Archives mensuelles : décembre 2013

Icare

Icare,

As-tu dans ta chute eu le temps de tirer une leçon de cette aventure? La leçon qu’ont servi en exemple des générations de parents et de professeurs à leurs rejetons, débordant encore, eux, d’espoirs, d’illusions, croyant toujours, eux , pouvoir couper court aux chemins de la connaissance pour atteindre immédiatement le savoir, la sensation, la jouissance.

As-tu eu du remords à t’être élancé vers le soleil, dans la chaleur, la lumière, pendant que ton père contemplait lui, patiemment, le vol des goélands, ou le dos des mammifères marins? Mon avis est que, non, tu n’as pas eu de regrets. On n’a pas de regrets quand on sait ce qu’on risque et pourquoi ; en échange de cet éblouissement: des brûlures, une chute grisante en elle-même, et enfin la mort.

As-tu eu peur ? Peut-être à la pensée de ces trois étapes: la vision en solitaire d’une lumière pure, dégagée de ces choses qui la reflètent habituellement, et qui sont nos repères, n’était peut-être pas dans le lot l’idée la moins effrayante. La chute, en silence, dans les nuées, telle qu’on en vit en rêve, tu pouvais l’imaginer; elle te donnerait d’ailleurs le temps de savourer l’empreinte laissée par le soleil sur ton esprit. Et la mort, inséparable de ton ambition, est restée inconcevable, jusqu’à la dernière fraction du dernier moment. La peur qui t’a saisi probablement au moins quelques instants, touchait à ton envie elle-même, à l’ambition de celle-ci, démesurée, à en faire frémir l’homme le plus conquérant, le plus sûr de lui.

Car au fond, les autres, ceux qui échafaudent des plans, durant des vies entières, dans le but d’atteindre le plus haut grade, la plus haute sphère, n’aspirent qu’à une bien petite chose; les trompettes de la reconnaissance, de la gloire, ne sonnent pas toujours juste. L’homme nuisible, le bienfaiteur, du moment que les apparences les servent, seront également acclamés; et l’histoire les rendra bientôt indiscernables.

Tandis que ce que tu es allé chercher, que tu as pris la décision en quelques secondes d’échanger contre ta vie, la vision que tu serais seul à décrocher, seul à ramener sur terre, seul à chérir le temps de ta chute, est une image de la vie elle-même; un excès inconsidéré d’énergie qui s’élance vers un but.

Pendant des siècles, on a donc tiré de ton aventure une morale. Comme si à la manière de Narcisse, un défaut peu enviable avait motivé tes actes. Mais si l’histoire marche si bien, on en retrouve d’ailleurs de nombreux exemples parmi les idoles de l’époque, c’est justement que cet acte de déraison, chacun souhaiterait l’accomplir virtuellement, faire le plein de lumière sans en subir la contrepartie sévère qui fût la tienne.

Et finalement, peut-être ton vieux père, pleurant sur son île, a-t-il fini par te donner raison: vaut-il mieux prendre les chemins pénibles ou ennuyeux lorsqu’ils se présentent,  croire à l’accumulation progressive du savoir, s’échiner à l’élaboration de prisons judicieuses au service de despotes ténébreux, à l’assemblage de machines salvatrices mais fragiles? Ou vaut-il mieux enfreindre les lois de la sagesse, fuir, s’élancer là où bon nous semble, surtout au prix d’une vision unique?

Hein ?

Inéluctable modalité du visible : ça du moins, sinon plus, pensé par mes yeux. Signatures de toutes choses que je suis venu lire ici, frai marin, varech marin, marée montante, ce godillot rouilleux. Vertmorve, argentbleu, rouille : signes colorés. Limite du diaphane. Mais il ajoute : dans les corps. C’est donc qu’il avait conscience d’eux corps avant celle d’eux colorés. Comment ? En s’y cognant la tronche, pardi. Tout doux. Chauve qu’il était, et millionnaire, maestro di color che sanno. Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si l’on peut passer les cinq doigts au travers, c’est une grille, sinon une porte. Ferme les yeux et vois.
James Joyce (Ulysse)

La Villa Méditerranée. Critique aisée (1)

Quand la technique de pointe des grands ouvrages d’art se met aveuglement au service de la nullité de la pensée architecturale, ça donne la Villa Méditerranée de Marseille.
La « Villa » est principalement composée d’une salle d’exposition planant à 19 mètres de hauteur en console au-dessus d’un bassin qu’elle recouvre entièrement et de divers espaces de réception et amphithéâtres situés sous le bassin.

