​La dernière lettre de César

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Vous avez sans doute lu ici il y a quelques jours le magnifique texte de Plutarque racontant la mort de César, assassiné dans le Théâtre de Pompée par une bande de sénateurs le 15 mars de l’année 44 avant J.C.
Voici la traduction de la très surprenante lettre qui a été retrouvée dans un coffret miraculeusement intact lors du percement d’une nouvelle galerie de métro sous la colline du Mont Palatin. C’est la lettre qu’écrivait César à son fils adoptif, Octave, celui qui deviendra bientôt Auguste, le vrai fondateur de l’Empire Romain.

Ave, Octave,
A toi, mon fils, salut.

Celle-ci est la dernière lettre que tu recevras de moi car je ne t’écrirai plus.

A lire cette annonce abrupte, tu dois te demander pourquoi, au bout de quatre années, j’ai décidé de mettre un terme à cette habitude que j’avais prise de t’écrire afin de t’apprendre ce que moi-même j’ai appris au cours de ma vie. Rassure-toi, tu ne m’as ni offensé ni déçu, et je suis satisfait de voir que tu deviens celui que j’espérais. Mais je ne t’écrirai plus.

Cette décision de t’écrire régulièrement, je l’avais prise tout d’abord par devoir, celui que je m’étais imposé de former un adolescent en qui j’avais vu une intelligence, une perspicacité, une capacité de froide analyse et de brillante synthèse au service d’une grande ambition non encore révélée, qui, avec l’aide de mon enseignement, lui permettraient d’atteindre et d’assumer les plus hautes charges de l’Etat.

Ce devoir est vite devenu un plaisir, celui de te voir découvrir et comprendre les ressorts de l’action humaine, puis apprendre à les utiliser pour parvenir à de nobles fins.

Puis, au fil de mes lettres, ce devoir est devenu aussi une nécessité.
Choisir un sujet, une période, une action à t’exposer m’était désormais indispensable. Par l’effort de mémoire et d’analyse nécessaire à la rédaction de ces leçons, je découvrais en moi des ressources que je connaissais mal et j’arrivais à mieux comprendre les quelques échecs que j’avais pu rencontrer.

Mais je ne t’écrirai plus.

Je vais t’en dire les raisons. Écoute-moi bien, cher Octave, car je vais te parler comme jamais je n’ai parlé à personne :

Aux ides de décembre, j’aurai cinquante-six  ans. Mes médecins me disent que je suis en bonne santé et que, si je suis les prescriptions qu’ils me donnent contre la fièvre quarte, je vivrai encore de nombreuses années. Sont-ils sincères, craignent-ils ma colère s’ils devaient m’annoncer une vie plus brève, sont-ils seulement compétents ? Je n’en sais rien. Mais que m’importe ? Je ne crains pas la mort, mais seulement  la déchéance qui parfois la précède, et je saurais quoi faire si elle devait m’atteindre.

Je suis donc en bonne santé. Pourtant, je suis fatigué.

Fatigué par tant d’années de manœuvres politiques, de guerres extérieures puis de guerre civile, de difficultés dressées devant moi depuis si longtemps, d’oppositions stériles mues par des intérêts particuliers, d’ignorance et d’hypocrisie, de bêtise et de mesquinerie, de lâchetés, de trahisons…

De tout cela, je suis fatigué.

Depuis quelques semaines, la nuit, quand Calpurnia et moi sommes allongés côte à côte, elle me parle doucement. Elle me dit que j’ai eu bien assez d’aventures, de blessures, de chevauchées, de victoires et de femmes ; que je suis couvert d’or, de puissance et de gloire ; qu’il est temps que je m’arrête, que ma chance va tourner, que les augures qu’elle consulte chaque jour sont mauvais ; qu’elle aimerait que nous nous retirions tous les deux dans la propriété qu’elle a héritée de son père, là-bas au Nord. Elle n’y est pas revenue depuis son enfance, mais dans son souvenir, le domaine était immense et magnifique. Sur les coteaux, les vignes y étaient excellentes, et dans les vallons, la terre y était grasse et riche. Elle me dit que nous y serions tranquilles, loin des intrigues et des perversités de Rome, que je pourrais chasser, chevaucher, me promener sans fin, étudier l’astronomie et, pourquoi pas, diriger le domaine.

Tu sais déjà que je n’ai jamais ressenti de passion pour Calpurnia. Au cours de mes campagnes, je l’ai trompée de multiples fois et depuis que je suis de retour à Rome, je continue de la tromper. Pourtant, j’éprouve une profonde estime pour cette grande et noble femme et il m’arrive même parfois de tenir compte de ses avis.

Alors, ces nuits-là, après qu’elle se soit endormie, je roulais cette idée dans ma tête, j’envisageais notre départ, j’examinais les dispositions à prendre pour remettre la République en de bonnes mains.

