Go West ! (19)

(…) J’en ai marre de ne plus avoir de repères, de ne plus savoir où je suis ni comment me comporter. J’en ai marre de me faire bousculer par des hôtesses de l’air, des filles tordues et des flics. J’en ai marre de ne plus être dans mon milieu familier avec autour de moi Paris, mes parents, les copains, les étudiantes de l’Alliance Française, les filles au pair de ma sœur, les lycéennes du XVIeme. Avec tous ceux-là, j’avais les codes, je savais à peu près quoi faire. Si je n’étais pas le roi, je n’en étais pas loin. Et même avec Patricia, la parfaite jeune fille de famille aisée de la banlieue chic de Washington, la fille rencontrée un soir dans une boîte de nuit pour godelureaux dans les Alpes suisses, avec elle, tout du long, j’avais su quoi faire. Et j’étais arrivé sans trop de mal avec elle dans cette chambre d’hôtel du Quartier Latin. Mais ici, maintenant, dans la chambre 201 du Sleepy Hollow, je ne sais pas quoi faire, et j’ai un peu peur.

Feignant un épuisement encore plus grand, je m’affale sur le dos bras en croix sur le lit le plus proche et je ferme les yeux.
— Phil ? Philippe ?
C’est Cal qui me parle doucement. Je le sens debout auprès de mon lit, hésitant. Il voudrait bien me sortir de ma léthargie pour me poser une question, la question. Mais je ne bouge pas. J’essaie d’avoir l’air naturel. Surtout ne pas trop crisper les paupières, tenter de respirer posément. Cal va-t-il insister jusqu’à ce que je lui réponde ? Ou bien n’ose-t-il pas me réveiller ? Ou bien a-t-il compris que je fais semblant ? Et s’il l’a compris, comprend-il aussi que cela équivaut à une réponse, ou bien pense-t-il que c’est par timidité ?
Cal a dû se faire une idée. En tout cas, il a décidé de ne pas insister, car la couleur brun rose de l’intérieur de mes paupières vient de passer au noir juste avant que je n’entende la porte de la salle de bain se refermer. Bruits d’eau, Cal prend doit prendre une douche. Je me redresse d’un coup, me déshabille à toute vitesse dans le noir et me glisse sous les draps, le nez dans l’oreiller et la tête sous le drap.
Cal a dû prendre tout son temps pour cette douche, car je ne l’ai pas entendu en sortir. Quand je me suis réveillé, le rideau de la chambre était ouvert, il commençait à faire jour et Cal me touchait l’épaule.
— Bien dormi, Phil ? Il est 6h30. Nous avons 300 miles à faire et je voudrais arriver à Albuquerque en début d’après-midi. Je t’attends à la cafétéria pour le petit déjeuner. Ne traîne pas trop. On part dans une heure.

Vingt minutes plus tard, je suis assis en face de lui à la cafétéria. Il a fini son petit déjeuner et, sans rien dire, il me regarde avaler le mien. Cal est-il fâché, vexé, déçu, indifférent ? Je n’arrive pas me faire une idée son humeur. Le silence qui se prolonge devient gênant. Je voudrais le rompre d’une manière ou d’une autre, m’excuser, lui dire que tout va bien, que je n’ai pas été gêné par la soirée d’hier. Si aujourd’hui j’ai compris que la transparence à tout prix fait souvent plus de dégâts qu’un silence ouaté ou un gentil mensonge, à l’époque, j’étais encore convaincu du contraire et face à face avec Cal, je voudrais tout poser sur la table, expliciter, mettre des mots sur les non-dits, en débattre entre adultes raisonnables. Mais je n’y arrive pas et je continue à me taire.
La gêne a fini par devenir insupportable, et c’est Cal qui, en réglant la note de nos petits déjeuners, va finir par aborder le sujet tabou qui nous tord les boyaux.
— Tu vois, Phil, commence-t-il en affectant d’examiner la facture, je comprends maintenant que je me suis trompé. J’ai cru que… Comment dire ? … j’ai cru que tu avais compris que… je pensais que… Ah, je ne voudrais pas te choquer…  Je suis désolé…
— Ne t’en fais pas, Cal. C’est moi qui dois m’excuser. J’aurais dû comprendre beaucoup plus vite… j’aurais dû te faire comprendre que j’avais compris et que je…
C’est pathétique. En écrivant ces souvenirs, je pense que si tout cela était arrivé soixante ans plus tard, tout aurait été plus simple : l’un aurait dit qu’il était gay, et l’autre aurait répondu qu’il ne l’était pas et tout aurait été réglé. Comme dans les comédies américaines sophistiquées d’aujourd’hui, nous aurions même probablement plaisanté sur le quiproquo. Mais à cet instant, dans cette cafeteria au bord de la 66, j’ai l’impression de marcher au fond de la mer avec un scaphandre de cent kilos sur le dos et Cal ne me parait pas plus à l’aise. Ni lui ni moi n’arrivons à terminer nos phrases, à mettre des mots simples sur la situation. Alors, voilà : je ne savais pas que tu… je croyais que… je n’avais pas compris que…
Pathétique ! N’empêche ! Nous nous sommes quand même compris. La preuve :
— Oublions tout ça, dit Cal en posant quelques billets sur la table du restaurant,  n’en parlons plus.
— D’accord, Cal, n’en parlons plus.
— Mais tu sais, ma proposition de t’embaucher dans ma compagnie tient toujours.
C’est un chouette type, Cal, droit et honnête. Mais je suis persuadé qu’il a dit ça sans vraiment réfléchir, pour ne pas passer à mes yeux et probablement aussi aux siens pour une sorte de suborneur de jeunes autostoppeurs. Je ne crois pas un mot de ce qu’il vient de dire. De toute façon, je n’ai aucune intention de m’installer au Nouveau Mexique, même dans une ville pleine de promesses. Alors c’est le moment de lui dire un morceau de presque vérité :
— Je te remercie Cal, mais je dois refuser. Je ne te l’ai pas dit, mais si je suis en train de traverser l’Amérique, c’est pour retrouver une fille, une Américaine que j’ai connue à Paris. Elle vit du côté de Los Angeles. Alors, tu comprends…
— OK, c’est clair. Je comprends. C’est dommage, mais je comprends…
Je ne peux m’empêcher de noter que derrière son air un peu déçu, Cal dissimule un soulagement parfaitement compréhensible.
— Bon, maintenant, il faut y aller. On a 300 miles devant nous. Tu passes devant avec la Valiant. Je te dépasserai un peu avant Albuquerque pour te guider jusqu’à chez moi où on laissera la voiture.

