Le joueur d’échecs

Critique aisée n°265

Le joueur d’échecs
Stefan Sweig

Au fur et à mesure de mon exploration post-scolaire, tardive et paresseuse de la littérature, je me suis constitué une modeste collection d’auteurs favoris. Elle comporte forcément un grand nombre de lacunes ; c’est ainsi que je n’ai jamais rien lu de Joel Dicker (en fait si, 40 pages, et je le regrette encore), d’Annie Ernaux ou de Chrétien de Troyes, auteurs consacrés, couronnés et révérés unanimement. Alors, j’ai honte et, de temps en temps, je fais un effort pour sortir de mes habitudes et je vais piocher chez un libraire un de ces livres idolâtrés. C’est exactement de cette manière, par exemple, que j’ai découvert Proust et sa Recherche (je vous ai suffisamment cassé les pieds avec le Petit Marcel pour que vous sachiez ce que j’en pense). C’est aussi comme cela que j’ai découvert avec enthousiasme Bret Easton Ellis, Virgile, Maurice Pons et quelques autres.

Mais ma méthode hasardeuse et autodidacte ne m’a pas donné que des satisfactions, et si je ne suis pas un adepte du déboulonnage des idoles, je m’en suis pourtant payée quelques-unes.
Si vous avez suivi mon journal ces dix dernières années, vous vous souvenez peut-être de mes critiques acerbes ou désabusées du Bartleby de Melville, des Buddenbrook de Thomas Mann, de l’un des innombrables Maigret de Simenon, du Cher Connard de Virginie Despentes, de deux ou trois prix Goncourt, des Chroniques américaines de Joan Didion, et de quelques autres incompréhensibles (pour moi) succès que je n’ai plus en tête.

Eh bien, voici ma dernière mésaventure.

Comme tout le monde (?), je l’avais lu avant mes 18 ans et, comme tous les crétins de mon âge, entraîné par l’effet de mode et la volonté de ne paraitre ni indifférent ni différent des autres, j’avais dû jurer mes grands dieux que Le Joueur d’échecs, c’était « formidable », parce qu’à l’époque on ne disait encore ni « cool » ni « super ». Je l’avais lu, c’est probable ; d’ailleurs je crois bien que c’était obligatoire ; alors je l’avais lu, sûrement ; toujours est-il que plus de soixante ans plus tard, je n’en avais gardé aucun souvenir ou presque.

Après avoir sauté allègrement (on ne saute jamais tristement) l’introduction, presque aussi longue que la nouvelle elle-même, j’étais entré dans le texte avec un certain plaisir : entre New York et Buenos Aires, un homme sur un paquebot va raconter une histoire étrange… A priori, c’est intéressant. C’est souvent comme ça que commencent les nouvelles de Conrad et de Maupassant, (c’est pratiquement comme ça que commencent mes « Trois premières fois »), alors pensez !

C’était d’autant plus intéressant que le style me faisait furieusement penser à celui de Conrad justement, mâtiné de Thomas Mann avec un soupçon d’Anatole France.  (Manquait juste un peu de Flaubert, mais je ne demandait pas du Proust non plus, ç’aurait été trop.)
« Ce n’est pas pour me déplaire, ce style soutenu, me dis-je, ça ronronne bien. Ah ! la fin du XIXème siècle ! Ça, c’était de l’écriture ! »
Mais bientôt, une chose me tarabuste. Alors, je fais un tour chez Wikipédia qui me confirme aussitôt que ce bouquin n’a pas été écrit en 1890 mais cinquante ans plus tard, en 1940 ! En 40, il n’y avait pas grand monde pour écrire des romans, mais le peu qui le faisait n’écrivait plus comme ça depuis vingt ans.
Bon, voilà pour le style qui donc, selon moi, sent très fort la grosse influence si ce n’est le « à la manière de », le pastiche ou pire. (Bien sûr, ce n’est pas interdit, mais ça ne reste qu’un exercice.)

