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(…) Il se mit à gémir, à se frapper le front, à tourner sur lui-même. Il pleurait, criait vers le ciel, insultait la nuit, implorait la lune, maudissait sa jambe. Étourdi par ses pirouettes, essoufflé par ses cris, il finit par se laisser tomber au sol, où il resta prostré, assis sur ses talons, le front posé sur ses genoux. Les nuages revinrent en nombre et l’obscurité et la pluie avec eux.
Tout à coup, Noël se rappela l’église. Il redressa la tête, cherchant autour de lui. Il ne pouvait pas en apercevoir le mur, mais il savait qu’elle était tout près. Il pourrait certainement y trouver un abri pour la nuit. Le meilleur endroit serait la sacristie. Il y trouverait des cierges et de quoi les allumer. Au sec, avec de la lumière et le bon Dieu, la Sainte Vierge et Saint Martin pour le protéger des démons, il pourrait attendre en sécurité que le jour revienne. Il se releva, choisit une direction au hasard et commença à avancer, les mains tendues devant lui. Ses pirouettes lui avaient fait perdre le sens de l’orientation, mais il eut de la chance car ses paumes rencontrèrent tout de suite les pierres rugueuses du mur. Il lui suffisait maintenant de le longer à tâtons pour parvenir inévitablement à la grille qui ouvrait sur l’allée de graviers menant à la porte de l’église. Lorsque ses mains rencontrèrent le froid humide du métal, il commença à palper la grille pour en trouver la serrure, mais il comprit qu’elle était ouverte, ses deux vantaux tournés vers l’intérieur. Il pénétra dans le cimetière. Tâtant prudemment le sol de son bon pied, il trouva les graviers de l’allée qui le mènerait jusqu’à la porte de l’église. Plus qu’une douzaine de pas à parcourir dans le noir et il serait enfin à l’abri et en sécurité. Il atteignit enfin la grande porte et commença à la parcourir du plat de la main à la recherche de sa poignée. Le bois de la porte ruisselait d’eau de pluie, les gros clous de renfort qui le traversaient griffaient ses mains fébriles, mais il finit par en trouver le bec de cane. Bloqué ! La porte était fermée, fermée à clé, verrouillée, cadenassée ! Fou de désespoir, accroché d’une main au loquet, de l’autre, Noël se mit à frapper les battants en criant des suppliques et des injures mêlées de prières au Bon Dieu et à tous les Saints du Paradis. Il ne s’arrêtait que pour coller son oreille au bois ruisselant, espérant sans y croire entendre un curé, un sacristain, un fidèle, un être humain répondre à ses coups : « Voilà, voilà ! Qui est là ? Ah, c’est toi, Noël de la Prétentaine. Attends, je vais t’ouvrir ! » Mais rien. Il n’entendait rien, que le bruit du vent qui soufflait dans les ifs, de la pluie qui tombait sur le toit d’ardoise et du sang qui battait dans ses oreilles. Il se laissa glisser au sol, le dos contre la porte, le visage tourné vers le ciel, inondé de larmes et de pluie. Il était là, tremblant, résigné, certain de mourir, emporté aux enfers par une créature immonde qui sortirait bientôt de l’un des tombeaux qui l’entouraient.
