Première rencontre (1/3)

1ère partie – Promenade avec mon chien

C’était un Dimanche, certainement. Probablement le matin. Ça devait être début Juin. Dans les champs, les blés étaient hauts et, dans les prés, les veaux avaient grandi. François Mitterrand achevait son premier septennat dans le confort de la cohabitation, la négation de son cancer et la dissimulation de sa fille naturelle, et je conduisais une Audi 100 break.

À cette époque, j’avais aussi une chienne, Ena, labrador jaune. Elle va jouer un rôle majeur dans la découverte du monde agricole que j’étais sur le point de faire. Plus tard, nos longues balades à deux  sur les chemins de Champ de Faye et sur les plages du Cap-Ferret finiront par l’assagir, mais ce jour-là son tempérament était encore vif et ses réactions à l’environnement imprévisibles.

« IL est marrant lui, songeait Ena. A l’époque, j’étais jeune, en pleine possession de mes moyens physique. Pensez un peu ! Trente kilos, pratiquement que du muscle et du poil. Mais à force, toutes ces balades dans l’herbe mouillée et ces baignades dans l’océan au petit matin ont fini par me coller des rhumatismes. Assagie, qu’IL dit ! Pas me moins du monde ! Arthritique, c’est tout ! »

C’était donc un dimanche matin. Il faisait beau et j’avais en tête le projet d’une longue balade avec Ena. Nous avions dû partir vers neuf heures. A peine passé la ferme de Monsieur M…, nous avions quitté la petite route goudronnée qui mène à La Madeleine (et même au-delà) pour nous engager sur le chemin de terre qui, entre deux champs de blé, devait nous conduire au bois. Tant qu’aucune odeur intéressante ne s’en dégageait, les champs de blés ne semblaient jamais intéresser Ena.

« C’est drôle comme après tout ce temps passé ensemble, IL ne comprend toujours pas grand-chose à quoi que ce soit, grommelait Ena. Je voudrais bien l’y voir, LUI, naviguer dans un champ de blé s’il mesurait cinquante centimètres de haut : la progression y est difficile, on n’y voit rien, on s’y perd facilement et il y a toujours le risque de se prendre un épi dans le museau, ce qui est très désagréable. Je ne rentre dans un champ de blé que si je juge que ça en vaut vraiment la peine, par exemple pour suivre la trace d’un lapin, l’odeur d’un perdreau ou le glapissement d’un faisan. Ne cherchez pas, c’est bien comme ça qu’on dit, glapissement. »

Ena trottait donc devant moi, parcourant le chemin en festons, s’intéressant vaguement aux messages que les animaux de la nuit avaient laissés dans la rosée. Sachant qu’avant d’atteindre le bois, nous devions longer un pâturage, j’avais commencé à retenir Ena à la voix bien en amont du pré, car une demi-douzaine de veaux y avait élu domicile depuis le début du printemps. « Derrière, Ena, derrière ! » répétai-je tous les six pas. Mais tout en acceptant de réduire la distance qui nous séparait à trois ou quatre mètres, elle se refusait à passer derrière moi. Je me demandais si c’était parce qu’elle considérait que son rôle atavique de chien de chasse était justement de me précéder pour me signaler les bonnes occasions, ou pour éviter que je ne pollue les odeurs qui traversaient notre route.

« Mais non, mon gars, rigolait Ena. Je suis quand même capable de distinguer l’odeur d’une paire de botte de celle d’une poule faisane. C’était juste pour flatter ton côté ‘Je-promène-mon-chien-sans-laisse-car-il-m’obéit-au doigt-et-à-l’œil’. Ça te fait tellement plaisir ! »

Mais bientôt, j’aperçus les veaux. Ils étaient effectivement six, de couleur marron, déjà assez grands. Des Salers, évidemment. On me dit qu’ils seraient peut-être bien de race limousine, mais j’aime mieux penser que ce sont des Salers, c’est plus exotique. Ils étaient bêtement rassemblés dans l’ombre d’une haie à l’autre bout du pré, mâchonnant quelques feuilles prélevées sur les arbustes. De sa hauteur, Ena ne pouvait voir le troupeau, caché pour elle par les hautes herbes et le léger relief du terrain. Tout était calme et tout se serait bien passé si l’un des veaux ne m’avait aperçu, bien éclairé que j’étais par un soleil radieux mais plus tout à fait rasant. La bête se figea dans sa mastication. Alertée probablement par une senteur bovine, Ena était passée sous le barbelé qui limitait le pré. Raidie, tendue, le museau en l’air, les oreilles flottant doucement au léger vent d’Est, elle cherchait à identifier la direction exacte d’où venait ce parfum.

« Des veaux, se disait Ena. Cinq ou six, pas davantage. Race Limousine très certainement. Où sont donc ces sales bêtes ? ». 

« Ici, Ena ! Derrière, derrière ! » chuchotai-je avec autorité.

