LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (4)

(…) et tout en la regardant intensément dans les yeux, de ma main restée libre, je lui pris un sein et le serrai. Je fus surpris par sa douceur. Tandis qu’une tendre tiédeur gagnait la paume de ma main, je pensais que j’étais perdu : elle allait me gifler, ou crier, ou s’échapper pour courir jusqu’au refuge et me dénoncer à mes camarades horrifiés, je serais chassé sur le champ du refuge et de Sankt-Johann et je rentrerais chez mes parents couvert de honte…

— Non, Franz, dit Tavia en écartant doucement ma main de sa poitrine.

J’étais sauvé ! Elle n’allait pas me dénoncer… Et puis elle ajouta :

— Pas maintenant…

4

Pas maintenant ? Qu’est-ce que ça voulait dire pas maintenant ?

Pas maintenant, pas cette nuit, pas ici au milieu de tous nos camarades ? Pas maintenant, mais un autre jour, mais demain peut-être ?

Ou encore, pas maintenant, nous sommes, tu es, bien trop jeune ?

Ou alors, pas maintenant, mais tout à l’heure, tout à l’heure, quand nous rentrerons au refuge et que nous allongerons côte à côte dans le dortoir ?

Je ne savais que penser. Pour cacher mon égarement, je fis semblant d’être fâché. Je lui lâchai la main, lui tournai le dos et regardai loin devant moi. Du dos de ses doigts, elle frôla ma nuque. Je frissonnai. Et maintenant, que fallait-il faire ? Les idées se bousculaient dans ma tête. Un instant, je rêvais même de la renverser sur l’herbe, de l’embrasser passionnément, de la caresser follement…

Un grondement lointain vint interrompre mon rêve. L’air était immobile, la lune et les étoiles avaient disparu. Devant nous, l’obscurité était totale. Tavia me dit, tendue :

— Le tonnerre… Il faut rentrer… vite… j’ai peur de l’orage…

Derrière nous, à une centaine de mètres, on n’apercevait que le rectangle de la porte du refuge, faiblement éclairé. 
Un nouveau roulement de tonnerre se fit entendre, plus prolongé mais peut-être plus lointain. Sans attendre qu’il s’éteigne, Tavia saisit ma main et commença à me tirer vers la lumière. Je la suivis. Autour du feu de camp qui achevait de mourir, il n’y avait plus personne, et dans la salle du bas du refuge, pas davantage. Mais quelqu’un avait laissé deux ou trois chandelles allumées plantées dans une assiette.

Un nouveau coup de tonnerre, plus proche cette fois-ci, fit s’arrêter Tavia, figée sous la trappe qui menait au dortoir. Sitôt que le grondement cessa, elle se précipita sur l’échelle de meunier en me tirant derrière elle.

Le silence et l’obscurité régnaient dans le dortoir. Je me demandai où était tout le monde. Tavia m’entrainait toujours dans son sillage vers le fond de la salle où devaient se trouver nos paillasses mais, après trois ou quatre pas, je trébuchai sur une paire de jambes. Tandis que jaillissaient des protestations et des rires des quatre coins du dortoir, je m’affalais en travers d’une paillasse. Elle était occupée.

— Bonsoir, Franz, et surtout, bonne nuit ! dit la voix d’Anton.

Et puis aussitôt, d’un autre coin de la pièce, une voix anonyme et joyeuse s’éleva :

— Et à toi aussi, Tavia ! Bonne nuit !

Au milieu des rires que l’apostrophe avait déclenchés, maintenant que toute la bande était au courant de notre retour d’escapade, je ne gardais plus beaucoup d’espoir de pouvoir m’allonger à côté de Tavia. Pourtant, dans le noir, je sentis sa main qui m’aidait à me relever et me guidait fermement vers nos couchettes voisines. Quand je la sentis s’étendre sur sa paillasse, je repris un peu confiance et, me mettant à genoux sur le bord du matelas, je me penchais vers elle…

C’est alors qu’une violente lueur blanchâtre éclaira le dortoir. Tout m’apparut d’un coup : le visage de Tavia, et à coté, le profil de sa voisine qui fixait le plafond de ses yeux écarquillés, et au-delà, les silhouettes enlacées de Lisa et d’Erich. Il y avait aussi celle d’un garçon debout, nu, figé dans sa traversée de l’allée centrale vers une autre paillasse. Je vis également deux ou trois corps allongés, appuyés sur leurs coudes, leurs visages tournés vers moi. Au bout d’un temps interminable, moins de deux secondes sans doute, l’obscurité revint en même temps qu’un énorme et bref craquement venait déchirer mes oreilles. Je sursautai au point de retomber assis sur ma propre couchette. Tandis qu’abasourdi, je me relevais, des cris jaillissaient d’ici ou là, des cris de surprise, des cris de joie et des cris de terreur.