Les minutes passèrent et la pluie cessa. Une fois de plus, le vent avait dégagé le ciel. La lumière blafarde redonna un peu de conscience à Noël. Il se mit à réfléchir. L’église était fermée. Personne n’y habitait car le curé de Saint-Martin avait gardé l’usage de l’ancien presbytère au centre du bourg. Rester là, dehors, dans le cimetière était impensable, bien plus dangereux la nuit que n’importe quelle forêt profonde ou que n’importe quel plateau venteux et désolé, chacun sait cela. Il fallait profiter de cette clarté nouvelle pour descendre en ville et demander l’hospitalité à la première maison venue… mais c’était impossible : la route était inondée… mais il ne fallait pas rester là, c’était trop dangereux… mais la route de Saint-Martin était coupée… mais… Ses pensées qui tournaient en rond allaient de nouveau le conduire au désespoir quand il se souvint du raccourci qui permettait d’accéder directement du centre de St-Martin jusqu’à sa nouvelle église. Il l’avait pris une fois quand il était enfant pour venir assister au mariage de la fille du docteur Bonenfant. C’était un chemin si escarpé que par endroits on avait dû y creuser des marches. En bas, il prenait naissance derrière la Mairie et, tout en haut, il aboutissait à une petite porte ménagée dans le mur d’enceinte du cimetière. « C’est par là qu’il faut descendre, se disait Noël. Il faut que je trouve la petite porte. Sainte Vierge et Saint Martin, faites que je trouve la petite porte. » Le vent redoubla et un grand froid descendit sur lui. Sa mauvaise jambe était toute ankylosée et sa cheville le faisait souffrir. Noël se releva avec peine en s’appuyant sur le bois de la porte encore luisant de pluie. Tout en laissant sa main droite frôler les pierres, il commença à longer l’église. Il écarquillait les yeux, espérant repérer la porte qui lui permettrait de rejoindre le chemin vers le centre du bourg, mais l’enchevêtrement des monuments funéraires et des croix l’empêchait d’apercevoir la moindre partie du mur. Il en était trop loin. Pour s’en rapprocher, il lui faudrait quitter la protection que lui offrait la proximité de la maison de Dieu. Il faisait de plus en plus froid. Brusquement décidé, il repoussa de la main le mur de l’église et se dirigea vers une allée entre les tombes. Il lui suffirait de la parcourir jusqu’au bout. Là, il ne pourrait pas manquer de rencontrer le mur d’enceinte qu’il lui serait facile de suivre jusqu’à atteindre la petite porte. Il entra dans l’allée. C’est quand il eut parcouru une dizaine de pas entre les premières stèles qu’il crut voir quelque chose bouger sur sa gauche.
Chapitre 4
Ce n’est qu’une impression fugitive saisie du coin de l’œil, aussitôt mise en doute, déjà presque oubliée, à peine la sensation vague du mouvement imprécis d’une ombre molle dans le monde minéral des sépultures, mais elle lui a fait dresser les cheveux sur la nuque. Il s’arrête net, pétrifié, regardant de tous ses yeux dans la direction de l’ombre, mais il ne voit rien d’autre que les pierres tombales qui luisent sous la lune et les ombres portées des croix qui les surplombent. Son cœur lui bat dans les oreilles. Brusquement la lune disparait et le vent faiblit. Plongé à nouveau dans l’obscurité, Noël se met à gémir. Il n’ose plus bouger. Un sourd grondement se fait entendre. Ce qui reste de raison à Noël ne lui permet pas de comprendre que c’est le tonnerre. Quelque part derrière lui, un souffle, une respiration puissante ; il n’ose pas se retourner ; maintenant, c’est un frottement, puis le bruit d’un pas lourd sur les graviers ; il n’y tient plus, il se jette en avant. À la deuxième enjambée, son bon pied butte contre un obstacle. Il s’affale, les bras tendus devant lui. Tandis que sa main gauche vient râper la pierre humide, la droite s’écorche sur une fleur en fer forgé et son genou heurte violemment le Christ de la croix de marbre qui est allongée sur le tombeau. Sa main saigne, sa jambe le fait souffrir, il a froid, il tremble, il est terrifié. Sans même reprendre sa respiration, poussé par la panique, il tente de se relever pour fuir la créature qui souffle derrière lui, mais c’est pour retomber aussitôt de tout son long sur le sol de l’allée centrale. Épuisé, résigné, il enfouit sa tête dans ses bras, la joue collée contre les graviers et reste étendu sur le ventre ; il attend le démon qui l’emportera bientôt aux enfers. Il ne tremble même plus, il respire à peine ; il prie Dieu, Jésus, Marie, Joseph et Saint Martin ; il regrette d’avoir écouté le docteur Cottard, il regrette d’être allé à la ville sans rien dire aux Patrons, il demande pardon pour avoir voulu corriger son infirmité, ce pied-bot que le Bon Dieu lui avait donné ; il regrette d’avoir volé un couteau dans la cuisine de la Prétentaine, d’avoir donné un coup de pied au chat de la Patronne, il regrette… il ne le fera plus, plus jamais…
