L’étranger

Je décroche le gros téléphone noir. La voix me dit de ne pas bouger, de rester à l’hôtel ce matin. La voix est inquiète. Pas affolée, mais inquiète. Je la connais, cette voix. C’est celle du responsable du bureau. Il est venu m’accueillir hier soir à l’aéroport. Il parle très bien le français, avec application, mais il a un fort accent, presque caricatural. On dirait Michel Leeb quand il raconte une blague africaine. Il me dit qu’il se passe des choses. Il ne sait pas vraiment quoi, mais il se passe des choses. Il me dit de ne pas bouger, qu’il me rappellera. Je raccroche en finissant de m’habiller. J’ai choisi un costume ultra léger, beige clair, chemise bleu ciel à manches courtes. C’est mon premier jour ici. Je dois faire bonne impression. Immobile sous le ventilateur qui tourne au plafond, je finis de nouer ma cravate club rayée rouge et bleue, puis je traverse la chambre en réfléchissant. Que se passe-t-il ? Pourquoi ne pas bouger ? Y aurait-il du danger ?

La radio de l’hôtel enchaine les morceaux de musique classique. J’allume la télévision : un chien saute à travers la fenêtre d’une cabane en feu. Je reconnais Rintintin. Je vais jusqu’à la fenêtre. Je regarde dehors. La Place de la Révolution s’étend devant moi, bien propre, presque déserte. Deux hommes en bermuda bleu marine arrosent le bitume avec de longs tuyaux jaunes qui les relient à un camion citerne. Ils ne portent pas de chemise. Les serveurs des cafés qui, le jour, occupent la centre de la place installent les tables, apportent les chaises, déplient les parasols. Les tables et les chaises sont toutes pareilles, mais pour les parasols, chaque établissement a sa couleur. La plus jolie, c’est la couleur crème, mais le noir est beau aussi. Deux blancs sont installés à une table sous un parasol noir et boivent un café.

C’est mon premier matin à Savrola et tout semble normal, complètement normal.

Je sors de ma chambre et sans prendre l’ascenseur, je descends les deux étages. Le hall est tranquille. Le concierge me salue et me dit une aimable banalité en anglais. Tout est normal.

En sortant de l’hôtel, je prends le Boulevard du Président  N’Gan-Yonn sur ma droite, puis la première rue à droite. Le bureau n’est pas loin. J’ai repéré les lieux hier. J’y serai dans un quart d’heure. Il est sept heures vingt-cinq. Les gens que je croise marchent vite. Un embouteillage commence à se former quelque part. Des klaxons s’énervent. Je vais atteindre l’Avenue d’Okabangui où je prendrai à gauche.

Des détonations se font entendre. Je me dis que ce doit être des pétards. Je continue à marcher. Nouvelles détonations. Je pense : « …des pétards à cette heure … peu probable … peut-être des pots d’échappement… » Non, leur rythme ressemble à celui d’une mitraillette. D’ailleurs, d’autres mitraillettes viennent de se faire entendre. Je me suis arrêté de marcher à l’angle du Boulevard et je regarde devant moi, derrière moi, à droite, à gauche, au-dessus de moi. Rien ne me permet de savoir d’où viennent ces détonations. Je regarde les passants. Ils font comme moi, regardent en l’air, enfoncent leur cou dans leurs épaules et accélèrent le pas. La rue se vide. Je pense qu’il vaut mieux faire demi-tour. L’hôtel est encore tout près.

Il n’y a personne dans le hall. Je me penche par-dessus le comptoir pour prendre la clé de ma chambre. L’ascenseur ne fonctionne pas. Le plateau du petit déjeuner a été débarrassé, mais le lit n’est pas fait.  La radio reste silencieuse et le ventilateur est immobile. Ma fenêtre est restée ouverte. Je regarde la place. Elle est presque vide. Deux ou trois voitures, quelques passants pressés la traversent. Je vais sur le balcon. Il commence à faire chaud. Les arroseurs sont partis.

Un bruit monte et emplit l’air. Je le reconnais. C’est celui d’un hélicoptère. Je le vois maintenant. C’est un Tigre. Il vient s’immobiliser au-dessus du centre de la place. Des volutes de poussières s’élèvent. Deux parasols noirs renversés traversent la place en virevoltant comme des danseuses. Ils viennent se bloquer contre une façade, agités de soubresauts. D’un seul coup, comme un frelon qui se décide, l’hélicoptère pique un peu du nez et part à toute vitesse pour disparaître derrière les toits sur ma droite.

