Go West ! (75)

(…) et puis cette chaleur humide, cette ambiance confinée, ce vase clos, étanche, presque insonorisé, qui donnait l’impression apaisante et libératrice que rien de l’extérieur ne pouvait vous y atteindre, que rien de ce qui pouvait s’y passer ne pouvait avoir de conséquence ; enfin l’alcool et les mets épicés et la chaleur intérieure qu’ils prodiguaient, dispensatrice de confiance. J’étais différent et, pour le moment au moins, j’étais prêt à tout, ou presque.

Tout le monde faisait face au poste de télévision. Bob et moi nous étions assis d’autorité sur le canapé et les filles s’étaient installées par terre, adossées au siège, Fran entre les jambes de Bob, Mansi entre les miennes et Brenda entre Fran et Mansi.

Sur l’écran gris bleu, confiné dans son local laissé comme il se doit sous la surveillance d’un bidasse somnolent, le bloc de glace dans lequel la « Chose d’un autre monde » était enchâssée fondait goutte après goutte sur fond de musique angoissante. Tout le monde et Brenda se doutaient qu’une fois libérée de sa gangue translucide, la silhouette humanoïde et colossale de la « Chose » allait causer bien des soucis à la petite équipe militaro-scientifique qui l’avait extraite de la banquise. De trois quarts arrière, je regardais la grande bringue. Tendue, légèrement penchée en avant, entièrement immergée dans l’action du film, elle ne cessait de mordre ses ongles artificiels que pour tirer sur son joint ou pour boire une lampée de vodka. De temps en temps, elle émettait une plainte du genre « Aïe, aïe, aïe ! Mais y voit pas que ça fond, l’autre andouille ! ». Alors Bob et moi tentions une plaisanterie, une remarque ironique sur la naïveté du suspense. Fran ne disait rien. La nuque posée sur l’aine de Bob, les yeux au ciel, elle regardait monter vers le plafond les volutes de fumée qu’elle laissait s’échapper de sa bouche. Moi, je commençais à m’habituer à l’âpreté du joint. Après avoir toussé deux ou trois fois en faisant semblant d’avoir avalé ma bière de travers, je m’étais essuyé les yeux, je m’étais enfoncé en peu plus dans le canapé, j’avais posé mes mains autour du cou de Mansi et, de mes deux pouces, j’avais commencé à lui masser la nuque, doucement, presque distraitement, à mille milles marins au nord de sa petite tache de naissance en forme d’Australie. Je me sentais drôlement bien.

« C’est marrant comme ces gouttes tombent lentement…en plus elles brillent comme du mercure… regarde : quand elles arrivent par terre elles se mettent à rouler dans tous les sens… comme du mercure… eh les gars vous avez vu  c’est du mercure… y a même des gouttes qui remontent au bloc de glace maintenant… marrant….ça doit être le vent… c’est ça : c’est sûrement le vent… c’est connu par ici le vent se lève toujours à cette heure… c’est un vent chaud il apporte du sable du Sahara… c’est pour ça que j’en ai plein la bouche… ce vent-là il peut durer quarante jours alors c’est normal les gouttes elles remontent se mettre au chaud… non au frais plutôt… faut que je boive un coup ça fera passer le sable… »

— Eh, Bob tu me passes une bière ?

« C’est marrant moi leur hasch ça me fait rien… rien du tout… ils m’avaient dit, tu vas voir… non c’est pas eux c’est Marchèse qui m’avait dit tu vas voir… c’était dans les WC au fond de la cour du lycée… essaye et tu vas voir il m’avait dit mais j’avais rien vu parce que j’avais pas voulu essayer… là, y m’ont pas dit tu vas voir mais de toute façon j’ai rien vu parce que le hasch à moi ça me fait rien… je vais leur dire qu’à moi ça fait rien comme ça ils verront bien que je suis pas n’importe qui… non mais sans blague… »

