(…) La procédure s’achèvera quand les deux clients officiels iront régler la note juste avant de partir avec la voiture tandis que les quatre clients additionnels sortiront discrètement pour attendre un peu plus loin sur la route. Hervé avait appelé cette méthode Cheval de Troie, car dans ses premières tentatives, il arrivait souvent que deux des passagers clandestins se cachent au fond de la voiture. Impraticable à six, cette technique particulière a été abandonnée mais le nom est resté.
Cela fait cinq heures que nous roulons après notre deuxième demi-nuit à Las Vegas. Le jour se lève. Nous sommes tous à nouveau épuisés mais, avec le jour, il n’est plus nécessaire de monter la garde à la fenêtre avec la lampe électrique.
Hier soir, vers neuf heures, propres et reposés, nous avions quitté le Centennial Motel où notre opération Cheval de Troie avait parfaitement fonctionné. Ayant payé la chambre et n’étant pas emporté les couvertures avec nous, nous avions la conviction de n’avoir lésé personne et nous n’éprouvions pas le moindre des remords. Arrivés au Golden Nugget, désormais notre casino habituel, nous nous étions séparés et j’avais retrouvé ma machine à 1$. Après qu’elle ait avalé sans espoir de retour treize de mes quatorze Silver dollars en moins de vingt minutes, j’avais voulu me refaire au blackjack, jeu de carte dont je me flattais de connaitre les règles, très proches de celles du 21. J’avais trouvé la table dont la mise minimum était la plus basse et échangé un billet de dix dollars contre dix jetons rouge et vert. Je n’avais jamais joué au blackjack dans un casino, habitué que j’étais au 21 entre amis. Être assis parmi quatre autres joueurs blasés buvant et fumant au bord de cette table verte en forme haricot en face d’une croupière, grande et volumineuse femme noire aux cheveux lisses portant chemisier rouge à manches courtes boutonné jusqu’au col, était déjà impressionnant. J’avais vite été désarçonné par la rapidité avec laquelle le jeu se déroulait. La femme noire distribuait vite, il fallait regarder ses cartes vite, placer sa mise vite et quand venait son tour, vite demander ou refuser une carte, vite réapprécier ses chances, et redemander ou refuser une autre carte tout aussi rapidement. Au début, j’avais hésité et balbutié, au grand agacement des autres joueurs et de la croupière. Par la suite, pour ne pas ralentir le jeu, j’avais pris plusieurs fois des décisions stupides, au grand étonnement de mes voisins de table. Mes dix dollars de départ avaient été lessivés en un quart d’heure et j’avais quitté la table au grand soulagement de ces mêmes voisins. Je venais de perdre vingt-trois dollars et c’était beaucoup trop. Il fallait arrêter là. En attendant que les autres en fassent autant, j’étais resté longuement devant la table de baccarat, trouvant presque autant d’émotion à observer le déroulement du jeu que si j’avais été le joueur en piste. Par contre, si le jeu de craps était spectaculaire et bruyant, je n’avais pas réussi à en comprendre la règle. Depuis cette nuit de Las Vegas, dans les films, j’ai pu voir jouer au craps de très nombreuses fois, et à chaque occasion j’ai tenté d’en saisir les règles, mais je n’y comprends toujours rien.
Nous avons quitté le Golden Nugget au milieu de la nuit. Hervé était le seul à avoir gagné un peu d’argent. J’étais content pour lui, car c’était celui qui parmi nous en avait vraiment besoin.
L’expressway descend doucement vers la ville que l’on aperçoit à travers la brume qui passe du marron au jaune en s’éloignant du sol. Le temps est gris. La ville immense est encadrée par le pare-brise de la voiture, marqué d’insectes éclatés et d’arcs de cercles jaunâtres, sans rien d’autre pour accrocher le regard que le quadrillage infini des boulevards et un petit paquet de tours gris foncé vers le centre. L’ampleur du spectacle a quelque chose d’oppressant. Cette ville n’est pas à notre échelle, et dans la fatigue du petit matin, je me demande déjà comment nous allons survivre dans ce paysage qui me parait aussi hostile que celui de la Vallée de la Mort. Pour le moment nous ne voulons rien d’autre que dormir. L’instinct nous fait rouler vers l’ouest, vers le Pacifique, vers une plage où nous pourrons nous allonger au soleil sur du sable chaud.
Redondo Beach. La plage s’étend sans fin vers la droite et vers la gauche. L’océan est gris huileux. Quelques oiseaux oscillent, assis sur les petites vagues molles. Sur notre droite, un avion décolle en silence vers le large. Nous garons la voiture le long du boulevard et nous titubons sur le sable pour finir par nous affaler d’un commun accord au bout d’une dizaine de mètres. Le soleil reste invisible, mais la luminosité devient forte et elle accentue notre sensation d’épuisement. Il fait presque froid et le sable est humide. Ce n’est pas ce dont nous rêvions depuis des heures, mais ça ira quand même.
