La suite de Balbec – Chap.5 – Le petit Marcel

Bon, je vous donne les derniers mots du chapitre précédent, mais c’est bien la dernière fois !

… je vis, en grande lettres capitales soigneusement tracées à la règle et au compas, mon nom. Mes jambes fléchirent et je tombai assis à côté du gros livre. C’était le mien ! Mon Gaffiot ! Celui que j’avais revendu dès la fin de ma classe de seconde.

-Ça y est ? Vous avez compris ?

5-Le petit Marcel

Je sursautai et levai les yeux : c’était la petite silhouette silencieuse de tout à l’heure. Maintenant que je l’observais depuis le niveau du sol où j’étais tombé assis, saisi par la surprise, il me paraissait grand, très grand. Pourtant, il se dégageait de lui une impression de douceur et de grande sagesse. En un éclair, je me souvins que c’est à peu près comme ça que je m’imaginais le Bon Dieu quand je faisais mes prières le soir avec maman, moi, les yeux fermés, à genoux devant mon lit, coudes appuyés sur la couette et elle, assise sur le lit, me regardant et me soufflant quand il fallait les mots qui me manquaient.

-Est-ce que j’ai compris ? Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr.

-Réfléchissez encore un peu, me dit-il. Qu’avez-vous vu ici depuis que vous êtes entré ?

-Eh bien, des stylos, des carnets, des livres, un dictionnaire de latin, vous…

-Et ces objets, ces livres, vous les connaissiez ? Et moi, vous me connaissiez ?

-Non, mais…

-Mais quoi ? Allons, faites un effort.

Je me levai lentement, et tout en réfléchissant, je ramassai le Gaffiot et l’examinai à nouveau. En le feuilletant, je retrouvai des marques que j’avais laissées en marge de certains mots, des citations entières soulignées au stylo bille. Tout à coup, sans vraiment savoir pourquoi, je me mis à tourner frénétiquement les pages jusqu’à celle des G, celle qui commence avec Gaba, nom propre, ville de Syrie IVeme siècle après J.C.. Et là, sans véritable surprise, je trouvai une carte postale. D’un côté du carton glacé, il y avait une photo de la plage de La Baule, avec ses pins, ses rochers et ses bateaux. De l’autre, à l’encre bleu ciel, d’une écriture soignée, l’expéditeur avait écrit mon nom et mon adresse en face de quelques mots : « Il fait beau. Je vais à l’école de voile tous les jours. Mais sans toi, je m’ennuie. Je t’embrasse. Geneviève. » C’était bien mon Gaffiot, ma carte postale. C’était Geneviève, oubliée depuis longtemps. Geneviève, premier amour, premier flirt ou seulement premier baiser, je ne savais plus très bien. Mais peu importait.

J’étais au bord des larmes, submergé par l’émotion. Je regardais le bonhomme : il souriait toujours sous sa moustache et son sourire fit bientôt naître chez moi un sentiment de colère.

-Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Qui êtes-vous ? Pourquoi tous ces livres vides ? Pourquoi gardez vous ici des choses qui m’appartiennent ? Où les avez-vous trouvées ?

-Calmez vous, cher Monsieur. Il n’y a rien ici que vous n’ayez vous-même apporté.

-Que voulez-vous dire ?

-Vous n’avez pas deviné ? Je veux dire que tout ce que vous voyez ici, ce sont vos souvenirs, conscients ou inconscients : le canif, le buvard, les bandes dessinées, le dictionnaire de latin…

-Mais les pages blanches, les livres vides…?

-Ce sont ceux que vous n’avez pas lus. Vous connaissez leur titre, leur auteur, mais vous ne les avez jamais lus. Pour les autres, vous vous souvenez de quelques bribes, les canards de Central Park, le vieil homme et son gigantesque poisson. Et puis, il y a aussi ceux que vous avez lus, mais qui ne vous ont rien laissé, que des lignes illisibles, des mots confus.

-Et vous, qui êtes vous ?

-Moi ? Je suis le souvenir, ou plutôt l’idée que vous avez de Marcel Proust. Vous êtes bien venu ici pour le trouver, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est moi. Je suis né pour ainsi dire du souvenir de la mauvaise photo que vous avez vue il y a trois jours sur l’écran de votre ordinateur.