— Ah ! Merci pour la bière, Bob

« C’est marrant ! Qu’est-ce que je me sens bien… tiens la télé est en couleurs maintenant… ah ouais, c’est beaucoup mieux en couleurs… c’est marrant j’aurais pas cru que le Géant Vert en fait il était rouge… marrant, on dirait une aubergine… une aubergine avec des petits bras et des grandes jambes …. des grandes jambes, mais pas d’yeux… non, c’est chouette la télé couleur… faudrait juste qu’ils baissent un peu le son parce que ça me donne mal à la tête… et un peu mal au cœur aussi… on dirait que Mansi a de la fièvre… ses épaules sont brûlantes… ça me brule quand je les touche…. moi aussi je crève de chaud… c’est sûr qu’on n’aurait pas dû mélanger le guacamole et le Chianti… ça va pas ensemble ces trucs-là… ça fout les intérieurs en l’air… »

— Ça t’ennuierait pas d’aller me chercher une bière, Mansi, parce que là, comme je suis, je peux pas me lever, parce que t’es comme qui dirait dans mes jambes. C’est ça, ouais, une bière… t’es sympa, Mansi. Ouais, ouais, je bouge pas…Eh, les autres ! Vous avez vu ? Y a encore un petit soldat qui va se faire massacrer.  Mais va pas par là, crétin ! T’entends donc pas la musique ? C’est un signe, ça, la musique… faut toujours écouter la musique, sans ça on se fait massacrer… ah ben voilà, ça y est… T’as vu, Mansi, y s’est fait massacrer, le bidasse… ah ! Ma bière ! Merci, c’est sympa… mais pourquoi t’as pris une bouteille aussi chaude  ?

« C’est marrant, c’est pas Mansi… on dirait que c’est la grande gourde qu’est là maintenant devant moi… ah ben oui c’est Brenda la terreur du Blackjack… »

— Tu veux pas te baisser, Brenda, parce que là, tu me caches la télé… Non, dans l’autre sens, Brenda, assied-toi dans l’autre sens, sans ça tu verras pas le film… Pourquoi tu regardes pas le film ?  Tourne-toi, je te dis, tourne-toi…. Qu’est-ce que tu fais, Brenda ? Mais qu’est-ce que tu fais ? Eh ! Mansi ! Qu’est-ce qu’elle fait, Brenda ? Brenda ? Ah bon… Oh ! Brenda…

« C’est marrant, je me sens de mieux en mieux… »

C’est à ce moment que j’ai dû m’évanouir.

 A SUIVRE 

6 réflexions sur « Go West ! (75) »

  1. Bon, j’ai compris, les commentaires sont maintenant libres.
    Moi je reviendrais au sujet d’hier. Alors qu’un nouvel ordre mondial se dessine par les comparses Trump et Putin, en France le sujet préoccupant du jour est celui des retraites, un mot sacré, mais qui peut avoir un tout autre sens, par exemple « retraite de Russie » dont le coût pour les finances publiques serait autrement plus élevé, n’en déplaise aux aspirants à la retraite.

  2. Et demain matin, avec l’article « C’est du Shakespeare, du Jarry ou du Brecht ? », vous en aurez encore un peu.

  3. Pourquoi ? Parce que je rencontre trop de gens autour de moi qui parlent encore à son sujet de « bénéfice du doute » de « quelque chose de bien en lui », de « laisser faire et voir venir », de « il faut avouer que par certains cotés il a du bon », de « on a beau dire, il est efficace », et que cela me désole et me révolte.
    Trump n’est pas qu’un type abject. Il est pour nous, européens divisés, américains démocrates, occidentaux modérés, le mal absolu et je voudrais en convaincre au moins ceux qui me lisent.
    Et aussi parce qu’on ne peut pas rigoler tous les jours.

  4. Trump est un type abject.
    Pourquoi le JdC lui consacre-t-il autant d’articles et de commentaires ?

  5. Parmi les grandes manoeuvres et les petites tactiques que Trump met en pratique afin de pouvoir lâcher définitivement l’Ukraine, il utilise à présent l’insulte envers son président et l’accusation permanente de mal traiter les Américains, particulièrement en refusant de céder aux USA définitivement, exclusivement et sans contrepartie la moitié de ses richesses.
    Il espère sans doute ainsi déclencher un retour, une parole vexante ou désagréable de la part de V.Zelisnki, ce qui serait pour lui un prétexte pour rompre encore plus définitivement avec le président de l’Ukraine sans se déconsidérer auprès de son électorat le plus solide, le plus viril, le plus redneck.
    Mais je dis n’importe quoi : l’Agent Orange n’a besoin d’aucune raison particulière pour insulter les gens.

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