivée des conquistadors espagnols, leur obsession de l’or, la bataille où la nation Hopi avait été presque anéantie par la traîtrise de l’un de leurs chefs, les années de soumission, puis la révolte qui chasse les espagnols, et puis la paix, et puis l’arrivée sur leur terres de nouveaux ennemis venus du Nord, les terribles Navajos, voleurs de bétail et casseurs de têtes, la guerre à nouveau, à nouveau les batailles, à nouveau les morts, et puis les Blancs qui arrivent, de plus en plus nombreux, les Hopis qui les accueillent, les Navajos qui les combattent, la guerre encore, et puis la lourde défaite des Navajos, l’ordre blanc, la création de la réserve Navajo tout autour des terres Hopis…

Pendant qu’ils diront ces histoires mille fois racontées, de temps en temps, des femmes apporteront de l’eau et des gâteaux de maïs, puis elles repartiront dans la nuit. Parfois, un homme s’éloignera dans l’ombre un moment pour revenir avec une bouteille de bière. Et puis un jeune osera poser une question. Sa naïveté fera rire autour du feu ; ou son impudence sera punie d’un silence méprisant.

Avec la nuit, le temps avancera, et l’on parlera bientôt de la guerre, de la mort légendaire de Owasi dans l’île de Iwo Jima, quelque part, loin. On parlera de l’eau que l’état veut faire venir jusqu’au village et dont le chef Humetwa ne veut pas par peur d’avoir à la payer, du Président Kennedy qui prononcera bientôt un grand discours sur les Indiens à Phoenix avant de repartir pour Dallas, des nouvelles méthodes pour que le maïs pousse mieux, des vaccinations obligatoires, pour le bétail comme pour les enfants, de Tokela qui avait vendu des poupées sacrées Kachina à des touristes…

Et puis, vers l’aurore, forcément, ils en arriveront à parler de moi, de ma réussite, mais à quel prix, de ma santé, forcément mauvaise quand on vit loin des montagnes, de mon sommeil, forcément agité au milieu des bruits de la ville, de ma voiture, forcément trop neuve pour être solide, de mon arme, forcément trop petite pour la chasse… Et puis, inévitablement, l’un d’entre eux se mettra à raconter ma naissance, combien il avait fait chaud toute cette journée, comment, au crépuscule, quand le travail avait commencé, mon père avait averti les femmes et était parti loin du village car, bien-sûr, un homme ne doit pas voir naître son fils, comment les femmes avaient porté ma mère Sinquah à l’extérieur sur un tapis tellement la chaleur était intenable, comment elle avait supporté les douleurs, sans un mot, comme il se doit, dans la chaleur étouffante de la nuit, et comment, vers l’aurore, d’un seul coup, le vent s’était levé, un vent frais, venu du haut de la montagne, et comment à partir de ce moment, en quelques instants, j’étais venu au monde en même temps que le soleil et comment tout le village avait alors décidé de mon nom : Tadi, le vent.

Tadi Sinquah, c’est mon nom.

NDE : Vous aviez sans doute oublié que ce texte inoubliable avait été publié ici-même en septembre 2015.

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2 réflexions sur « Je m’appelle Teddy Singer »

  1. J’ajouterais au profit de Lorenzo que se souvenir, on ne sait pas tout de suite à quoi ça sert. Ce peut être la particule manquante.
    On ne sait jamais à quoi sert de faire l’intéressant que ce soit scientifique ou pas. Mais éveiller sa réflexion par des souvenirs, qu’ils soient littéraires ou réels apportent un enrichissement au rapprochement humain.
    La confusion qui ressort de la grande quantité d’informations que nous retrouvons sur le net ne s’éclairci pas par l’instrumentalisation de données qui ne se concerne ni de l’un ni de l’autre et étrangement je trouve dans ce récit le révélateur de ce qui ne concerne que Tadi et ce que le vent envoie virevolté et ne pas soutenir de liens d’une vie nous appartenant mais de relation éphémère n’étant que dissipé par le temps qui se trouve parfois devancé par trop de volontés discordantes.
    Que toutes les explications soient possibles, c’est seulement en étant conscient de tout qu’il soit ainsi révélateur.

  2. Je me souviens de tout, du narratif, des hopis, des serpents, de Bill, et tutti quanti!

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