Mais à l’aurore, quand je me levais pour contempler la cité, je réalisais que tout cela était impossible : Rome avait besoin de moi et si je m’en allais maintenant, la République retomberait entre des mains incapables, celles de gras patriciens, obsédés par l’argent et les plaisirs ou, pire encore, celles de chevaliers de petite noblesse, arrivistes et maladroits. Moi parti, seul Pompée aurait été capable d’éviter le chaos, mais Pompée est mort. Bien sûr, il y a Marc-Antoine, ami loyal, courageux, audacieux même. Mais je t’ai appris à reconnaitre les forces et faiblesses des hommes, et si tu sais que Marc-Antoine est un grand et formidable soldat, tu as dû comprendre qu’il n’est que cela, sans finesse, sans diplomatie, sans vision. Et je sais surtout que Marc-Antoine sacrifierait n’importe quoi à un plaisir immédiat. Il serait donc impossible de lui confier l’Etat.

Et puis, vois-tu César commander à quelques centaines de paysans ? Surveiller la hauteur des blés ? Impossible, César en mourrait de honte et d’ennui.

Pour le bien de Rome et du  peuple Romain, je devais rester.

D’ailleurs, comment tout abandonner, au seuil du pouvoir suprême, après avoir développé tant d’efforts et accompli tant d’exploits. Avoir mérité une couronne civique à moins de vingt ans, pacifié l’Espagne comme propréteur quelques années plus tard, avoir été nommé Consul à quarante ans dans le triumvirat de Pompée, tout cela pour renoncer à tout ce qui avait guidé ma vie jusque-là ?  N’avais-je pas soumis toute la Gaule en moins de neuf années. De toutes ces terres barbares, n’avais-je pas fait une seule province romaine, des Alpes aux Pyrénées, et des Cévennes au Rhin, payant aujourd’hui un tribut annuel en millions de sesterces. N’avais-je pas été le premier des Romains à franchir le Rhin, à envahir la Bretagne ? N’avais-je pas sauvé la République en chassant de Rome cette oligarchie stupide et corrompue qui avait fui dans les bagages de Pompée ?

De retour à Rome, parvenu enfin au pouvoir sans partage, n’avais-je pas entrepris aussitôt ce pourquoi j’avais tout accompli : la réforme de la loi et le bouleversement de l’administration pour assurer définitivement l’autorité du pouvoir central sur l’ensemble du monde Romain et permettre à la plèbe de prospérer et d’accéder à la magistrature. N’avais-je pas aussi entrepris d’innombrables et somptueux projets d’amélioration et d’embellissement de Rome et des Provinces, la construction d’un nouveau forum et d’un immense temple de Mars, l’agrandissement de l’enceinte de la Cité, la construction d’une bibliothèque, l’assèchement des marais Pontins, le percement de l’isthme de Corinthe, et tant de choses encore dont je suivrai personnellement la réalisation ? Enfin, le Sénat ne venait-il pas de me nommer dictateur pour dix ans ?

Ne suffirait-il pas d’encore un peu d’habileté, d’encore un peu d’or, pour que, sur un mot de moi, devant la populace grisée par l’enthousiasme, Marc-Antoine me tende le diadème qui me désignerait empereur ? Ne serais-je alors pas assuré de pouvoir poursuivre et achever le grand œuvre de ma vie : un empire éternel, encore plus grand que celui d’Alexandre ?

Et j’allais abandonner tout cela ? Et pour quoi ? Pour une vie de propriétaire terrien, autant dire de paysan?

Par respect pour tout ce que j’avais accompli, je devais rester.

Pourtant, ce matin à l’aurore, alors que je regardais le soleil pointer derrière le Quirinal, le souvenir d’une autre aurore m’est revenu. C’était au lendemain de la bataille de Pharsale. Avec mes vingt mille soldats, j’avais défait les cinquante mille hommes de Pompée. Lui-même avait pris la fuite. Ma victoire avait été si écrasante qu’à cet instant, je pouvais espérer avoir mis un terme définitif à la guerre civile. Pourtant, la vision de ces files interminables de prisonniers que nous conduisions vers la mer et la contemplation de ce champ de bataille couvert d’innombrables cadavres, tous romains, m’ont plongé dans une sombre réflexion, me laissant un goût d’absurdité, d’inutilité et de découragement.

C’est alors que j’ai pensé laisser là mes armées et poursuivre vers le sud, jusqu’en Attique, accompagné seulement de quelques amis et de quelques serviteurs. J’achèterais un domaine. J’inviterais Cicéron à m’y rejoindre. A nous deux, nous fonderions une Académie. Nous réunirions autour de nous des savants, des philosophes, des poètes. Nous déambulerions sous les portiques, nous explorerions les sciences mathématiques, nous agiterions des idées abstraites, nous écririons des poèmes, nous chercherions l’origine du monde, le sens de la vie, le pourquoi de la mort. Je pourrais enfin vivre, sans comploter, sans déjouer, sans calculer, sans tuer. Vivre, écrire, laisser dans l’histoire une trace, plus profonde que celle d’un conquérant, plus utile que celle d’un Consul et plus juste que celle d’un dictateur.

Voilà ce à quoi je pensais. Et puis, quand les trompes avaient sonné l’heure du premier rassemblement des légions, j’avais chassé cette chimère et repris ma marche à la poursuite de Pompée et du pouvoir.