L’intrigue maintenant : un rustre total devient on ne sait comment, sauf qu’il a un don, champion du monde d’échecs. Sans culture ni éducation ni même aucune autre intelligence que celle du jeu, il est détestable, mais il bat aux échecs tous les passagers du bateau, un par un ou tous ensemble. Normal, il est champion du monde. Mais apparait bientôt un homme, très doux, effacé, qui, dit-il, n’a pas touché un échiquier depuis vingt ans. Il semble pourtant être un joueur hors pair. On l’oppose au malotru. Il le bat une première fois…
Pourquoi ce timide est-il devenu si fort aux échecs ? Pourquoi n’a-t-il pas joué depuis vingt ans ? Pourquoi acceptera-t-il de jouer une première puis une deuxième partie contre l’insupportable énergumène ? Pourquoi perdra-t-il la seconde lamentablement ?
Vous le saurez si vous allez jusqu’au bout de ce court roman, que pour tout dire j’ai trouvé non pas vraiment ennuyeux mais très décevant.

J’ai vainement cherché (y compris dans Wikipedia) une métaphore, une parabole, quelque chose, une intention derrière cette histoire au dénouement assez banal, quelque chose que je n’aurais pas compris et qui expliquerait mon amère déception.
Si parmi ceux qui liront cet avis blasphèmatoire, il y en a qui ont trouvé « Le joueur d’échec » formidable ou supercool, qu’ils veuillent bien me le faire savoir par la voie habituelle des commentaires.

5 réflexions sur « Le joueur d’échecs »

  1. « tu reconnais pour une fois qu’en littérature le style ne suffit pas »
    Oui, quand le style n’est que la reproduction artificielle d’un autre style, comme cela me semble être le cas ici.
    « l’incohérence de l’histoire que tu dénonces à juste titre n’est pas pire selon moi que celle de Bartleby d’Herman Melville »
    J’ai déjà fait un sort au Scrivener de Melville. L’histoire du joueur d’échec ne me parait pas incohérente mais sans dénouement valable. C’est un tort chez moi, je le sais, mais j’ai besoin de chutes, qu’elles soient morales, ironiques, noires ou drôles.

  2. Je partage tout à fait ta critique du Joueur d’échecs de Stefan Zweig qui appelle deux remarques :
    – tu reconnais pour une fois qu’en littérature le style ne suffit pas
    – l’incohérence de l’histoire que tu dénonces à juste titre n’est pas pire selon moi que celle de Bartleby d’Herman Melville

  3. Ah! il fallait bien un peu de provocation pour susciter quelque commentaire. Mais, encore une fois, si j’apprécie l’ambiance du paquebot vase-clos, et le style et l’intrigue me paraissent artificiels, comme si l’auteur se préparait à démontrer quelque chose. C’est pourquoi, pour m’expliquer l’inexplicable renommée de ce roman, et bien qu’en matière de littérature le premier degré me suffise la plupart du temps, j’ai cherché une signification plus ou moins dissimulée que je n’ai pas trouvée.
    Disappointed ! comme disent les anglais.

  4. Je recommande aux amateurs de bandes dessinées graphiques le superbe album de Sala, d’après S.Sweig, publié chez Casterman.

  5. Eh bien, moi, j’ai aimé et aime encore et donne à lire à mes enfants et petits-enfants ce Joueur d’Echec, son style riche et fécond, son ambiance à la fois d’époque et surannée qui le fait toucher à l’universalité.
    Tout cela, me diras-tu, ou pas, c’est Sweig et c’est vrai de tous ses écrits.
    Ce qui est ici particulier, surtout pour un écrivain habitué des grandes considérations géopolitiques, c’est le vase clos, l’atmosphère confinée, la tension instaurée, la confrontation du pouvoir condescendant et vaniteux à l’intelligence candide et opiniâtre.
    Tu te mésestimes en écrivant que tu as vainement cherché, etc. etc. Tu n’as pas vainement cherché, mais tu n’as pas trouvé là quelque chose ou quelque morale que tu n’eusse trouvée ailleurs. Alors je suis d’accord avec toi, sauf que la forme, la mise en scène, le « mood » sont uniques.

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