À partir de ce moment, il ne fut plus question pour moi de tenter d’embrasser Tavia ni même de m’allonger chastement à côté d’elle. Elle s’était entièrement dissimulée sous sa couverture, et quand j’essayai de là toucher, je la sentis tendue comme un arc. Je me résignai enfin et m’allongeai de l’autre côté de la ruelle pour attendre le prochain coup du ciel.

Beaucoup plus tard, quand le ciel se fut enfin calmé, on m’expliqua que ce phénomène était fréquent de ce côté du Tegerberg : les nuages chargés d’électricité qui venaient d’Italie étaient poussés par le vent jusque contre le flanc du Gornergrat qu’ils ne pouvaient franchir à cause de son altitude. Et ils restaient là, bloqués, à s’acharner sur le plateau des Roggenfelder jusqu’à épuisement de leur charge électrostatique.

C’était la première fois que je vivais un orage en montagne. Jusque-là, je n’avais connu que quelques éclairs au-dessus des toits de notre quartier en ville ou quelques bourrasques orageuses sur notre maison de l’Hauptgraben. Plus tard, je connus aussi quelques gros orages en mer, mais rien de comparable à ce que je vécus cette nuit-là. Si un orage à la ville, ou même à la campagne, peut effrayer quelques enfants, la plupart du temps, il prévient : il commence par gronder au loin avant de se rapprocher lentement, précédé par le vent et suivi par la pluie. En mer, quand un orage est effrayant, c’est surtout par la tempête qui parfois l’accompagne, par les vagues qu’il soulève. Mais j’ai rarement vu quelque chose de plus impressionnant qu’un orage en montagne. À la montagne, l’éclair ne prévient pas, il vous aveugle, il vous claque directement dans les oreilles, il vous déchire les tympans, il vous fait vibrer les côtes et le sternum, il vous coupe le souffle, il vous ramène à votre petite dimension… À la montagne, son effet tonitruant est multiplié par l’écho que vous renvoient violemment les aplombs rocheux. Rien qu’avec sa lumière, l’éclair vous casse les vitres, avec sa pointe il fend les rochers et avec son souffle, il met le feu aux arbres. Un orage en montagne, c’est terrible !

Cette nuit-là, il se déchaîna au-dessus de nos têtes pendant d’interminables heures. Les éclairs se succédaient, plus lumineux, plus longs les uns que les autres. Les coups de tonnerre les suivaient de si près que leur vacarme était presque continu. Parfois, les éléments semblaient se calmer un peu et entre deux terribles craquements, on entendait le bruit de la pluie qui tombait sur le toit. C’était comme des graviers qui frappaient les lauzes. Ensuite, l’orage reprenait de la vigueur, et le gigantesque carnaval recommençait.

Mais tout finit par se calmer, les éclairs disparurent, le tonnerre s’éloigna et peu après la pluie cessa. Une faible lueur grise apparut à l’une des fenêtres : c’était l’aurore, c’était fini. Je m’endormis…

Et voilà, mes chers amis, je vous ai raconté mon premier orage en montagne, sans doute le plus beau que j’ai jamais vécu. »

Ayant dit ces mots, Bauer se renversa dans son fauteuil, souffla la fumée de son cigare vers le lustre et resta silencieux, à regarder les volutes bleues rejoindre paresseusement le brouillard qui baignait le haut de la salle.

L’Anglais et moi nous regardâmes, chacun levant un sourcil interrogatif.

— Quoi ! C’est tout ? demanda Fitzwarren d’un ton incrédule.

— Eh bien oui, c’est tout, répondit Bauer avec l’innocence de l’agneau. Comme promis, je vous ai raconté une première fois, la première fois que j’ai vécu un orage en montagne.

