Go West ! (20)

(…) Je n’ai plus rien écrit de personnel depuis cette série de tristes poèmes en octosyllabes laborieux que j’ai abandonnée il y a quatre ou cinq ans, et l’ébauche de ce journal de voyage m’ennuie rapidement. J’enfonce les deux malheureuses feuilles au fond de mon sac et laisse mon esprit vagabonder. Comme il revient sans arrêt sur l’épisode du Cove Creek, je ferme les yeux très fort et me force à penser à Patricia.

Patricia… Je l’ai rencontrée un soir à l’entrée d’une boîte de nuit. C’était à Zermatt, en Suisse. Il n’était pas encore six heures et le Broken Ski Club venait d’ouvrir ses portes pour la soirée. A cette heure, les jeunes godelureaux qui résidaient dans les trois grands hôtels de Zermatt venaient au Broken Ski pour y passer la fin de l’après-midi en buvant des Coca-Cola et en dansant le Madison, avant d’aller dîner avec leurs parents dans les grandes salles à manger d’apparats, nappes blanches amidonnées, chandeliers d’argent et lustres de Venise. Les plus âgés y reviendraient plus tard avec l’autorisation et l’argent de leurs parents.

À cette époque, parmi toutes les stations de sports d’hiver dans le monde, Zermatt était l’une des plus grandes et des plus chics. En hiver, la clientèle y était constituée de touristes très aisés qui venaient d’Amérique, d’Angleterre, des pays scandinaves, d’Allemagne, c’est à dire des pays qui comptent et, moins nombreux, de l’Italie toute proche et de la France. Ces gens-là débarquaient de leurs Wagons-lits dans la vallée, prenaient leur petit déjeuner au champagne au buffet de la gare en attendant le train à crémaillère, puis, une heure plus tard, arrivés à la gare de Zermatt, avec une élégante lassitude, ils se laissaient transporter sur les chemins verglacés de la petite ville dans des calèches sonores menées par des laquais en vestes autrichiennes brodées aux armes de leurs hôtels.

Nous, nous étions loin d’être misérables, puisque vous étions à Zermatt, mais nous n’y étions pas dans les mêmes conditions. Nous y venions à cinq ou six depuis plusieurs années, en couchettes ou en 2CV. Nous logions à l’Hôtel de la Gare, le Bahnhof, dans une chambre dont nous occupions les six lits. Elle était séparée de la chambre jumelle voisine par une cloison de planches disjointes qui laissait passer la lumière et les conversations de nos voisins, souvent de grands Suédois amateurs de bière. Je me souviens que pour tout l’hôtel, il n’y avait qu’une seule douche. On la trouvait au bout d’un escalier pentu dans un sous-sol glacial, un tuyau terminé par une pomme d’arrosoir au-dessus d’une petite surface en ciment brut isolée du reste de la cave par une bâche de plastique translucide qui vous collait à la peau au moindre mouvement. Heureusement, l’eau était brulante. C’était sans conteste l’hôtel le plus modeste de la région, moins cher et plus inconfortable que tout ce que vous pouvez imaginer. Mais nous étions à Zermatt !

Naturellement, nous y venions pour le ski : au pied du Matterhorn, le domaine skiable était superbe et, pour l’époque, les remontées mécaniques efficaces. Mais, on peut le dire aujourd’hui, nous y venions aussi pour les filles, les jolies américaines, les belles suédoises, les libres allemandes, les vives italiennes… Et, chaque soir vers six heures, nous nous faisions élégants, et tels des Cendrillons en anoraks, nous quittions notre clapier du Bahnhof pour rejoindre les halls des grands hôtels, les bars, les boites, partout où la chasse aux princesses était ouverte.

La chasse, sujet de conversation permanent, occupation dominante, préoccupation constante, œil aux aguets, techniques préparées l’avance… A Paris, nous y consacrions déjà pas mal de temps, alors que dire de Zermatt où, à part dormir, manger et faire du ski nous n’avions pas grand-chose d’autre à faire ?