Le silence règne maintenant sur la Place de la Révolution. De temps en temps, des rafales de mitrailleuses et des coups de feu isolés se font entendre dans le lointain. Entre les détonations, c’est le silence. Il n’y a plus de passants, plus de voitures, plus rien. Je suis debout sur le balcon, les bras ballants. J’attends je ne sais pas quoi.

Un nouveau bruit est en train de naître et de grandir. Je n’arrive pas à le reconnaître ni à comprendre d’où il vient. On dirait le rideau métallique d’un magasin que quelqu’un remonterait sans fin.

Le bruit se précise et devient évident, je le reconnais : c’est celui des chenilles d’un char d’assaut. J’ai entendu des chars une fois quand je faisais mon service militaire à Biville. D’ailleurs, maintenant, dans le vacarme, on entend le bruit du gros moteur. Trois secondes plus tard, le nez de l’engin apparait. Le char entre sur la place. Il est de couleur crème, comme les parasols. Son canon est à l’horizontal. Il s’arrête en plein milieu de la Place de la Révolution. Il pivote sur lui-même et renverse deux fauteuils métalliques. Ses chenilles marquent le bitume de traces noires et luisantes. Il lève lentement son canon et s’immobilise. Son moteur tourne au ralenti. Je me penche en avant et je pose mes mains sur la rambarde de béton du balcon. Fasciné par le spectacle, je n’ai pas vu arriver un deuxième puis un troisième char. Ils viennent se placer à côté du premier char en écrasant quelques tables, puis ils s’immobilisent et lèvent lentement leur canon.

Je regarde les trois chars, leurs canons dressés à quarante-cinq degrés vers le ciel. Aucun soldat n’est visible.

Une première tourelle se met à tourner lentement sur elle-même avec un bruit de mécanique bien huilée. La deuxième tourne à son tour, puis la troisième. A présent, les canons sont pointés en éventail dans trois directions différentes. Je remarque qu’aucun n’est orienté vers mon balcon.

Plus rien ne bouge, les chars, les arbres, moi sur mon balcon. Je vois la fumée bleue qui sort des trois pots d’échappement verticaux. Je sens l’odeur du gas-oil qui monte avec la chaleur. J’entends le bruit calme du ralenti de leurs gros moteurs. A l’angle de la place, le feu du Boulevard N’Gan-Yonn passe au rouge, au vert, à l’orange, au rouge, au vert…

Et puis le premier char tire. Je sursaute violemment et, sans comprendre comment, je retombe à genoux sur le balcon. Le deuxième char tire à son tour et je ressens comme un coup dans le sternum. Le troisième char tire et mes oreilles sifflent. Le premier char tire à nouveau, puis le second, puis le troisième. À chaque obus, une courte flamme éclaire la place d’une lueur orange. L’hélicoptère est revenu. Il vole en stationnaire au-dessus des chars. Les arbres se tordent dans le souffle de ses pales. Le rythme des coups de canon s’accélère. Maintenant c’est presque un roulement continu derrière lequel se distingue le wouche-wouche-wouche de l’hélicoptère.

C’est une musique superbe, un spectacle grandiose. Tout mon corps vibre. J’ai la chair de poule.

Et puis les canons se taisent brusquement.

L’hélicoptère s’éloigne et disparaît.

C’est fini.

J’ai envie d’applaudir.

 

3 réflexions sur « L’étranger »

  1. J’avais déjà raconté cette histoire dans un texte déjà publié ici : « Les canons de Syntagma ». Mais ce texte se voulait réaliste et personnel, notamment parce qu’il racontait une histoire vraie : la nuit du coup d’état de 1973 à Athènes. 
    J’ai voulu réécrire cette histoire dans un style impersonnel par un narrateur qui ne ferait qu’observer ce qui se passe sans éprouver aucun sentiment devant les évènements, pourtant graves, qui se déroulent devant lui : il y resterait étranger. 
    Le narrateur est étranger aussi au sens qu’il ne connait rien au pays dans lequel il vient d’arriver, qu’il ne sait pas ce qui se passe, et qu’il n’émet même aucune supposition sur ce qui pourrait bien se passer. Il ne se sent pas concerné. Il ne voit que le spectacle et se retient même d’applaudir.
    Que se passe-t-il ? Probablement le début d’une guerre civile dans un pays aux consonances africaines. Les noms sont inventés, il existe des « Place de la Révolution » dans presque tous les pays du monde, et on parle anglais dans presque tous les pays du monde. C’est volontairement que je suis resté imprécis sur l’avant, l’après, le pourquoi et le où de ce concerto  pour trois canons et hélicoptère.
    Merci pour ton commentaire, Angela.

  2. Super ! Ah quel suspense, …….et après…? What else, why?

  3. On se croirait dans « Les dieux sont tombés sur la tête! »

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