Lorsque je me réveille, pendant quelques instants la luminosité m’est insupportable. Dans le gris lumineux du ciel, un halo d’une blancheur insoutenable m’indique que le soleil doit être déjà haut. Midi ? Je me redresse sur les avant-bras et, dans mon effort, ma grimace décolle le sable incrusté sur ma joue. A travers la fente de mes paupières, j’aperçois la silhouette de JP debout qui fait face à l’océan. Couché en chien de fusil à côté de moi, Hervé dort. Il a enlevé son jean et sa chemise. Comme il a gardé ses chaussettes, il ne donne pas du tout l’image du vacancier profitant de la plage. D’ailleurs, aucun d’entre nous ne donne cette image. Sales, débraillés, mal réveillés, en vrac au milieu de nos affaires éparpillées, nous avons dû faire peur aux gens arrivés après nous. Ils se sont installés pendant notre sommeil à bonne distance de notre petit groupe d’épaves. Hervé se réveille et crie de douleur. Sa peau de roux n’est plus qu’un coup de soleil. Au moindre mouvement, il a l’impression qu’elle craque et va se déchirer. Il se déplie lentement en gémissant. Malgré nos conseils, il refuse d’aller jusqu’à l’océan pour se rafraîchir et entame une sorte de danse hésitante d’un pied sur l’autre pour enfiler ses vêtements. Nos voisins semblent plutôt intéressés par le spectacle.
Après nous être baignés sous la surveillance maussade d’Hervé, nous rejoignons la voiture. Nous roulons au hasard jusqu’à trouver une station-service près de l’aéroport où nous pourrons faire un peu de toilette à l’eau douce.
Une demie heure plus tard, nous sommes dans un diner, le Nickel Diner. Malgré l’habitude, je surpris par le froid qui fige sur place la sueur que j’ai apportée de la rue avec moi. La salle est d’une propreté d’hôpital, les murs sont couleur crème et le carrelage vert d’eau. Les tables épaisses pour deux, quatre ou six, sont faites de mélaminé crème bordé d’une bande inox cannelée. Elles sont fixées au sol et entourées de lourdes banquettes en moleskine vert foncé. Chaque table dispose d’un petit appareil distributeur de serviettes en papier et d’un récipient à bec verseur pour le sucre en poudre. Par de larges fenêtres, trois des murs donnent sur le parking et la station-service voisine. Le long du mur du fond, il y a un bar derrière lequel on peut voir une partie de la cuisine et un mexicain coiffé d’une toque blanche et occupé à lire le journal. Devant le bar, une demi-douzaine de tabourets tournants, également fixés au sol et recouverts de la même moleskine vert d’eau. Une serveuse entre deux âges, dans son uniforme décalé de soubrette, officie dans la salle, nonchalante, gouailleuse et aimable. C’est un diner. Tout le monde a vu ça mille fois au cinéma.
Après cette longue nuit et ce réveil difficile, nous avons décidé de faire des frais et de ne plus rien négliger pour nous remettre en état. Nous passons donc un long et agréable moment à manger des œufs au bacon, des saucisses, du poulet frit, des hamburgers, du cole slaw, d’épaisses crêpes au sirop en buvant du café, du Coca, du thé glacé ou du lait homogénéisé. Hervé s’isole dans les toilettes pour s’enduire le corps de crème adoucissante. Très vite, la soubrette vert d’eau engage la conversation, et nous lui racontons à l’envi qui nous sommes, ce que nous faisons… Paris, le Boulevard Saint-Michel, les études, notre voyage, l’Hudson 51… Pas un de nous six ne pense un seul instant à lui demander quoi que ce soit sur sa vie à elle. Elle a sûrement l’habitude de cette indifférence. Elle plaisante familièrement sur la France, sur Paris, city of lights, city of dreams, sur les techniques amoureuses des french lovers, hoo-la-la, enfin toute cette sorte de clichés inévitables mais qui font quand même bien plaisir. Lorsque nous partons, c’est en lui laissant nos adresses (…If you ever come to Paris…) en guise de pourboire. Ça devient une habitude. Gentille, elle fait semblant d’être ravie.
Nous sortons du Nickel, refaits à neuf, sauf Hervé qui continue à gémir à chaque mouvement. Il est onze heures. Un petit vent d’Est a dissipé la brume et allégé l’atmosphère. Le soleil brille, mais la fraîcheur du matin est encore sensible.
Nous remontons vers le nord à travers cette ville interminable à la recherche des endroits que nous connaissons tous déjà par le cinéma. Venice Beach, Santa Monica, Pacific Palisades, Sunset Boulevard, Beverley Hills, Hollywood, The Chinese Theater…La journée passe comme ça, en confirmation des images que nous avons apportées avec nous. Et c’est vrai, tout est là, comme nous l’attendions : les beatniks et les maisons étranges de Venice Beach, la jetée de Santa Monica et sa fête foraine, la plage déserte de Pacific Palisades, les courbes majestueuses du Sunset Boulevard, les larges allées bordées de cocotiers et de maisons invisibles de Beverley Hills, l’animation de Hollywood Boulevard et le légendaire Théâtre Chinois.
A SUIVRE