Go West ! (32)

(…) Une fois tout le monde réveillé par cette agitation, après que j’aie subi quelques quolibets sur ma tendance à vouloir massacrer les chats à coups de revolver, après les inévitables plaisanteries sur ma façon de conduire, après cette soirée décevante à Las Vegas et cette nuit à la dure en plein désert, un besoin de petit déjeuner urgent et unanime a fait remonter tout le monde dans la voiture. Nous avons repris la route vers Death Valley qui s’annonçait à une cinquantaine de miles vers le nord-ouest.

Si la légende qui s’attache à cet endroit désolé ne nous avait pas attiré, rien que son nom y aurait suffi. La Vallée de la Mort ! Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, le mot Vallée implique toujours une notion d’immensité, de splendeur, de solennité. Vallée des Rois, Vallée Perdue, Vallée des Géants, Vallée de la Peur, Vallée de la Mort…, le genre de locution qu’on ne peut écrire qu’avec des majuscules. Il nous paraissait donc impossible de rentrer en France sans pouvoir dire que nous avions traversé la Vallée de la Mort.

Il est sept heures du matin. Le courant d’air qui traverse la voiture par les fenêtres ouvertes est déjà très chaud mais il rend l’atmosphère presque respirable. La route est droite, le paysage sans intérêt. Bientôt, un village se dessine. Je dis « village » parce que « hameau » implique pour moi un certain charme campagnard dont il est impossible de déceler la moindre trace dans ces cinq ou six bâtiments blanchâtres et poussiéreux éparpillés autour d’un carrefour. Le mot village n’est pas beaucoup mieux adapté, mais pour le moment, je n’en trouve pas d’autre pour rendre la vanité de ces minuscules abris humains écrasés par l’immensité d’une nature hostile. Un panneau métallique, lui aussi criblé d’impacts de balles, nous annonce que nous arrivons à “Amargosa Valley, fondée en 1906, altitude 2664 pieds, population 453“. Il n’y a pas de motel à Amargosa Valley, pas de diner, pas d’épicerie, pas de maison digne de ce nom — les 453 habitants ont dû aller vivre ailleurs — juste une station-service. Contrairement aux autres constructions, celle-là à l’air tout neuf. Il y aura sûrement au moins une machine à café. De toute façon, à voir la carte, c’est notre dernière chance de trouver un endroit civilisé avant cent ou deux cents miles. Il faut s’y arrêter.

Effectivement, à l’intérieur, tout paraît neuf. Ce qui frappe d’abord en entrant, c’est la température. A peine la porte passée, la sueur que vous avez apportée de l’extérieur se fige instantanément, plaquant votre chemise sur votre peau comme une étrange carapace gluante et froide. Ensuite, c’est l’aspect clinquant de tout ce que contient la station qui surprend : les distributeurs de café et de boissons glacées, les cartes routières, les cartes postales et les lunettes de soleil sur leurs présentoirs, les chapeaux-souvenir, les paquets de gâteaux secs, et puis les bidons d’huile, les adjuvants, les câbles de démarrage, tous ces objets rangés serrés sur de belles étagères métalliques, tout ce bric à brac indispensable aux automobilistes. Et au milieu de tout ça, un type, tout seul, qui nous regarde entrer tous les six, les uns après les autres. Il porte une impeccable combinaison rouge aux armes de la marque d’essence. Il est jeune, grand, très américain, un peu inquiet.
« Hi ! lance-t-il à tout hasard.
— Salut, mec ! dit le premier de la file.
— Bonjour, mon gars ! enchaine le suivant.
— Comment ça va, mon pote ? demandent les suivants. Ça gaze, les affaires ?  »
C’est le genre de truc qui nous arrive de temps en temps quand on se sent en force. Nous nous mettons à parler français, persuadés que personne ne nous comprendra. Ce n’est pas très malin, mais ça nous fait rire quand même.
« Hey ! You’re french ! nous répond le pompiste, l’air soulagé. Sorry, no hablar francés… »
Il poursuit avec la formule d’accueil standardisée du commerce américain : « Bienvenue à Armagosa Valley !  Qu’est-ce que je peux faire pour vous aujourd’hui ? » Nous le lui disons et la conversation s’engage. Il nous explique comment fonctionne les machines à boisson et où se trouvent les gâteaux et les sandwiches convenables. Il s’agite, se multiplie, essaie de se rendre utile, disparait quelques instants puis revient avec une table de camping et quelques tabourets pliants. Ce type est gentil jusqu’à l’os. En plus, il s’ennuie comme Robinson sur son île. Pour un instant, nous allons être ses Vendredis, alors il parle et nous sympathisons très vite.

