Go West ! (61)

À l’heure qu’il est, Tom a dû s’apercevoir de la disparition de son pick-up et les « For Official Use Only » vont partir ma recherche sur les routes environnantes. Je ne peux pas rester là plus longtemps à tergiverser. Je passe le levier de vitesse sur « Drive », enfonce l’accélérateur et traverse la route 33 en faisant fumer les pneumatiques. Ce sera donc vers l’est, vers Bakersfield, vers Washington…

Ce jour-là, vendredi 10 aout 1962, le choix de foncer droit vers l’est plutôt que vers le nord ou le sud allait mettre une fin à cette suite de décisions catastrophiques qui avait commencé moins d’une semaine plus tôt à Santa Monica et qui m’avait amené jusqu’à ce carrefour de la route 33 à l’ouest de Bakersfield.
Une fin ? Oui, mais pas tout de suite ; parce qu’auparavant, il faut que je vous raconte mes trois jours à Barstow.

Barstow, à cette époque, c’était une petite ville d’une dizaine de milliers d’habitants. Elle était née de la Ruée vers l’Or une centaine d’années plus tôt. Située au milieu du désert de Mojave, entre Los Angeles et Las Vegas, traversée par la ligne de chemin de fer Santa Fe et par la route 66 qui relie L. A. à Chicago, à moins d’une heure de route du camp d’entrainement de Fort Irwin, Barstow était devenue une ville étape où se croisaient les professionnels des transports entre l’Est et l’Ouest des Etats-Unis, les militaires de Fort Irwin en permission de minuit et les touristes à destination de Las Vegas. Et c’est dans cette ville champignon, étouffante, poussiéreuse et bariolée que j’ai passé les trois jours les plus étranges de toute ma vie.

En sortant de la Belridge Oil Company, après avoir traversé en trombe comme on le sait la route 33, j’avais contourné Bakersfield par le sud, un peu au hasard, sans carte routière, et guidé par le seul souci de rouler vers l’est. J’avais fini par tomber sur un panneau qui annonçait « Barstow, 140 Miles ». Ce nom me disait quelque chose. Je me rappelais que nous y étions passés de nuit avec l’Hudson lors de notre voyage entre Las Vegas et Los Angeles. Je devais avoir assez d’essence pour aller au moins jusque là-bas. Barstow, Las Vegas, c’était la bonne direction. De Las Vegas, je pourrais même aller jusqu’à Flagstaff. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Là-bas, j’irais voir Bill Breed. Il pourrait surement me loger tout le temps que je voudrai. J’étais même pratiquement sûr qu’il me prêterait assez d’argent pour me payer un Greyhound jusqu’à Washington. Et là, Patricia…

J’étais peut-être un vagabond, un prétendu violeur de filles, un témoin recherché dans une affaire d’état, et désormais aussi un voleur de voiture assumé, mais maintenant j’avais devant moi un but, à portée de main ­— à peine cinq ou six cent miles, une paille —  et une méthode infaillible pour y parvenir : rouler vers l’est le plus loin possible avec le pick-up, l’abandonner au bord de la route, faire du stop jusqu’à Flagstaff, taper Breed d’une trentaine de dollars, et puis voyager confortablement jusque chez Patricia ! Ce nouveau changement de plan m’avait remonté le moral. Je laissai les dernières maisons de Bakersfield derrière moi et, le coude à la portière, me mis à rouler tranquillement vers Washington !

Après trois heures de paysage désertique et monotone, le panneau routier « Barstow, 10 Miles » venait d’apparaitre devant moi quand le moteur du Ford hésita un instant avant d’émettre son premier toussotement. La panne sèche n’allait pas tarder, mais avec ce qui restait d’essence, en roulant doucement, en profitant des descentes, je devais pouvoir tenir jusqu’à la ville, et là, je trouverais surement un endroit pour y laisser le pick-up sans qu’il attire l’attention… un parking de supermarché par exemple, ce serait le mieux.

Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Cinq minutes plus tard, le moteur montra quelques signes de faiblesse puis émit un violent hoquet. Je passai aussitôt au point mort tandis que le moteur s’arrêtait définitivement. Sur l’élan, je réussis à mener le pick-up jusqu’en dehors de la chaussée. Il était n’était pas trois heures de l’après-midi, il devait faire au moins trente-six degrés, et j’étais à nouveau planté sur le bord d’une route poussiéreuse où il ne devait pas passer plus d’une une voiture par demi-heure. Je ne pouvais pas rester là à attendre un ride hypothétique. Je pris mon sac, la couverture volée chez Belridge et la bouteille d’eau qui me restait et commençai à marcher vers l’est. Dans mon dos, le soleil était encore très haut et s’obstinait à me chauffer le crâne et à me bruler la nuque. Au bout d’une heure environ, j’éprouvai un premier vertige. Je m’arrêtai pour poser mon sac, me couvrir la tête avec la couverture, et m’accroupir au sol. Je restai ainsi sans doute plus d’une demi-heure, à finir les dernières gouttes de ma bouteille, incapable de me décider à déplier mes membres endoloris pour me lever et repartir vers la ville. Une voiture, un camion, quelque chose avec un moteur, s’annonçait derrière moi en klaxonnant. Je me relevai d’un coup. Je me retournai et commençai à faire de grands signes à la grosse silhouette sombre qui approchait à toute allure dans un nuage de poussière rouge. La voiture ne faisait pas du tout mine de ralentir. C’est quand j’ai voulu déployer la couverture qui m’enveloppait pour la brandir comme un drapeau que j’ai dû trébucher sur mon sac. Je me suis mis alors à tituber dangereusement sur le bord de la chaussée. La masse hurlante a frôlé ma couverture comme le taureau frôle la muleta du matador, tandis que, entrainé par mon pauvre drapeau dans une lamentable pirouette, je m’affalai sur la chaussée. A quatre pattes sur le bitume brulant, je me relevai péniblement en maudissant la silhouette noire qui disparaissait derrière son panache de poussière. Ce coup finit de me désespérer. A bout de forces, j’envisageai de me recroqueviller au bord de la route et d’attendre la fraicheur relative de la nuit à l’abri de ma couverture. Aussitôt, des images de tarentules sauteuses, de scorpions venimeux et de serpents perfides vinrent m’en dissuader et je repris la marche vers l’est.

Le soleil commençait à décliner mais la chaleur était toujours intense. La route passa une petite colline et, dans le lointain, je commençais à distinguer les silhouettes tremblantes des premières constructions de Barstow. Venant du sud-ouest, une route pénétrait dans la ville, chargée de grands camions rapides qui entraient et sortaient de l’agglomération. A côté de la route, un long train rouge s’éloignait lentement, sans doute vers Los Angeles. Encore une petite heure de marche, et je serai dans la ville.
Vers six heures, épuisé, je passai d’une démarche incertaine devant le panneau d’entrée de la ville : Barstow, Elev. 2200 ft, pop. 11806, mais les premières constructions étaient encore loin et quand j’arrivai à leur hauteur, c’était le crépuscule. Les premières maisons que je longeais étaient plutôt en mauvais état. La peinture écaillée de leurs murs de planches disjointes, leurs portes et fenêtres aux grillages anti-insectes déchirés, leurs toitures en tôles rouillées, les vérandas délabrées, l’absence de clôture, de haie ou de quoi que ce soit qui puisse évoquer un jardin, tout donnait l’impression d’une ville fantôme, ou du moins d’un quartier abandonné. Pourtant, ici et là, la présence d’une camionnette poussiéreuse ou d’une vieille voiture ou le faible éclat d’une lumière traversant l’écran d’une fenêtre sale attestaient que certaines de ces maisons étaient habitées. Mais, malgré ma fatigue et ma soif, je n’avais nulle envie de frapper à l’une de ces portes.
De l’autre côté de la route, au-delà d’un large terre-plein parcouru d’ornières, il n’y avait pas de maison mais un alignement de petits bâtiments métalliques industriels, du type à abriter un garage, un atelier de mécanique ou un entrepôt. Leur aspect n’était pas plus engageant que celui des maisons qui leur faisaient face. Par ailleurs, ils paraissaient tous fermés. Il fallait que je continue à marcher vers le centre. Plus loin, j’atteignis une allée faite de dalles de béton irrégulières formant un trottoir le long duquel quelques voitures étaient garées.

Tout à coup, venant à ma rencontre à petite allure dans la demi-pénombre, apparaissent deux phares surmontés d’un bandeau lumineux bleu et orange. Les flics ! Encore les flics ! Mon cœur bat un peu plus vite. Quand la voiture passe à ma hauteur, le flic au volant me jette un coup d’œil appuyé.

A SUIVRE

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