Les minutes passent, le silence règne autour de lui. Petit à petit, sa respiration redevient régulière et le sang bat moins fort dans ses oreilles. Il réussit à ouvrir un œil sur l’obscurité. Une brève lueur diffuse dans les nuages lui permet de voir l’étoffe de sa veste dans laquelle il a enfoui son visage. La lueur disparait, mais aussitôt après un grondement lointain lui fait comprendre enfin que c’est le tonnerre : un orage approche. Noël n’aime pas l’orage, l’orage qui couche les blés, qui affole les bêtes et qui parfois foudroie une vache, un cheval ou quelques moutons. Mais l’orage, pour lui, ce n’est qu’un mauvais moment que l’on passe à compter les secondes qui séparent l’éclair du tonnerre et à prier que la foudre veuille bien épargner la Prétentaine. Mais, dans l’orage, il n’y a rien de satanique ni même de surnaturel. Il faut juste se mettre à l’abri et attendre qu’il passe. Nouvelle lueur, nouveau grondement. Noël se sent un peu mieux : en relevant la tête, à la faveur du dernier éclair, là, sur sa gauche, il a pu apercevoir un bref instant les pierres du mur d’enceinte. Il se relève lentement, gardant la direction du mur en tête, attendant le prochain éclair. Quand le cimetière s’éclaire à nouveau, il a juste le temps de contourner la pierre tombale qui l’avait fait trébucher et de s’engager d’un seul pas dans l’alignement qui le mènera jusqu’au mur. A nouveau dans le noir, il s’immobilise, prêt à repartir vers son but à la prochaine lueur. Il attend, il attend. Il entend des grondements lointains, mais aucun éclair ne les accompagne. L’orage s’est éloigné. Soudain, une violente bourrasque se lève, faisant claquer les basques de son manteau. Elle est suivie presque aussitôt d’une averse brutale. D’énormes gouttes glacées viennent frapper son dos, ses épaules, son chapeau. Il attend, il attend toujours, espérant l’éclair. Et le voilà, l’éclair ; une très forte clarté dont on ne sait ni d’où elle vient ni où elle va, et puis, un battement de cœur plus tard, un craquement sec, formidable, et puis de longs roulements qui vont en s’affaiblissant. Cette fois-ci, Noël en est certain, il a vu le mur, tout blanc, à moins de trente pas. Vite, il avance, Noël ; deux enjambées, trois, quatre ; mais à nouveau il fait noir. Il s’arrête, plein d’espoir. Encore trois ou quatre coups de tonnerre et il atteindra le mur. Un nouvel éclair, encore plus formidable, celui-ci. Il est tombé tout droit du ciel, sur sa gauche ; instinctivement, Noël a tourné la tête et là, dans la lumière qui vibrait encore dans l’air, il a vu le monstre, le grand démon, Satan : à six pas de lui, entre deux monuments funéraires, une tête énorme, triangulaire, toute blanche, ruisselante de pluie, surmontée de multiples cornes, une tête qui lui fait face avec, sur les côtés, deux yeux jaunes qui le fixent intensément ; le temps que l’éclair s’éteigne, la tête se renverse en arrière, les yeux disparaissent et une gueule noire s’ouvre tandis qu’en sort un énorme cri rauque qui se noie dans le roulement du tonnerre. C’est le Diable qui rit.
Chapitre 5
L’épouvante a envahi l’esprit de Noël. Il est pétrifié par la terreur. Alors que le hurlement de la Bête a repris, sa silhouette massive grossit en contre-jour dans la vague lueur d’un nouvel éclair lointain. Noël comprend que le monstre est en train de foncer sur lui. Il se retourne et se met à courir pour échapper à cette horreur bondissante. Dans le noir absolu, il ne réfléchit pas, il court, il trébuche, il se redresse, il se heurte à une grande croix de pierre, il se blesse au fer forgé qui entoure un monument funéraire, il court. Il entend derrière lui le souffle immonde qui se rapproche à chaque foulée. Il se met à hurler de terreur et son hurlement se confond avec le rire du démon qui le poursuit. Alors, dans la lumière d’un dernier éclair, il aperçoit la porte, la petite porte qui lui permettra de sortir de cet enfer, de dévaler vers la ville, de sauver son âme. Une seule pierre tombale l’en sépare. Il faut qu’il la saute. Instinctivement, il prend appui sur sa bonne jambe et s’élance. Il s’élève, le visage fouetté par le vent. Son manteau bat sur ses flancs, son chapeau s’envole tandis qu’il redescend vers le sol, crispé dans l’attente du choc douloureux de son pied-bot sur l’allée. Mais sa chute lui semble durer une éternité et c’est sur ses deux genoux et ses deux coudes qu’il finit par tomber dans quelques pieds d’eau. En un éclair, il pense qu’il ne s’est pas blessé, qu’il va pouvoir se relever, reprendre sa course, atteindre cette porte et fuir vers les hommes, loin des monstres de la nuit. Il est presque debout quand une masse énorme frappe sa nuque, ses épaules et ses reins. Il est projeté dans la boue, à plat sur le ventre. La Bête hurle. Noël lutte et se débat pour garder la tête hors de l’eau, pour se débarrasser de ce poids qui le presse contre le sol. Mais au-dessus de lui, le Diable se déchaine, le piétine de ses sabots acérés. Déjà sa cuisse est ouverte, puis son épaule brisée, puis son dos transpercé. Noël, fou de douleur et de terreur, veut crier, mais il ne peut plus que cracher du sang. Sa souffrance est atroce. Elle cesse lorsqu’un sabot vient lui briser la nuque.
