Go West ! (30)

Quand la remorque a commencé à chasser, le chauffeur a lui aussi choisi de passer en force. Il s’est porté sur le milieu de la chaussée en accélérant. La remorque s’est redressée. Ses pneumatiques ont franchi l’obstacle en bondissant par-dessus. Un habile coup de volant lui a permis d’éviter la voiture montante. Cent mètres plus bas, dans un grand chuintement pneumatique, le camion s’est arrêté au même endroit que le précédent. Le chauffeur a sauté sur l’asphalte. Il a considéré la scène un bref instant et il nous a montré le poing en criant une insulte inaudible. Et puis il est remonté dans sa cabine pour continuer sa route et disparaitre dans un long coup d’avertisseur furieux.
Il ne nous restait plus qu’à dégager le pin fautif.

En 1962, Las Vegas est encore une bien petite ville au milieu du désert. Bien sûr, le Rat Pack s’y produit régulièrement, le jeu y bat son plein et la Mafia y blanchit allègrement son argent. Mais le Caesar Palace n’est encore qu’un chantier et le Flamingo et le Sands, pratiquement les seuls grands hôtels de la ville, ne sont que des masures à côté de ce que seront dans quelques décennies ces immenses hôtels-casinos à thème comme le Bellagio, le MGM, le Paris, le Venetian…
Oui, en 1962, Las Vegas est encore une petite ville, mais nous ne le savons pas encore et nous y arrivons pleins d’espoir.

Nous roulons depuis quelques centaines de mètres dans un tunnel de lumière quand apparaît un grand cow-boy lumineux et rigolard qui danse la gigue au bord de la route. Il doit bien faire une douzaine de mètres de hauteur. C’est l’enseigne du Golden Nugget, le casino le plus populaire, c’est à dire probablement le moins luxueux de Vegas. Comme nous n’avons jamais espéré pouvoir entrer au Sands pour y voir Dean Marin et Sinatra, nous sommes venus pour le jeu et le Golden Nugget nous accueille sans difficulté. Nous nous dispersons dans les allées emplies de machines à sous, de tables de craps, de black jack et de roulettes. Circonspect, hésitant, mais l’air le plus nonchalant possible, je reste plusieurs minutes à observer une série de machines à sous. Des gens sont installés assis sur des tabourets face à une rangée de bandits manchots. Régulièrement, à chaque fois que la  ronde des cerises, des carottes, des pommes et des étoiles multicolores s’arrête, ils puisent des pièces de monnaie dans un grand gobelet de carton et les introduisent dans l’une des trois machines les plus proches. Ils jouent, sans s’arrêter, sur trois machines en même temps, sans regarder les alignements de fruits et légumes qui décideront de leur fortune, se fiant uniquement à l’arrêt du cliquetis pour introduire de nouvelles pièces ou, Ô miracle, à l’avalanche de pièces qui surgira de la bouche de la machine, quand elle aura bien voulu aligner suffisamment d’agrumes identiques. Dans ce cas, après avoir poussé quelques cris d’allégresse, accepté les congratulations envieuses de quelques voisins de jeu, ils reprendront leur tâche, remplissant pendant des heures le ventre des bandits manchots. De temps en temps, qu’ils gagnent ou non, une jeune femme en tenue légère vient leur apporter un coke, une bière ou un whisky. Il n’y a pas de musique de fond et, à part les brefs et rares instants où une machine rend gorge, personne ne parle, ne crie ou ne chante. On joue dans le silence avec le roulement interrompu des inexorables mécanismes du hasard comme bruit de fond. C’est fascinant.

