La suite de Balbec – Chap.4 – La librairie

Si vous voulez savoir ce qui s’est passé avant, allez donc consulter le JdC des 3 jours précédents ! Non mais sans blague, je ne vais quand pas tout faire ! Bon, voila le chapitre 4

4-La librairie

Je passai ensuite de l’autre côté du magasin, celui qui était consacré à la littérature. Je me faufilai entre deux rayonnages de bois dont les étagères se courbaient sous le poids des livres. Curieusement, la plupart d’entre eux n’étaient que d’autres exemplaires de ceux que j’avais vu un peu plus tôt dans la vitrine. Hugo, Dickens, Maupassant… Je prélevai un exemplaire de Bel-Ami et me mis à le feuilleter. Ses pages étaient blanches. Je reposai Bel-Ami et saisi une Madame Bovary voisine. À part la première, qui reprenait le nom du roman et celui de son auteur, toutes les autres pages étaient vierges. Étrange ! Je pensai alors que je me trouvais devant un stock de rebuts d’imprimerie destinés au pilon. Je relevai la tête. La silhouette sous la lampe avait disparu. J’avançais entre les rayons de plus en plus éloignés de la vitrine donc de plus en plus sombres. Je remarquai plusieurs changements : du blanc cassé ou jaune filasse ou marron clair, les dos des livres étaient passés au rouge vif, bleu ciel, rose bonbon, vert pomme. Les dimensions aussi variaient d’un volume à l’autre, créant sur les étagères des falaises crénelées comme on en rencontre en Islande. Je m’arrêtais devant une pile branlante : Salinger, Hemingway, Sagan, Conrad étaient sur le dessus. J’ouvris le premier et commençai à le feuilleter. Contrairement aux livres que j’avais ouvert un peu plus tôt, certaines pages de celui-ci étaient imprimées. Elles présentaient des bribes de texte, des noms, des lieux. Des bouts de phrases, incohérents, parlaient des canards de Central Park et d’un lac gelé ou d’une vieille Phoebe, ou d’un vieux Spencer, ou de fleurets perdus dans le métro. Le livre suivant parlait lui aussi en petites phrases décousues de poisson gigantesque, de lignes rompues et de mains ensanglantées. Dans le suivant, il s’agissait d’une jeune fille, de Saint-Tropez et d’un accident de voiture. Tout cela m’était vaguement familier. Je reposai le bouquin sur sa pile et continuai mon exploration. Je connaissais mieux les livres que je longeais maintenant : Stephen King, Tom Clancy, Umberto Ecco, Amélie Nothomb… Bien obligé ! Mon magazine sortait au moins un article par an sur chacun de ces auteurs, et la plupart du temps, c’était moi qui les avaient écrits. J’ouvris l’un de ces livres au hasard. Les pages étaient noires, remplies de caractères collés les uns aux autres, sans espace ni ponctuation, si bien que je n’arrivais pas à en déchiffrer le sens.

Je revins sur mes pas. Au détour d’un couloir, je tombais sur toute une collection d’albums de Tintin, de Spirou, de Blake et Mortimer. Toutes les images étaient là, tous les personnages, je les reconnaissais tous, Milou, Gaston, le Marsupilami, la Castafiore, Alix…

Au milieu de ces grands formats, un volume à couverture rouge s’appuyait de travers contre ses voisins. Il se distinguait des autres par son épaisseur et par le titre en lettres d’or qui ornait son dos. Je le reconnus aussitôt : c’était un dictionnaire de latin, le même que celui que j’avais utilisé en classes de troisième et de seconde avant d’abandonner définitivement cette langue morte qui m’ennuyait tant : un Gaffiot !

Je sortis le lourd volume du rayonnage, soufflai dessus pour en chasser la poussière et l’ouvris au hasard :

Quousque : adv.; Jusqu’où, jusqu’à quel point. « Quousque tandem Catilina abutere patientiam nostram ?  » : Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Cicéron (Catilinaires I-IV)

Je réalisai que j’étais tombé sur la seule citation latine à peu près complète qui me restât de mes courtes études classiques. Je revoyais notre classe aux pupitres noirs gravés des noms de tous ceux qui s’y étaient assis un jour ; à travers les fenêtres grillagées, je revoyais sur la gauche la cour, déserte à cette heure, que notre classe dominait de quelques marches ; je revoyais, debout au milieu de la petite estrade, dos au tableau noir, notre professeur de latin, Monsieur Colin qui, disait mon père, ressemblait comme un frère à Paul Guth, Monsieur Colin, qui nous parlait de Catilina, de Cicéron, de César et de Marc-Antoine ; je sentais l’odeur des cuisines de la cantine qui montaient du sous-sol ; j’entendais la sonnerie stridente qui nous libérait du professeur de latin. Comme si j’étais un peu ivre, bercé par le souffle doux et tiède de la nostalgie, je chancelai légèrement. Je voulus m’appuyer des deux mains contre l’étagère et je lâchai le gros dictionnaire qui tomba sur le parquet avec un bruit sourd. Il s’ouvrit sur la page de garde et, au milieu des enluminures qui entouraient le titre, le nom de l’auteur et celui de l’éditeur, je vis, en grande lettres capitales soigneusement tracées à la règle et au compas, mon nom. Mes jambes fléchirent et je tombai assis à côté du gros livre. C’était le mien ! Mon Gaffiot ! Celui que j’avais revendu dès la fin de ma classe de seconde.

-Ça y est ? Vous avez compris ?

A suivre

Demain, ce sera le dernier chapitre, la fin quoi ! C’est triste, mais c’est comme ça.

Une réflexion sur « La suite de Balbec – Chap.4 – La librairie »

  1. L’auteur a beaucoup de chance d’avoir eu un père qui ait pu dire que le prof de latin de son fils, Mr Colin ressemblait, comme un frère, à Paul Guth… Ce ne sont pas tous les parents qui connaissent à ce point les enseignants de leurs enfants!

    À mon humble connaissance, (Eco a écrit des essais que j’ai lu en plus de ses romans que je n’ai pas lu mais à propos desquels l’auteur mentionne avoir écrit une rubrique ou une critique dans son journal), il me semble qu’il y a ici un ‘c’ de trop à Eco, à moins, bien sûr, qu’il y ait eu écho partiel!

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