Et pendant ce temps, là-bas, à l’ombre près de la haie, un dialogue s’était engagé : « Eh, les bœufs, regardez ! Y a 2354 qu’est encore tombé en catatonie ! » disait 3549. « Il en bave que c’est dégoutant ! » ajoutait 2355, son frère jumeau. Mais déjà 2354, sortait de sa stupeur pour leur répondre vivement : « Vos gueules, bande d’ongulés ! Vous avez de la bouse dans l’œil de bœuf ou quoi ? Vous voyez pas qu’y a un type qui passe là-bas ». « Ça fait le troisième cette semaine, remarqua 007. Ça commence à devenir lassant. » Et c’est 2354 qui eut le dernier mot en déclarant : « N’empêche qu’il faut aller le saluer. C’est la moindre des politesses ». Et ils entreprirent de traverser le pré.

Les veaux approchaient en gambadant joyeusement. Quand Ena les aperçut, les babines retroussées, elle fléchit ses pattes arrière, prête à bondir, mais encore retenue par mes « Derrière, Ena, derrière ! » de plus en plus pressants. Elle commença à pousser un long grondement.

« C’est bien ce que je pensais ! Des Limousins ! Ah ! je le savais qu’il en y en avait dans le secteur de ces saletés de bestioles ! » rageait-elle. « Eh ? Oh ? Je peux y aller, dis ? Je peux y aller ? »

La chienne avait interrompu son grondement pour me regarder, l’air interrogateur.

 « Meeeerde ! Un chien ! » s’exclamait 3549 en s’arrêtant si brusquement qu’il fut bousculé par 007 qui le suivait de près. « Eh ! Poussez pas derrière ! Vous savez bien que je ne supporte pas ce genre d’animal ! »

Tout le monde était figé : moi qui fixais le chien, le chien qui fixait les bœufs, et les bœufs qui fixaient le chien (sauf 2355 qui regardait en l’air). Nous étions presque dans une situation de gunfight mexicain, et j’avais dans les oreilles l’angoissante musique de Sergio Leone qui accompagne en général de genre de suspens.

« Oh, et puis, crotte ! J’y vais, décida Ena »

A SUIVRE, demain

7 réflexions sur « Première rencontre (1/3) »

  1. Ma référence pour le Brouilly, le Morgon ou le Saint-Amour, etc, est Guignol lui même. Quant au Beaujolais nouveau, j’n’sais pas et j’en bois pas.

  2. Pour ce qui est du beaujolais nouveau, d’accord. Mais pour le reste, il faut bien admettre que, comme dit la sagesse populaire, tous les clous sont dans la voiture.

  3. Je crois que je disais plutôt : « laisse-moi parler, s’il te plait.

  4. Je serai bref! Le feuilleton c’est bien s’agissant de la capacité d’attention limitée d’un lecteur déconfit du JDC aux confins de la crise de nerf, d’autant plus qu’il faille ajouter quotidiennement le journal de campagne en supplément gratuit avec en plus les commentaires des lecteurs qui gagnent chaque jour en volume et valeur.
    Toutefois, j’ai l’impression d’être chambré quand le lis que le Brouilly doit l’être. Jamais plus que 14°C scrogneugneu!

  5. non non je persiste et signe cette lecture interrompue est frustrante ( je laisse les esprits mal tournés filer la métaphore) , surtout venant de quelqu un qui m à souvent dit: laisse moi parler..
    Je te lis toute ouïe !

  6. Bonjour impatiente ariégeoise.
    Cette « première rencontre » est une histoire qui fait 3500 mots, l’équivalent d’une dizaine de pages. J’estime entre 800 et 1000 mots la capacité d’attention moyenne de la plupart de mes lecteurs. A notre époque où les mots de plus de trois syllabes n’ont plus cours, où des syntagmes entiers sont remplacés par des petits bonshommes jaunes qui rigolent, où les tweets servent de discours politique et les selfies de récit de voyage, j’estime que 800 mots c’est déjà pas mal et que ça montre bien le niveau intellectuel élevé de mon lectorat. La publication de textes plus longs risquerait d’en lasser une partie, et ce serait dommage. Donc, patience.
    Pour finir avec une image ou une allégorie, à moins que ce ne soit une métaphore, comme on voudra : manger un saucisson tout entier en une seule fois peut-être écoeurant, alors que le déguster en rondelles, en prenant son temps, quel plaisir. Même chose pour l’andouille (de Vire). Surtout si c’est avec un verre de Brouilly, mais légèrement chambré, s’il vous plait.

  7. Ah non! Je déteste les feuilletons , qu il faille attendre la suite au prochain numéro!
    3 épisodes en plus..
    Déjà notre Panda nous a presenté hier un deconfinemnt en trois parties,aléatoire le 28 la suite au 7 Mai , puis la conclusion le 11!
    Alors non , attendre 2 jours ,c est insoutenable.
    seul espoir , que le mot veau déclenché chez Lorenzo un pastiche hilarant sur le thème : « le veau bieux « et son chien….

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