Go West ! (1)

Il était une fois l’Amérique.  Et la même fois, il était aussi un jeune homme que l’Amérique faisait rêver. Le jeune homme et l’Amérique vécurent ensemble presque tout un été, l’été 62.
Dans cette nouvelle série par épisodes, c’est l’histoire de ces quelques semaines de découverte, d’aventure, d’amour, de violence, de déception et d’enthousiasme que je vais vous raconter.
Comme  souvent, j’ai écrit cette histoire à l’avancement, sans point de vue ni horizon préconçus, choisissant des faits, en éliminant d’autres, en transformant certains, en inventant quelques fois, ne gardant comme guide que la ligne floue et pointillée de la réalité vécue.
Et comme souvent, je commence à vous la raconter alors que son écriture n’est pas achevée.
Je n’ai pas l’intention de tout dire et pas davantage celle de ne dire que la vérité. Mais aujourd’hui, qui se soucie de la vérité ?
Ce que vous allez lire n’est donc ni un journal de voyage ni l’amorce d’une future autobiographie. Certains diront que c’est une exploration sans envergure, une aventure au petit pied. D’autres, bien informés, diront que c’est un tissu de mensonges, une confession narcissique.
Moi, je dirai plutôt que c’est un récit choisi, une autofiction.
Go West !

Je m’arrange avec mes souvenirs en trichant comme il faut.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit
 Tout en parlant, il inventait force mensonges semblables à la vérité.
Homère, Odyssée
Go West, young man and grow up with the country !
Horace Greeley, Hints towards reforms

 

Cette année-là, les accords d’Évian avaient été signés en Mars, Kennedy était entré dans sa deuxième année de mandat, Marylin Monroe avait encore quelques semaines à vivre et je n’avais pas encore vingt ans.  J’avais échappé à la guerre d’Algérie, le nouveau président des États-Unis me fascinait, et j’étais amoureux de Marylin.

Au départ, nous étions trois, trois de la même classe préparatoire. Entrainés par Hervé, qui connaissait le chemin parce qu’il avait fait le voyage l’année précédente, nous avions pris un vol sur une compagnie un peu fantaisiste, la Flying Tiger Lines. Elle nous avait promis de nous amener à New York en moins de 24 heures et de nous ramener un jour à Paris pour la somme globale et forfaitaire de 110 $ par tête, une aubaine, même à cette époque reculée.
Le but avoué de notre voyage était tout d’abord de rejoindre Flagstaff en Arizona où nous devions être logés aussi longtemps que l’on voudrait dans le garage d’un ami américain d’Hervé. Ensuite, au hasard des opportunités, nous partirions à l’aventure à la découverte de l’Amérique. Mais, moi, j’avais un autre but, un but précis. Je comptais lâcher mes compagnons à un moment ou à un autre pour rejoindre seul la jolie petite Patricia. Patricia, je l’avais rencontrée en Suisse au cours de l’hiver précédent. Nous nous étions retrouvés quelques jours plus tard à Paris où nous avions vécu un amour de courte durée. Forcément, j’étais tombé amoureux.
Elle vivait dans le Maryland, à Bethesda, pas loin de Whashington D.C. Je comptais bien l’y rejoindre et passer avec elle le reste de mon séjour aux USA. Afin d’éviter les moqueries des copains et leurs tentatives de dissuasion, je ne leur avais rien dit de mon projet.

Et voilà qu’en ce début de juillet, après une quinzaine d’heures de vol — compte non tenu des deux escales — une heure et demie d’autobus et une heure de marche, nous nous nous retrouvions, épuisés, sur un talus de l’US 78, autoroute qui devait nous mener vers l’Ouest sauvage.
Pourquoi un talus d’autoroute plutôt qu’un autocar Greyhound, comme tout le monde ? Parce que, pour corser le voyage, faire des économies et tenter tout de suite l’aventure, nous avions décidé de faire le trajet jusqu’à Flagstaff en auto-stop d’un bout à l’autre. Trois mille huit cents kilomètres… « parfaitement faisable en trois ou quatre jours » nous avait assuré Hervé qui, en la matière, en connaissait un rayon.

*

Il fait très chaud. Même à l’ombre de ce grand chêne au bord de la route, il fait sacrément chaud.
Plus d’une heure que je suis là, planté par la dernière voiture qui avait bien voulu me prendre en stop. Ça m’apprendra à parler politique. Quand on fait de l’auto-stop, on ne parle pas politique.

Pourtant, c’était bien parti. Le type m’avait pris sur la 70, un peu avant Pittsburgh. Il m’avait dit qu’il allait jusqu’à Kansas City mais que nos routes se sépareraient du coté de Saint Louis. Ça voulait dire quatre ou cinq cents miles ensemble. Quand on fait du stop au centre des États-Unis, quelques centaines de miles en un seul ride, une seule voiture, c’est une aubaine. Mais je n’aurais pas dû parler politique. Je n’aurais pas dû dire que Kennedy était un type super. On ne dit pas que Kennedy est un type super quand on ne sait pas ce que pense le gars qui vous a pris dans sa voiture. Et quand le gars dit que Kennedy, c’était un foutu bâtard, on acquiesce ou on ferme sa gueule. Mais non, pas moi. Alors le gars a rangé calmement sa voiture sur le bas-côté. Il s’est penché au-dessus de moi pour ouvrir ma portière. Il a posé ses deux mains sur le volant en regardant fixement devant lui et il n’a plus bougé. J’ai fini par comprendre. Je suis sorti de la voiture. J’ai récupéré ma veste, mon sac et mon petit drapeau sur la banquette arrière. J’ai refermé doucement la lourde portière et j’ai regardé partir la grosse Chevy vert pomme.

*

Il avait pourtant bien commencé ce voyage. Malgré un retour au Bourget à peine plus d’une heure après en avoir décollé parce que l’un des quatre moteurs s’était arrêté, le vol jusqu’à Shannon avait été sans histoire. Il n’en avait pas été de même pour la deuxième partie du voyage entre l’Irlande et Terre-Neuve. Plus précisément, pour la plupart des passagers, disons pour la totalité d’entre eux, le vol avait été sans histoire. Mais pas pour moi.

Le Super Constellation avait atteint son altitude de croisière. Il semblait immobile. L’énorme bruit des moteurs s’était assagi. Je ne prêtais presque plus attention aux courtes flammes qui sortaient des moteurs et qui, il faut le dire, m’avaient inquiété lors de nos deux décollages du Bourget. Le volume des conversations entre passagers montait, et l’allée centrale se remplissait de jeunes gens excités en pleine forme. Aucun d’entre eux n’avait l’intention de dormir une seule minute de la dizaine d’heures qui nous séparait encore de Terre-Neuve. L’annonce de la distribution de sandwiches et de Coca-Cola avait été accueillie par des hourras. Je regardai fixement l’hôtesse qui me tendait le mien : petite, menue, blonde, distante, visage d’enfant sage, elle ressemblait à Patricia. D’ailleurs, elle était coiffée comme elle : cheveux lisses tombant jusqu’au milieu de son cou et s’enroulant en une parfaite et unique boucle. Absorbé par la contemplation de ce sosie de la fille pour laquelle j’étais en train de traverser l’Atlantique, je ne faisais aucun geste pour prendre le petit sac de cellophane qu’il me tendait. L’hôtesse me fusilla du regard et laissa tomber le sandwich sur mes genoux. Je tentai de lui adresser un mot d’excuse, mais elle était déjà passée à la rangée suivante.

A SUIVRE

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