C’était il y a quatre ans, et ce matin, ce rêve de départ m’est revenu, de plus en plus fort, de plus en plus réel. Tout à coup, je me suis rendu compte que mes mains serraient la balustrade si fort qu’elles en devenaient blanches, que je commençais à trembler et à grincer des dents. Je sentais en moi la tension qui prélude à l’une de ces crises que je connais bien. Devinant l’attaque, mon serviteur m’a aussitôt apporté cette décoction de lait de chèvre, de miel et de poivre que l’on conserve toujours à portée. Mais, contrairement à l’habitude, au lieu de m’apporter cet épuisement qui est le signe que la crise est désormais passée, la potion a fait naître en moi un sentiment nouveau de calme et de plénitude : je savais ce que j’allais faire. Ma décision était prise.

Et c’est à toi, à toi seul, Octave, mon fils, que je la révèle à présent.

Demain, à la Curie, aura lieu la séance des Ides de Mars, et devant les sénateurs assemblés, je renoncerai à ma charge. Je leur dirai que mon but n’était pas d’obtenir le pouvoir suprême, mais d’affermir la République en soumettant les ennemis de Rome aux frontières et en ramenant la paix à l’intérieur. Je leur dirai que ces tâches étant accomplies, mon rôle était terminé. Ces imbéciles seront bien sûr stupéfaits, et profitant de leur surprise, je leur demanderai de confirmer sur l’heure la nomination de deux Consuls à la tête de la République : Marc-Antoine et Brutus. Je leur ferai valoir que la force et le génie militaire de Marc-Antoine, le meilleur des généraux que Rome ait jamais connu, la droiture et l’intelligence de Brutus, le plus noble des fils de Rome, et l’attachement indubitable de ces deux Romains à la République lui assureront la stabilité et la prospérité. Quand ils auront entendu ma promesse de ne plus prendre aucune part aux affaires publiques et de quitter la Ville, ils accepteront, sois en certain.

A présent, tu connais ma décision, et jusqu’à demain, tu seras le seul à la connaitre.

Un instant, j’avais pensé envoyer des messagers pour en informer les sénateurs avant la séance de demain. Mais j’ai jugé que cette bande d’incapables corrompus ne méritait pas cet égard. Tu dois penser que je devrais prévenir Marc-Antoine et Brutus. Tu as sans doute raison. J’ai agité cette pensée et décidé de n’en rien faire car mes deux amis pourraient tenter de me faire changer d’avis. Or, je suis las et n’ai nulle envie d’entendre leurs arguments.

Demain matin, je leur ferai cadeau du pouvoir. En échange, je n’exigerai d’eux que ceci : tout d’abord que, dans l’année qui vient, ils s’engagent à te faire nommer troisième consul d’un nouveau triumvirat – avec l’argent que je leur laisserai à cet effet, cela leur sera facile – ; ensuite qu’ils fassent dresser au milieu du nouveau forum un modeste buste à mon effigie avec cette inscription :

AUX IDES DE MARS DE L’ANNEE DCCIX
CAIUS JULIUS CAESAR
A QUITTE VOLONTAIREMENT LE POUVOIR

Voilà, Octave, mon fils, quelles ont été mes pensées de ces derniers jours et quelle est ce soir ma décision. Elle est irrévocable. Nous nous verrons encore, demain au Forum, à Athènes plus tard, mais je ne t’écrirai plus.

Vale, Octave ! A toi mon fils, salut !

Caius Julius Caesar

 

Une réflexion sur « ​La dernière lettre de César »

  1. Très belle lettre, Indeed!

    J’espère qu’Auguste l’a trouvée en descendant du métro romain à la station, Monte Palatino!

    Quand? et quel fort en thèmes a réalisé cette ‘version latine’ vers la langue des Napoléon et De Gaule? (à moins qu’elle ne soit issue d’une traduction du latin en stalinois ou du latin en musso-belusconien ou du latin en Churchillien?)

    De deux choses l’une,

    ou, comme les textes chrétiens, elle est le fruit de moult réécritures toutes conformes à l’esprit du temps qui passe et change… Celle-ci me semble très récente! Depuis quand doute-t-on de la compétence des médecins et des dentistes? (Molière ne parle point d’incompétence en peignant son Diafoirus que le ridicule n’a pas tué)

    ou, la traduction est d’une grande fidélité et alors, l’humanité (que César dit bien connaître) n’a pas changé d’un iota en 2000 ans! Ce que croient les conservateurs!

    Il est vrai qu’à chaque fois qu’un être humain disparaît, ce n’est pas, comme on dit que disent les Africains, que sa ‘bibliothèque qui brûle!’ mais tout l’univers (enfin, le sien… car pour lui, il n’y en a pas d’autres) et à chaque fois qu’un enfant parait, c’est à lui de le refaire… le sien… d’univers! Le savoir ne se transmettant pas… (voir théorie ravaultesque de l’incommunicabilité) la science politique, même devenue ‘science’ ne progresse guère! On tourne en rond et le constat de Julius est éternellement valable!

    À propos, Quand Trump doit-il se rendre à la Curie? déjà! Chose certaine, on me trouvera pas de lettre semblable dans le métro New Yorkais! Seulement des tweets que les pigeons picorent!

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