L’orage s’est éloigné. La cloche de l’église égrène quelques coups. La neige commence à tomber. Il n’est que huit heures du soir.
Le lendemain, le jour à peine levé, quand Abel Armengeat est monté au cimetière pour achever la fosse qui, le jour même, devait recevoir le cercueil d’Adélaïde Bignon, il a vu la ramure d’un grand cerf immobile qui dépassait du sol et les volutes de vapeurs qui montaient du grand trou entouré de neige dans le froid soleil du matin. Il n’a pas osé s’approcher davantage du dangereux animal et il est redescendu chez le Maire pour l’informer de sa découverte. « C’en est une drôle d’affaire, Monsieur le Maire, il y a un cerf qu’est dans la fosse à la mère Bignon », lui a-t-il dit. « Il doit bien être gros comme un cheval. C’est la crue de la Petite Sandre qui a dû le pousser par là. Et puis, dans le noir, il sera tombé dans mon trou ! Il faut faire quelque chose, Monsieur le Maire, parce que moi, ce soir, il faut que j’y mette la Bignon ! »
Le Maire a pris son fusil en bandoulière et quelques cartouches dans sa poche, il a rassemblé quatre hommes robustes qu’il a fait s’équiper de cordes et, tous les six, en file indienne, Abel Armengeat en tête, ils ont pris le raccourci du cimetière. L’animal était toujours là. Il paraissait épuisé, sans doute par les vains efforts qu’il avait déployés pour sortir de sa prison. A la vue des hommes qui le surplombaient, le cerf s’est agité frénétiquement, bramant et griffant les parois de la fosse de ses sabots pour tenter encore une fois d’en sortir. Le Maire a approché le canon de son fusil de l’œil furieux de l’animal et lui a tiré une cartouche de chevrotines en pleine tête. La bête s’est effondrée d’une seule masse.
Quand, un peu plus tard, deux des hommes descendirent dans la fosse et qu’ils se mirent à patauger dans l’eau boueuse jusqu’aux genoux autour du grand animal inerte pour passer des cordes sous son cadavre, ils sentirent quelque chose qui roulait sous leurs pieds et qui les entravait. Tout à leur effort, ils n’y prêtèrent pas trop d’attention. Des racines peut-être, des branchages entrainés par le cerf. Mais quand, dégagé par un certain mouvement, un pied nu et difforme se mit à surnager à côté du mufle de l’animal, ils furent saisis de frayeur. Ils remontèrent précipitamment de la fosse et refusèrent obstinément d’y redescendre.
Ce n’est que trois heures plus tard, lorsqu’on eut enfin sorti la bête de la fosse et qu’on y eut installé une échelle, que le Docteur Cottard, dont c’était le jour de visite à Saint-Martin, put remonter le corps brisé de Noël Couvresac.
FIN
Belle écriture, émouvante et attachante.
Un régal littéraire.
Merci Philippe.
Ugolin n’a pas non plus un sort très enviable, mais pour le style, le décor et le siècle, je visais plutôt Maupassant que Giono ou Pagnol, mais ces deux-là, ça me va quand même.
Pagnol ou Giono auraient peut-être trouvé une fin plus douce, surtout pour un conte de Noël, mais quel style, quel luxe d’impressions savamment suscitées ! J’avais déjà apprécié ce texte il y a deux ans et je le retrouve avec plaisir; un plaisir un peu sinistre, mais on ne peut pas rigoler tous les jours avec Hidalgo !
Je l’avais dit : la campagne, c’est mortel, surtout la nuit et quand il pleut, c’est à dire grosso modo la moitié du temps.
Lue Gare de Lyon , en partance pour le Sud, je me dis que d’aller affronter deux bambins de 5 et 2 ans , ne doit pas être pire que le destin de ce malheureux Noël !
Mis où vas tu chercher tout ça ? C’est l’exil à CDeF qui t’inspire?