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On reste sans voix devant les prouesses techniques incarnées dans  cette construction prétentieuse voulue et payée par la Région et devant les phrases creuses, convenues et passe-partout (…politique de coopération décentralisée volontariste, espace phare de l’activité culturelle du périmètre Euroméditerranéen….) qui sont censées expliquer et justifier ce porte à faux gigantesque et coûteux et ces salles sous-marines.

Qu’a-t-on voulu faire exactement?
pouvoir nettoyer facilement sous le bâtiment?     Peu probable.
mettre à la disposition des Marseillais un plongeoir collectif, d’où 47 personnes pourraient plonger en même temps et figurer ainsi dans le livre des records?       Dangereux.
mettre le bassin à l’abri pour éviter que les gens qui se baignent soient mouillés par la pluie?     Gribouillesque.
rafraichir les amphithéâtres en les plaçant sous 2,50 mètres d’eau? Peu efficace.
épater le badeau ?     Probable.
laisser une empreinte?     Regrettable.
dépenser de l’argent?     Certain.

Plus sérieusement, sur le plan politique local, ce machin, qu’on appelle déjà la Villa Vauzelle, du nom du Président de la Région, est le résultat courant d’une ambition personnelle, celle de Monsieur Vauzelle, de laisser sa trace, et d’un conflit entre l’Etat, alors de droite et initiateur du projet du MUCEM, et la Région, toujours de gauche, qui ne voulait pas être en reste sur le plan culturel.

Soixante-dix millions d’euros avoués, probablement davantage, dépensés pour un palais de plus auxquels les Conseils Régionaux nous ont habitués.

Tout aussi sérieusement, mais cette fois sur le plan architectural : une construction qui ressemble à décor pour un James Bond de la belle époque, un dessin à l’esbroufe dont aucune réalité de fonctionnement n’explique ni ne justifie les originalités dispendieuses, du Mies van den Rohe ou du Frank Lloyd Wright mal copiés. Et ce n’est pas la définition donnée par l’architecte lui-même, Stefano Boeri, qui va nous éclairer:  » un bâtiment qui accueille la mer « .

A ce prix là, on ne se privera pas d’une plaisanterie facile en disant qu’une journée portes-ouvertes est prévue prochainement dans les amphithéâtres sous-marins afin de véritablement  « accueillir la mer ».

Suite africaine n°1 – La nuit africaine

En ce temps-là, le Burkina Faso s’appelait  Haute-Volta.
Par bonheur, lorsqu’ils ont décidé de changer le nom de ce pauvre pays africain, les hommes politiques alors en place ont conservé les noms magnifiques de leurs deux plus grandes villes, Ouagadougou et Bobo-Dioulasso.
L’hôtel RAN, du nom de la Régie des Chemins de Fer Abidjan-Niger, n’était pas le meilleur hôtel de Ouagadougou, mais il avait le charme de ces hôtels coloniaux de deuxième ou troisième catégorie. N’allez pas imaginer des terrasses en bois tropical offrant la vue sur la boucle d’un fleuve où bailleraient des hippopotames ou sur une large vallée brumeuse et verdoyante; n’allez pas imaginer des salons bien ventilés, remplis de fraicheur et de gros meubles en bois sombre ni des bars en acajou surmontés d’alignements de bouteilles multicolores; ni même des boys nombreux, silencieux et nonchalants, chargés de plateaux portant des verres de formes diverses et remplis de liquides aux tons pastel mélangés et imprécis.
L’hôtel Indépendance lui-même, le meilleur et le seul autre hôtel de la ville, n’était qu’un gros cube rosâtre de six étages dans un jardin sans charme, mais apprécié des expatriés pour son restaurant de plein air bien ombragé et sa belle piscine.