Je le regardai de plus près : c’était vrai, c’était bien lui dont la photographie illustrait l’article de Wikipedia que j’avais consulté mais, troublé par l’ambiance et gêné par le manque de lumière, je n’avais pas prêté attention à cette ressemblance pourtant frappante. Je bredouillai :

-Proust ? Vous êtes Marcel Proust ?

-Vous m’avez mal compris, cher Monsieur. Je vous l’ai dit. Je ne suis rien, de l’éther, un souvenir, je n’existe que par vous, qu’en vous. Je n’ai pas plus d’existence réelle que ces objets ou ces livres. Ce soir, dans ce magasin, tout est mémoire, rien n’est vraiment là. Vous comprenez maintenant ?

-Mais, moi ? Moi ? Réel ? Souvenir ? Vivant ? Mort ? C’est cela, n’est-ce pas? Je suis mort ?

-Rassurez-vous, vous n’êtes pas mort. Simplement inconscient sur le trottoir, sous un réverbère, à quelques mètres des Cahiers du Temps, la meilleure librairie-papeterie de Cabourg, celle justement où Monsieur Proust venait acheter ses livres et ses stylos. D’ailleurs, j’entends l’ambulance qu’un passant qui vous a vu tomber tout à l’heure a fait venir. Vous n’allez pas tarder à reprendre connaissance… Au revoir, cher Monsieur. Ce fut un plaisir…

Je me réveillai dans l’ambulance qui m’emmenait aux urgences de l’hôpital de Trouville. Un jeune interne de garde, le Docteur Cottard  – encore ! –  me mit un joli pansement sur le front, puis il me demanda de lui donner la date du jour, de compter les doigts qu’il me montrait et de marcher quelques mètres devant lui. Satisfait de mon comportement, il me donna deux Doliprane et l’autorisation de sortir.

Je rentrai au Grand Hôtel en taxi et, quand j’arrivais dans le hall, le concierge accourut vers moi :

-Ah, Monsieur ! Je suis absolument confus, désolé, navré. Depuis quinze ans que je tiens ce poste, je n’ai jamais commis une telle erreur. Veuillez accepter mes excuses !

-Mais enfin, qu’y a-t-il ?

-Eh bien, tout à l’heure, vous m’avez demandé de vous indiquer une papeterie et je vous ai donné l’itinéraire pour parvenir jusqu’aux Cahiers du Temps.

-Oui, eh bien ?

-J’avais totalement oublié qu’aujourd’hui était son jour de fermeture. Vous avez dû vous y casser le nez.

-Pas le nez, non, pas le nez. Mais rassurez-vous, j’y ai quand même trouvé tout le nécessaire à l’écriture de mon essai. Et pour vous remercier de vos bons services, prenez donc ces deux louis, mon brave !

Et tandis qu’il considérait d’un œil étonné les deux pièces de un euro que je venais de déposer dans la paume de sa main ouverte, je me dirigeai vers l’ascenseur en pensant en moi-même qu’à présent, j’étais vraiment entré dans la peau de Marcel Proust.

Je n’avais plus qu’à mettre mon histoire sur le papier.

Fin

Si vous avez raté un chapitre ou si vous n’êtes pas certain d’avoir tout compris  – ça peut arriver – , vous pouvez encore vous rattraper. La Suite à Balbec sera publiée en son integralité demain matin. Ô joie !

Une réflexion sur « La suite de Balbec – Chap.5 – Le petit Marcel »

  1. « Il est très bien ce Monsieur Proust! Il faudrait que je songe à lui rendre visite! »

    (tiré librement de la conclusion du Gendarme de St Tropez, propos de Louis de Funes à propos de Rembrandt)

    Excellente l’idée des pages blanches des livres achetés mais non lus…

    l’avantage, si on se met à les lire… on les écrit!
    Sartre avait donc raison (ou avait lu Proust ou Philippe), le lecteur est bien co-auteur!

    Les livres devraient porter 3 dates.
    1) la date d’impression,
    2) la date d’achat par le lecteur
    et, enfin, 3) les dates de début et fin de lecture.
    et, peut-être, les dates où nous y faisons référence dans nos écrits ou nos propos…

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