Morceau choisi
Un peu de temps à l’état pur
Longtemps après l’épisode de la madeleine, le narrateur, trébuchant sur les pavés inégaux de la cour de l’Hôtel des Guermantes, revit la sensation de bonheur qu’il avait éprouvée des années plus tôt à Venise.
Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur.
Marcel Proust – Le temps retrouvé
Si l’art, comme il l’affirme dans une formule célèbre, « est le folklore d’un pays qui n’existe pas », le génie de Vialatte s’etend bel et bien dans un paysage littéraire qui va de Kafka à Jean Dutourd et de Nietzsche à Pierre Desproges. Quand ce dernier déclarait que l’auteur des « Fruits du Congo » était l’un des plus grands écrivains du demi-siècle, il n’exagérait pas. Car les admirateurs de Vialatte ne sont pas des lecteurs ordinaires. Ils forment une secte d’initiés et de jaloux, adeptes d’un culte rendu à un poète-philosophe parfaitement méconnu de son vivant. Il n’est pas un chagrin de la vie qui puisse résister à la lecture d’une page de ce prince de l’humour « plus tendre et désespéré – c’est encore Desproges qui parle – qu’un la mineur final dans un rondo de Satie ».
À Paris, lundi 15 décembre 1670.
« On ne peut pas toujours lire l’histoire de Monsieur Dupont qui épousera Mademoiselle Durand à la page 240 après mille péripéties qui ont bien failli nous faire croire le contraire. (Dieu ! Que j’ai frémi pour leur bonheur !) On sait bien qu’elle est fille d’officier supérieur, qu’elle fut chargée de diplômes comme un âne de reliques dans les couvents les plus distingués, qu’elle connaît