Nous sommes arrivés chez Cal vers 3 heures. En buvant un coke au bord de sa piscine, un peu gênés quand même, nous avons parlé de choses sans importance, et puis d’un coup, Cal s’est levé en déclarant que maintenant, il devait aller à son bureau.
— Où est-ce que je peux te déposer, m’a-t-il demandé.
Pendant les six heures que j’avais passées seul dans la Valiant entre Amarillo et Albuquerque, j’avais eu le temps de réfléchir. Après le confort de ces deux derniers jours, motel, restaurant, boite de nuit, voiture climatisée, je ne me voyais pas reprendre mon sac, mon petit carton et mon air gentil pour lever le pouce au bord d’une route surchauffée. Tant pis pour le budget, j’avais opté pour le confort.
— À la station Greyhound, si c’est possible. Je voudrais prendre un bus jusqu’à Flagstaff. J’ai une adresse là-bas, où je pourrai rester un jour ou deux avant de repartir vers L.A. Tu crois qu’il y a des bus pour Flagstaff ?
Je notai mentalement que, pour moi, mentir devenait presque naturel.
— Sans problème, un ou deux par jour, mais je ne sais pas à quelle heure exactement.

Le bus partira ce soir à dix heures et quart pour arriver à Flagstaff à quatre heures et demie du matin. Je m’installe dans un recoin de la cafétéria de la gare routière. J’ai six bonnes heures à y passer avant de pouvoir monter dans le bus. Je prends un café que je fais durer plus d’une heure avant de commander un hamburger. Il faudra bien qu’il me dure jusqu’à l’heure d’embarquer. Comme je n’ai rien à lire, je commence à prendre quelques notes sur le début de mon voyage.
Ces deux feuilles, pliées et repliées, elles ont ressurgi d’une boîte en carton lorsque j’ai commencé à écrire cette histoire. C’est avec une grande surprise et pas mal de regrets que je n’y ai trouvé que quelques dates, des noms de villes, des marques de voiture, des enseignes de motels, quelques prénoms, quelques mots rapides sur l’incident du Greyhound en Alabama, la façon de conduire Franck, le chauffeur aux pastèques, mais rien sur l’hôtesse de la Flying Tiger, rien sur la fille de Columbus, pas davantage sur Cal et ses propositions d’emploi. On aurait dit que j’avais écrit ces lignes sans intérêt de manière à ce qu’elles puissent être lues par n’importe qui, mes parents par exemple.
Je n’ai plus rien écrit depuis cette série de tristes poèmes en octosyllabes laborieux que j’ai abandonnée il y a quatre ou cinq ans, et l’ébauche de ce journal de voyage m’ennuie rapidement. J’enfonce les deux malheureuses feuilles au fond de mon sac et laisse mon esprit vagabonder. Comme il revient sans arrêt sur l’épisode du Cove Creek, je ferme les yeux très fort et me force à penser à Patricia.

A SUIVRE (oui, mais quand ?)

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