Il s’appelle Michael, il a dix-huit ans et il est Mormon.  Un peu en froid avec sa famille qui voulait l’envoyer en Afrique pendant un an ou deux comme élève missionnaire, il a décidé de quitter Salt Lake City et de prendre un job d’été pour pouvoir aller à New York en septembre et s’inscrire dans une école de design. C’est par téléphone qu’il a pris ce boulot de pompiste. Il croyait être embauché dans une station-service de Las-Vegas, et voilà qu’il se retrouve à soixante miles de la civilisation. Mais le pire, c’est qu’il n’a pas de voiture et qu’il est rémunéré uniquement au pourboire. Comme juillet et août sont les mois plus creux pour le tourisme dans cette région désertique, il n’a pas gagné vingt dollars depuis un mois qu’il est arrivé là. Il ne manque de rien, il est ravitaillé en suffisance une fois par semaine, mais jamais il ne pourra payer l’inscription à son école de New York, ni même seulement le voyage jusque là-bas. Mais, il ne se plaint pas, Michael, il dit que c’est de sa faute, que la prochaine fois, il fera plus attention aux termes du contrat, que son école de design sera toujours là l’année prochaine, et qu’avec l’aide de Dieu… Révoltés par cette injustice et compatissants, nous lui proposons de l’emmener avec nous jusqu’à Los Angeles. Là-bas, il pourra sûrement trouver un autre travail. Il n’a qu’à laisser les clés de la station sous le paillasson et planter là ses employeurs. Après tout, ils l’ont roulé dans les grandes largeurs. Mais il dit que non, Michael, il dit merci mais non, j’ai signé un contrat, je ne peux pas les laisser tomber, ce serait malhonnête, pire qu’un mensonge, une désertion, vraiment merci mais non. Alors, on lui raconte un peu Paris et la France, on lui laisse nos adresses, au cas où…  Finalement, nous passons presque deux heures avec lui. C’est plutôt sympa… Il a l’air tellement heureux de pouvoir parler que nous avons l’impression d’accomplir une bonne action. Du coup, on ne chaparde rien dans sa boutique. Avant de repartir, nous lui demandons des renseignements sur la Vallée de la Mort ; est-ce qu’il fait vraiment si chaud ? Encore plus chaud qu’ici ? Est-ce qu’il y a des endroits intéressants ? Est-ce que ça vaut le coup… ? Il n’en sait rien ; depuis qu’il est arrivé à Armagosa Valley, il n’a pas bougé de la station-service. Au moment de sortir, il nous dit « Baune vau-yadje ! »
« Salut  Michael, it’s been nice meeting you ! »

Dehors, il fait encore plus chaud que tout à l’heure. L’Hudson est brulante. Pour ouvrir les portières, il faut toucher la poignée avec un pan de chemise. Si les sièges étaient en cuir, on ne pourrait même pas s’asseoir.
Nous roulons pendant une heure et le paysage ne change pas. Au loin, la chaine de montagne qui barre l’horizon semble s’éloigner au fur et à mesure que l’on s’en approche. Cela fait longtemps que nous n’avons pas vu une seule voiture. Nous commençons à trouver le temps long et la route ennuyeuse. Soudain, après une longue montée en pente douce, la route passe une crête. On s’arrête, on sort de la voiture, on s’étire, on baille et, la bouche à la fois sèche et pâteuse, on regarde au loin. Du haut de la crête, le paysage devant nous est strictement semblable à ce que nous avons vu depuis ce matin, de maigres touffes d’épineux jaunes et vert clair dispersés sur un lit de cailloux gris ou marron clair jusqu’à la première pente de petites collines qui ressemblent à d’énormes tas de graviers dont pas une herbe ne dépasse. La chaine de montagne est aussi lointaine qu’elle l’était ce matin. Il fait chaud, très chaud.

Ras-le-bol, Death Valley… C’est pratiquement sans discussion et presque sans un mot que la décision est prise : retour à Las Vegas. La raison principale n’en est pas qu’au fond, chacun de nous aimerait retenter sa chance à la roulette ou au blackjack, mais nous sommes épuisés, poussiéreux et de mauvaise humeur. Nous avons chaud, bien trop chaud. Il nous faut d’urgence un endroit frais où nous pourrons prendre une douche et dormir. La solution qui s’impose, c’est le motel. Partis comme nous sommes, nous devrions arriver dans les environs de Las Vegas en début d’après-midi ; nous aurons donc largement le temps de trouver un motel, de nous doucher et de dormir quelques heures avant de retourner au Golden Nugget. Mais pour cela, il nous faut un endroit convenable, c’est-à-dire un établissement qui convienne à une technique d’occupation qui nous avait été suggérée Hervé, décidément le plus débrouillard d’entre nous. Cette technique, c’est celle du Cheval de Troie. Elle consiste tout d’abord à repérer un motel de catégorie moyenne ou supérieure. (Pratiquer le Cheval de Troie dans un établissement modeste n’est pas recommandé. En effet, les préposés y sont méfiants car la fraude y est fréquente, alors qu’elle reste inenvisageable donc plus facile à exécuter dans un motel plus cher). On laissera ensuite quatre des passagers sur la route à une distance convenable des lieux du forfait pour se présenter à deux au guichet. On prendra très normalement une chambre pour deux, on s’installera tranquillement et on laissera passer quelques minutes avant d’ouvrir la porte aux quatre clandestins qui se seront débrouillés pour arriver discrètement jusqu’au bungalow attribué. On pourra ensuite prendre tout son temps pour choisir n’importe quelle méthode d’attribution des matelas, sommiers, canapés et fauteuils et pour passer ainsi quelques heures de sommeil à peu près correct. La procédure s’achèvera quand les deux clients officiels iront régler la note juste avant de partir avec la voiture tandis que les quatre clients additionnels sortiront discrètement pour attendre un peu plus loin sur la route. Hervé avait appelé cette méthode « le Cheval de Troie », car dans ses premières tentatives, il arrivait souvent que deux des passagers clandestins se cachent au fond de la voiture. Impraticable à six, cette technique particulière a été abandonnée mais le nom est resté.

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