La pièce de 1$ est peu répandue aux USA. On ne la trouve pratiquement que dans l’Ouest, quelque fois encastrée dans le bois du comptoir d’un bar avec à côté des initiales gravées au couteau, celles du cow-boy qui l’aura laissées en garantie de sa prochaine ardoise. C’est une belle et lourde pièce en argent et son diamètre, pratiquement quatre centimètres, dépasse tout ce que nous connaissons comme pièces en vigueur en Europe. C’est la raison pour laquelle, à Flagstaff, j’en avais accumulé une demi-douzaine que je comptais bien rapporter en France à mon retour. Finalement, et on verra bientôt pourquoi, je n’en rapportai qu’une seule, que je fis monter plus tard à Paris en un très chouette porte-clés. Je l’ai perdu à la première occasion. Mais ce soir-là, je suis devant ces machines qui bruissent et sonnent et crachent de l’argent. Et moi qui ai horreur du jeu, ou plutôt qui en ai peur, je danse d’un pied sur l’autre devant l’une d’elle, inoccupée parce que, justement, c’est une machine à 1 dollar. Alors forcément, je l’introduis dans la fente ad hoc, mon Silver dollar, et je tire sur le bras du bandit, et les tomates, les bananes, les pommes et les étoiles se mettent à défiler à toute allure dans la petite fenêtre, ralentissent et, les unes après les autres, se figent dans le rectangle de la fortune : pomme, pomme, pomme, étoile. Une seconde, le bandit manchot reste de marbre. Pomme-pomme-pomme-étoile, ça ne doit pas être mauvais, mais avant de jouer, je n’ai pas regardé le tableau des gains, et je ne sais pas à quoi j’ai droit. Misère, je n’ai pas pris de gobelet en carton. En sortant de la bouche de la machine, l’avalanche va se répandre sur la moquette, rouler partout, sous les pieds des autres joueurs, sous la table de craps qui est toute proche ! Au bout d’une seconde, des lumières se mettent à clignoter, un tocsin retentit et l’avalanche commence. Finalement, il s’agira d’une fuite et même d’un goutte-à-goutte plutôt que d’une avalanche. Les pièces d’un dollar tombent une par une : « Cling, cling, cling… ». Je compte les clings en espérant qu’ils ne s’arrêteront pas avant demain soir, mais au dixième cling, c’est fini. Autour de moi, quelques joueurs me félicitent bruyamment, me donnent quelques claques dans le dos, mais j’ai nettement l’impression que c’est seulement par politesse, selon la tradition établie des salles de jeu. J’ai gagné dix dollars du premier coup, c’est déjà pas mal ! Ou plutôt, après déduction de la mise initiale, neuf dollars. C’est encore pas mal. J’ai gagné un whisky-soda aussi, celui que m’a proposé une des jeunes femmes en tenue légère. J’ai mis tous mes Silver dollars dans la poche de mon jean où je les pétris avec volupté tout en tournant cette pensée : “Stop ou Encore ?“

La raison, la peur du risque ou plus simplement l’avarice vont l’emporter quand un grand type en uniforme s’approche de moi. Je pense : « Encore un flic ! », mais non, c’est un employé du casino en uniforme du service de sécurité : boots, culotte de cheval beige, ceinturon avec matraque, talkie-walkie et menottes, chemise beige (à manches courtes, forcément) fourragère, badge (Charles Kane, Security officer, The Golden Nugget), lunettes de soleil Ray-Ban (au milieu de la nuit) et chapeau Stetson pour la couleur locale. « Puis-je voir votre carte d’identité, Sir ? » Ce n’est pas la première fois que je dois exhiber ma carte d’identité scolaire trafiquée selon laquelle j’ai 21 ans révolus, mais aujourd’hui, ce sera la première fois que le ferai pour un type en uniforme. En tendant le bout de carton à l’officier, je réalise combien le résultat de mon travail de faussaire est lamentable. Ça ne passera jamais, il va me demander mon passeport.  Mais Charles Kane fait semblant de comparer la photo avec le modèle et me la rend avec un très professionnel « Thank you, Sir, and have a nice stay at the Golden Nugget ».  Je n’en suis pas sûr, mais je crois distinguer derrière ses Ray-Ban une lueur d’amusement. Il se recule de deux pas et continue à m’observer. Si je m’arrête de jouer maintenant, il va penser qu’il m’a fait peur, que je ne suis pas en règle ou quelque chose comme ça. Alors, l’air nonchalant, je confie un autre Silver dollar au bandit manchot et abaisse son bras. Perdu ! Je hausse les épaules avec affectation, et je m’éloigne, mon scotch and soda à la main. Même pas mal !

A SUIVRE

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