Archives mensuelles : décembre 2016

La belle église

Son frontispice asymétrique ferme la place entre le flanc sud du Panthéon, la Tour Clovis du Lycée Henri IV, la façade XIXème de la Bibliothèque Sainte-Geneviève et la vitrine XXème de Picard Surgelés.

img_3139Le matin, elle se détache en contre-jour sur le ciel bleu vif d’octobre, si on est en octobre. A midi, s’il ne pleut pas, vous pouvez voir sur le parvis des jeunes gens assis par terre. Ils mangent, boivent, lisent et fument et vivent là les meilleurs moments de leur existence.

Les soirs d’été, quand c’est l’été, la façade frappée à l’horizontale par le soleil est blanche ou rose selon l’humeur du temps.

C’est Saint-Etienne du Mont, la plus belle église de Paris. Je ne vais pas vous raconter son histoire, ni vous décrire son architecture. Je ne suis pas Wikipédia, et puis on s’en fout. Il y a des moments où les précisions réduisent les sentiments, où la connaissance bride l’imagination.

S’il n’est pas loin de midi et qu’il ne pleut pas, insinuez-vous entre les jeunes filles qui fleurissent le parterre, écartez les garçons qui vrombissent autour, montez les trois marches, poussez les deux portes et entrez dans Saint-Etienne du Mont.

Respectez les panneaux, éteignez votre portable, ne circulez pas pendant les offices. Remontez un bout de l’allée centrale, asseyez-vous et fichez la paix à tout le monde, vous compris.

Oubliez qui vous êtes, oubliez même que vous ignorez si vous êtes croyant… Il y a si longtemps que vous n’êtes pas entré dans une église pour rien, sans rime, sans raison, sans enterrement, sans mariage, sans problème.

Quand vous serez bien calme, quand vous ne sentirez plus que la chaise est trop raide ou trop basse, quand vous aurez oublié le courant d’air qui vient de la sacristie, quand vous arriverez à ignorer le petit groupe là-bas qui bruisse autour d’un guide, alors vous serez prêt.

img_3124Et quand vous serez prêt, contemplez le jubé, compliqué et magnifique, attardez-vous sur la dentelle de ses balustrades, sur la complexité de ses escaliers, sur ses impossibles colonnes asymétriques. Levez les yeux et essayez d’imaginer pourquoi la grand-nef et le chœur sont légèrement désaxés. N’insistez pas trop.

Dans le silence ponctué de rares voix basses et de lointaines portes qui claquent, écoutez le calme troublé parfois par le bruit d’un autobus ou de la sortie tumultueuse d’une classe de quatrième d’Henri IV.

Si vous y tenez, allez rendre visite à Saint-Geneviève. Laissez donc une pièce dans le tronc du denier du culte, et ressortez dans la lumière.

 

Suave mari magno

Suave, mari magno turbantibus aequora ventis, e terra magnum alterius spectare laborem; non quia vexari quemquamst jucunda voluptas, sed quibus ipse malis careas quia cernere suavest.

Lucrèce – De rerum natura
Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui ; non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand, mais voir à quels maux on échappe soi-même est une douce chose.

Le jour où j’ai rencontré César

C’est un samedi d’octobre 1956 que je l’ai rencontré pour la première fois. C’était le tour de la mère de mon ami René-Jean de s’occuper de nous pour toute la journée et, pour l’après-midi, elle avait choisi de nous emmener au Jardin d’Acclimatation. Nous y aimions particulièrement les vraies voitures à essence que nous pouvions conduire nous-même et dont les petits moteurs à deux temps crachaient bruyamment des volutes de fumée bleue. Nous aimions aussi les tirs à la carabine sur des pipes en plâtre blanc qui éclataient sèchement sur leur fond de tôle noire. Mais, vers la fin de la matinée, tandis que nous jouions encore au salon, une grosse pluie d’orage était venue frapper les vitres. C’était fichu pour les petites voitures. Alors, la mère de mon ami s’était plongée dans le journal à la recherche d’un film décent. Nous avions déjà vu Peter Pan, le nouveau Disney, dès sa sortie et il n’était pas question d’aller voir le dernier film d’Eddie Constantine, « La Môme Vert de Gris », ni même « Touchez pas au Grisbi » malgré la présence de Jean Gabin.

Ne restait que « Jules César », qui venait de sortir au milieu de la semaine. Elle dut se dire que c’était une de ces productions américaines, un péplum de plus, un genre de « Quo Vadis ? », et que ça conviendrait très bien à deux garçons de treize ans. C’est en tout cas comme ça qu’elle nous le présenta.

Dans l’immense salle du Paramount Opéra, Continuer la lecture de Le jour où j’ai rencontré César

Chronique des années passées – 6

Chronique des années quarante

6 – Les 203

A cette époque, le matin mon père m’emmenait parfois en voiture jusqu’à l’école.

Notre Peugeot 203 était souvent garée dans la rue Pascal, que nous suivions jusqu’au bout pour longer l’église Saint-Médard et rejoindre la rue Monge. Par la rue du Cardinal Lemoine, nous plongions ensuite vers la Halle aux Vins et la Seine. Passés les deux ponts, il me déposait à l’angle du quai et de la rue du Petit-Musc, devant la station de métro.

Assis très bas sur le siège du passager, je me penchais en avant pour regarder le capot à tête de lion et l’aile droite renflée qui me faisait penser à la vue que l’on a de son propre nez quand on ferme l’œil gauche.

203Je vois encore le levier de vitesse à poignée d’ébonite de couleur crème, planté sur l’axe du volant que, selon son humeur, mon père maniait avec douceur ou brutalité, mais toujours avec assurance.

Nos 203 ont eu plusieurs couleurs : grise, noire, bordeaux… Mon  père les remplaçait souvent car il les épuisait. Si l’une d’entre elles seulement (était-ce la bordeaux ?) a eu un toit ouvrant, elles furent toutes équipées d’un double carburateur. Cette transformation leur permettait de « piquer » le 130 et de couler une bielle ou quelque chose comme ça au bout de trente mille kilomètres. Je me souviens d’avoir passé quarante huit heures dans un hôtel de Villefranche-sur-Saône où la voiture avait rendu son âme sur la route de l’Alpe d’Huez. Ce fut notre dernière 203.

Mais pas notre dernière Peugeot.