Je ne sais pas pourquoi j’ai dit « la chasse » ; je n’aurais pas dû. Ce n’est pas que je sois anti-chasse, pas du tout, mais ce terme est totalement impropre à décrire ce que nous faisions à l’heure de l’après-ski. D’ailleurs, nous ne l’utilisions pas. Nous disions « la drague ». Je drague, tu dragues, nous draguons…
Ceux qui n’ont pas connu ces années-là, le tournant des années cinquante-soixante, à cet âge-là, plus ou moins dix-huit ans, ne peuvent pas se rendre compte de la situation de la jeunesse à cette époque. Le pays était en plein milieu des trente glorieuses. La révolution culturelle du rock and roll américain puis anglais battait son plein. L’audace des romans de Sagan, l’érotisme des films de Vadim, la liberté de ceux Truffaut et de Louis Malle imprégnaient l’esprit des jeunes, des garçons comme des filles. Individuellement, ils ne pensaient qu’à connaitre des aventures, à explorer le sexe opposé, à rencontrer leurs âmes sœurs, le plus grand nombre possible d’âmes sœurs. Mais leur environnement n’était pas prêt. Certes, après la Libération, la France en avait connu une autre, celle des mœurs. Mais cette période avait été limitée dans le temps et dans l’espace. Bientôt, la morale bourgeoise de la classe moyenne avait repris ses droits, ses devoirs et ses usages. « À cette époque, les filles se mariaient. Point final ! » disait Françoise Sagan. À propos de Bonjour tristesse, elle ajoutait : « le scandale de ce roman, c’était qu’une jeune femme puisse coucher avec un homme sans se retrouver enceinte, sans devoir se marier. » Alors, les garçons tentaient de jeter leur gourme où ils pouvaient, et pour cela, ils draguaient, sans cesse, partout, toujours, avec entrain parmi les étrangères, sans grand espoir dans les rangs de leurs consœurs françaises. Heureusement, cette période contrainte vit venir sa fin au début des années 70 avec l’ouverture de la “parenthèse enchantée“, cette décade entre l’apparition de la pilule et celle du SIDA où l’on pouvait baiser tranquille. Mais pour ma génération, la parenthèse est venue plus tard, trop tard. Alors, nous draguions, sans cesse, partout et toujours ; et à Zermatt aussi.

Bredouilles… Je regrette d’avoir à revenir à un terme de chasse, mais je ne vois pas d’autre mot pour qualifier l’issue de la plupart de nos campagnes de drague. Il me faut bien avouer que, la plupart du temps, nous rentrions bredouilles ; et quand je dis « la plupart du temps », c’est « presque toujours » qui serait mieux adapté. Certes, l’année précédente à Zermatt, j’avais « emballé » (comme on disait joliment en jargon lycéen) une assez belle Suédoise mais sans pouvoir « aboutir » (comme on dit, parait-il, au Canada). Mais un an plus tard, la veille de ce qui devait devenir pour longtemps « le soir où j’ai rencontré Patricia », j’avais connu un très bel échec avec une Italienne. Je crois qu’elle s’appelait Paola. Elle était grande et belle et brune et elle devait avoir deux ou trois ans de plus que moi. Je ne sais plus comment nous en étions arrivés à flirter dans un recoin du Broken Ski mais, vers la fin de la soirée, elle m’avait expliqué où elle habitait dans Zermatt, la rue, le nom de l’immeuble, l’étage, le couloir, le numéro de sa porte, tout. Et puis elle était partie, gaiment, sans autre explication. J’en étais tout retourné, abasourdi, ne pouvant croire qu’une grande fille comme ça, sure d’elle-même, exubérante, spectaculaire, puisse s’intéresser à un type de mon âge, plutôt introverti, alors qu’elle était entourée de grands, beaux, riches et spectaculaires italiens.

A SUIVRE (un de ces jours)

Une réflexion sur « Go West ! (20) »

  1. Lu et approuvé. C’est un compte-rendu absolument fidèle. J’aurais bien quelques précisions sans importance à ajouter sinon celle-ci: la spécialité culinaire, genre Quick food, pour le dîner au Broken Ski était le « Chicken in a basket ». Honni soit qui mal y pense!

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