Non, le RAN ne sortait pas de Out of Africa. Il était situé en pleine ville, sur la Route Nationale 4 qui mène à Bobo-Dioulasso et qui, à cette époque, était bordée de grands flamboyants. Ces arbres avaient été plantés par les colons cinquante ans auparavant. Dans quelques années, ils seraient abattus par les révolutionnaires en tant que symboles de la colonisation.
On entrait dans le parc de l’hôtel en passant sous un arc de ciment armé portant fièrement peintes en bleu ciel les trois lettres de la compagnie de chemin de fer. Au bout d’une  allée en terre battue, on arrivait au bâtiment principal, rectangulaire, de couleur grise, avec un seul étage entouré d’un large balcon.
Au rez de chaussée, qui ne comportait aucune porte, on trouvait tout d’abord la réception, avec son carrelage bleu ciel et blanc, son ventilateur de plafond et son bureau derrière lequel était accroché le tableau des clés, puis le bar, meublé de ces inconfortables sièges en fil de fer des années cinquante, enfin la salle de restaurant, sonore et sinistre, le tout d’une propreté luisante du dernier lavage à grande eau. A l’étage, les chambres les plus anciennes, toutes communicantes par le biais du balcon.

Arrivé très tôt le matin par l’avion d’UTA, on m’avait logé dans la partie « motel » du RAN, plus moderne et constituée de bungalows dispersés dans le jardin, fièrement appelé « parc zoologique » parce qu’il comportait quelques cages contiguës aux bâtiments  et renfermant des animaux de la région. Chaque bungalow abritait deux chambres dont les fenêtres, constituées de lamelles de verre cathédrale orientables, donnaient directement sur les cages. En emménageant en milieu de matinée, j’avais pu voir que « ma » cage abritait deux exemplaires d’un échassier à long et large bec, probablement des  marabouts.

Je dînais à l’Indépendance avec les deux autres membres de la mission. La chaleur humide de la nuit était rendue supportable par la très bonne bière de « Bobo », comme on dit quand on a passé plus d’une demie journée en Haute Volta.
Toute la journée, au contact de l’administration voltaïque et de quelques commerçants et serveurs, j’avais été frappé par  la douceur et la gentillesse des habitants de ce pays, en contraste total avec mes expériences précédentes au Tchad et au Cameroun.
Peut-être étais-je aussi en train de devenir un de ces blancs amoureux inconditionnels de l’Afrique? Non, peu probable, à la réflexion.

Légèrement imbibé de bière, je rentrai seul à pied à l’hôtel.
Une fois passé l’arc d’entrée et disparues les lumières de la route nationale, je me trouvais dans l’obscurité presque totale du jardin à la recherche de mon bungalow. J’avançais dans le noir avec précaution. Je finis par longer un bungalow au-delà duquel je crus reconnaître celui qui abritait ma chambre. Alors que j’étais à mi-distance des deux bâtiments, un rire s’éleva dans mon dos, tout près. C’était un rire terrible, pas joyeux du tout  ni moqueur,  bien plus que sardonique : démoniaque, terrifiant. Malgré la chaleur, j’avais littéralement froid dans le dos. Quelles pensées m’ont alors traversé l’esprit, je ne saurai le dire. Je crois qu’au bout d’une ou deux secondes, j’ai dû recouvrer mes esprits et chasser l’idée de sorcellerie, si présente en Afrique.

J’ai alors pensé qu’on se moquait de moi, qu’ on avait voulu me faire peur et que j’allais découvrir quelques boys hilares, ravis d’avoir terrifié le blanc. Je m’avançais avec assurance dans la direction du rire qui avait cessé et je dis d’une voix que je voulais à la fois ferme et gaie : « Bonsoir, les gars ! »
Le même rire me répond, auquel vient s’ajouter un souffle. A la limite de la panique, je me retourne et marche, sans courir, mais à grands pas rapides, vers la porte du bungalow que je pense être le mien et que j’atteins bras tendu  et clé pointée vers l’avant. Par bonheur, elle ouvre la porte sans difficulté.
Le sommeil viendra un peu plus tard,  assez rapidement malgré l’adrénaline, grâce à la fatigue et la bière accumulées.

Le lendemain matin, après avoir salué les marabouts qui lorgnent dans ma chambre, je sors de mon bungalow pour aller prendre mon petit déjeuner. En passant à côté du bungalow voisin, je vois, allongée au soleil dans sa cage, une hyène qui ne lèvera même pas la tête pour me regarder passer.