— Vous êtes un farceur, cher ami. Ce n’est évidemment pas ce que nous attendions de vous. N’est-ce pas, Bertram ? Vous êtes d’accord avec moi ? Ce n’est pas du tout ce que nous attendions, répétai-je.

— Écoutez, Franz, précisa Fitzwarren, nous n’avons pas patienté sans vous interrompre pendant tout une heure pour nous entendre décrire un phénomène naturel tout ce qu’il y a de banal.

— Mais, demanda Bauer d’un air innocent, à quoi vous attendiez-vous donc ?

— Eh bien, nous aurions aimé savoir si… enfin, si cette jeune fille, Tavia… si vous… si elle… Ah, demandez-lui, mon cher ! Moi, je ne trouve pas les mots !

Mais Fitzwarren paraissait tout aussi embarrassé que moi. Alors Bauer reprit d’un air digne :

— Inutile de préciser, mes bons messieurs ! J’ai parfaitement compris ce que vous auriez souhaité entendre. Vous auriez aimé que je vous dise si, cette nuit-là, Tavia avait été ma première fois. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Évidemment, c’est cela ! répondis-je avec un peu trop de vivacité. C’est bien naturel, quand même ! Après tout, nous sommes entre hommes ! Et il serait de bon ton qu’après nous avoir fait languir en nous rapportant tous ces détails superflus sur votre séjour en montagne, vos pulsions d’adolescent, votre approche de la jeune fille et ses réactions en retour, vous nous racontiez enfin ce qui s’est réellement passé entre Tavia et vous pendant ou après ce malheureux orage.

— Et sachez que les détails ne nous font pas peur, ajouta l’Anglais.

Alors Bauer prit un temps pour écarter les verres qui se trouvaient devant lui. Puis, posant ses avant-bras sur la table et joignant les mains, il se pencha en avant et, tout en nous regardant avec intensité, il dit :

— Messieurs, j’ai beau ne pas être sujet de Sa Majesté le roi Georges V, je me flatte néanmoins d’être un gentleman. A part le fait que le nom de cette jeune fille n’était pas réellement Tavia, vous n’apprendrez rien de plus de ma bouche de ce qui s’est finalement passé entre elle et moi.

Puis il se renversa à nouveau dans son siège pour fouiller dans son gilet et en extraire un autre cigare. Quand il l’alluma, je crus voir dans son œil à demi fermé comme une petite lueur d’amusement. Mais ce devait être le reflet de la flamme de l’allumette.

Fin

C’est ainsi que s’achève cette première nouvelle de

« LES TROIS PREMIÈRES FOIS ».
Mais bientôt, ici même, vous en trouverez la deuxième. Son titre sera :
La nuit d’Amsterdam
C’est prévu pour le 11 décembre.

 

11 réflexions sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La nuit des Roggenfelder (4) »

  1. Un amour naissant ne se regarde pas par le trou de la serrure mais le ressentir par d’autres signes. Ça n’a rien à voir avec le porno.

  2. Pour les nippon ni chaussée, pourriez-vous préciser combien vous étiez de voyeurs cette nuit-là dans le refuge où Ph. découvrait la vraie vie ?

  3. Pas besoin d’être présent au Roggenfelder, c’est écrit entre les lignes.

  4. J’ai demandé à Franz : il n’a aucun souvenir de la présence de Jim au Roggenfelder.

  5. Dans le texte qui annonçait La nuit des Roggenfelder, je conseillais à ceux qui en trouverait le style trop lent d’aller se donner de la joie avec Hemingway ou Bret Easton Ellis !
    Quant à ceux qui en ont trouvé le style trop délicat, c’est à dire en fait pas assez cru, eh bien, qu’ils aillent se faire plaisir en relisant Emmanuelle Arsan.
    L’auteur tient à signaler que le texte présenté est son texte original, qu’il n’en a rien expurgé, ignorant lui-même ce qui s’est réellement passé entre Franz et Tavia.

  6. Bravo Philippe. Te connaissant, je m’attendais un peu à une fin de ce genre : l’absence de rebondissement eut été trop banale ! Mais la description des émois et de la montée des désirs, l’angoisse de l’adolescent et l’audace de la jeune fille sont parfaitement décrits et mis en scène : tu n’as rien oublié !

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