Go West ! (80)

(…)Rafraichi et reposé, vêtu de vêtements propres, rassasié de café, j’ai allumé une cigarette et j’ai entrepris d’inspecter la maison de Mansi. J’ai commencé par le placard où elle avait rangé mon sac. Il était toujours là, sous mon éternelle veste en daim, pendue à un cintre. Dans le sac, j’ai retrouvé toutes mes affaires, mes vêtements, mon revolver, mes cartouches, le dictaphone et même mon passeport. Rassuré sur ce point, j’ai poursuivi mon exploration.

Dans le placard d’à côté, les vêtements d’homme qui m’avaient perturbé la veille étaient toujours là. Quelques sobres chemises, bleu ciel ou blanches, deux T-shirts kaki, une tenue militaire de couleur beige, complète, pantalon, veste et calot, plus un treillis et un blouson de combat en toile camouflée, le tout impeccablement propre, sur cintres en fil de fer et sous housses en papier léger à la marque d’une blanchisserie de Barstow. Je remarquai quelques vêtements civils, un blouson léger rutilant en rayonne rouge marqué aux armes argentées d’une équipe de bowling de Junction City, et une veste en daim à frange comme on en trouve dans les boutiques d’artisanat indien en Arizona. Debout côte à côte dans un coin du placard, il y avait aussi deux de ces gros sacs cylindriques militaires en épaisse toile kaki et, sur un des deux sacs, un képi à galon doré et, à côté, un étui pour deux boules de bowling et une petite malle métallique noire fermée par deux sangles de chanvre tressé.

Je me mets à genoux devant la malle et l’ouvre. A l’intérieur, il y a un objet lourd, compact, enveloppé dans un chiffon noirci de taches d’huile ; c’est visiblement une arme ; à la forme, c’est plutôt un revolver. À côté, deux boîtes de munitions, quelques insignes, une médaille militaire, une demi-douzaine de photographies représentant des hommes en uniforme, posant sur fond de montagnes. Ce qui m’attire là-dedans, c’est l’arme, bien sûr ; je vais pour la dégager de son chiffon quand un souffle, un bruit ou une sensation me font comprendre qu’il y a quelqu’un derrière moi.

C’est Mansi. Elle n’a pas l’air content.
— Qu’est que tu fais dans ce placard ? Tu fouilles ? Tu es en train de voler ? Referme ça tout de suite, salopard !
J’ai laissé retomber le revolver dans son chiffon sale et j’ai claqué le couvercle de la malle. Je suis plutôt embarrassé pour lui répondre parce que, si je n’avais pas du tout l’intention de voler quoi que ce soit, j’étais bel et bien en train de fouiller dans des affaires plutôt personnelles. Devant sa fureur, je me rappelle que la meilleure défense, c’est souvent l’attaque. Plutôt que de m’excuser, il faut que je me mette moi-même en colère et j’arrive assez bien, je crois,  à feindre une colère froide que je ne ressens pas du tout.
— Écoute-moi bien, Mansi. Si tu me crois capable de te voler, c’est que tu n’as rien compris. Je ferais aussi bien de m’en aller tout de suite.
J’ai pris un risque, parce qu’un instant, je crois qu’elle va dire « Eh bien, c’est ça ! Fous-moi le camp ! » Mais, comme elle reste silencieuse, je continue sur la même lancée :
— D’abord, je n’étais pas en train de fouiller, en tout cas pas dans tes affaires. J’étais à la recherche des miennes et de mon passeport que tu as caché quelque part. Ce n’est pas de ma faute si c’est ce placard là que j’ai ouvert en premier et si je suis tombé sur tout ça.
Mansi ne dit toujours rien, mais son regard semble s’adoucir. C’est le moment de prendre encore un petit risque en poussant mon faible d’avantage un peu plus avant.
— Écoute, Mansi. Je n’aime pas beaucoup me faire traiter de voleur ou de fouineur. Alors, je crois que je vais m’en aller dès que tu m’auras rendu mes affaires. Mais avant, tu vas me dire ce que c’est que tous ces vêtements d’homme qui pendent dans le placard. Ça fait quand même beaucoup pour une femme qui dit vivre seule et qui est veuve depuis des années !
J’ai prononcé tout ça en montant progressivement la voix, commençant d’un ton calme, professoral, pour finir dans la simulation d’une colère à peine rentrée. C’est souvent une bonne technique que de renverser l’attaque qu’on subit en attaquant l’autre sur un autre plan. Jules César, Clausewitz, Bonaparte ont dû écrire des pages et des pages là-dessus. Mais il n’y a pas que dans l’art militaire que cette tactique est efficace. Elle fonctionne aussi très bien dans l’art de la dispute. Et de fait, cette fois-ci, elle semble faire à nouveau ses preuves. Mansi s’approche de moi et me prends gentiment la main.
— Calme-toi, mon petit Français. Je ne voulais pas de traiter de voleur, mais tu dois comprends que ce n’est pas très agréable de voir quelqu’un qu’on a accueilli chez soi en train de fouiller dans un placard. Je n’aurais pas dû te parler comme ça. Je m’excuse. Ton sac et ton passeport, je les ai rangés dans le placard d’à côté. Ça va ?
Je bougonne quelque chose qui n’engage à rien :
— Ben, quand même…
Elle choisit de prendre mon « quand même » du bon côté et elle reprend :
— Bon… Les chemises, les tenues, la boîte en fer, tout ça, c’était à Bo. Il a été enterré là-bas, mais l’armée m’a renvoyé ses affaires six mois plus tard, avec sa Purple Heart…
Elle prend un temps et ajoute :
— Je n’ai jamais eu le courage de m’en débarrasser.
Sa voix a tremblé un peu et ses yeux se sont embués. Quel imbécile j’ai été ! C’était les affaires de son mari, mort en Corée ! C’était pourtant logique ! Ému, je la tire vers moi et l’enlace. Son visage serré contre mon épaule, dans un murmure, elle répète :
— Je n’aurais pas dû te parler comme ça. Pardonne-moi.
Au bout d’un temps, elle relève la tête  et, timidement, demande:
— Nous sommes bons, maintenant ?

« Nous sommes bons », c’est la traduction littérale de « We are good« . Au cours de mon voyage, il m’a fallu du temps pour comprendre que cette expression signifie que tout va bien entre deux personnes, qu’il n’y a plus de désaccord.

Le visage dans ses cheveux, j’ai répondu :
— Oui, Mansi. Nous sommes bons…
Effectivement, nous étions bons. Alors, j’ai senti se détendre son corps et monter mon désir.

A SUIVRE 

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