Go West ! (28)

(…) Toujours est-il qu’une fois quitté Flagstaff, quelques-uns d’entre nous se mirent où se remirent au shop-lifting. Dans le pillage des indigènes, si je prenais toute ma part, je n’étais pas le plus adroit. Je me souviens très bien d’une humiliation subie dans une station-service où, la Hudson bloquée en sortie de piste par la voiture du garagiste, j’avais dû payer de ma poche un bidon de super-lubrifiant dont nous n’avions même pas besoin. Ridicule !

Peut-être êtes-vous surpris que, depuis que vous et moi sommes arrivés à Flagstaff, je ne vous parle, en dehors de moi-même, que de JP et d’Hervé et que je ne mentionne jamais la présence des trois autres qu’en tant que membres indistincts de notre petit groupe. Pour vous, ces trois-là n’ont pas de nom, pas de prénom, aucun trait de caractère, pas de visage, pas d’habitude ni de façon de parler, rien ; ils ne sont que de silhouettes qui partagent le garage de Bill, les filles et les pique-niques, l’Hudson Hornet et son essence, rien de plus. Et pourquoi cela, vous demandez-vous ? Eh bien, parce qu’ils ne m’ont laissé aucun souvenir assez précis pour que je puisse en parler de façon censée et les faire intervenir individuellement de façon un tant soit peu réaliste. Ne voyez-pas là un mépris quelconque de ma part à leur égard, mais plutôt une conséquence du temps qui passe et de ma mémoire qui défaille. Certes, j’ai annoncé à la première page que je me lançais plus dans une autofiction que dans un récit et vous pourriez penser qu’à ce titre je pourrais inventer totalement ces trois personnages. Mais d’une part, je tiens quand même à rester le plus près possible de la réalité et d’autre part, mon imagination, autrement dit ma capacité à mentir, est étroitement limitée.

Avant d’aller plus loin dans votre lecture, il faut que vous ayez ceci bien en tête : « quand je dis que je mens, je dis la vérité et quand je dis la vérité, je dis que je mens », ce à quoi j’ajoute « et encore, pas à chaque fois ! »

Maintenant que vous êtes fixés, je vais quand même aller un peu plus loin dans le portrait des trois acolytes anonymes. Comme Hervé, JP et moi, ils avaient plus ou moins vingt ans et, comme Hervé, ils étaient Pieds Noirs. Cela, j’en suis certain. Contrairement à Hervé, ils étaient tous les trois plus ou moins cousins et de familles de colons extrêmement aisées. J’avais pu en juger avant notre départ par la garçonnière que l’un d’entre eux possédait rue Lord Byron, dans le quartier des Champs-Élysées. Voilà. Nous sommes restés ensemble environ trois semaines et c’est tout ce que je peux dire d’un peu précis sur eux.

Je viens d’écrire le mot « Pieds Noirs » et ça vous rappelle sûrement quelques souvenirs. Mais comme j’ai peut-être deux ou trois lecteurs plus jeunes que vous, je me dois de leur rappeler que cette locution qualifie les personnes d’origine française installées en Afrique du Nord, et plus particulièrement en Algérie. J’en profite également pour rappeler à tout le monde qu’à l’époque où se situe cette aventure, l’Algérie venait d’accéder à l’indépendance, le rapatriement de centaines de milliers de Pieds Noirs avait commencé et l’OAS multipliait les attentats. Les soubresauts de la guerre d’Algérie, les négociations d’Évian et surtout l’activisme de l’Organisation de l’Armée Secrète remplissaient la presse américaine, toujours ravie d’insister sur le passé colonial de la France et les ennuis qui en découlaient, bien mérités selon eux. C’était à un point tel que même au fin fond de l’Arizona, presque tout le monde, y compris la jeune Tavia avait entendu parler de nos Black-Feet à nous, qui leur faisaient penser à une réserve indienne du Montana, et de la Secret Army Organization, évocatrice de la clandestinité et, par confusion, de la Résistance.
Il se trouve que, lors de notre première rencontre, comme j’avais ouvert mon portefeuille devant Tavia, elle y avait aperçu un ticket du métro parisien, morceau de carton grisâtre comportant une suite de lettres et de chiffres. Comme elle me demandait ce que c’était  que ce petit rectangle, je le lui dis. Il se trouve qu’au lieu d’utiliser le mot américain pour métro qui est Subway, j’utilisai tout naturellement et sans arrière-pensée aucune le mot anglais « Underground » qui, s’il signifie bien métro pour un britannique, veut dire « clandestinité » en langage US. Je notai alors dans le regard de Tavia une lueur d’étonnement mêlée d’une certaine admiration sans que j’en comprenne la raison. Ce n’est que plus tard, après le regrettable épisode d’Oak creek canyon, en discutant avec une des filles du groupe que je compris le quiproquo. A Tavia, j’avais dit innocemment et littéralement : « It’s a ticket for the Underground ». Romantique, elle avait compris : « C’est ma carte de l’Armée secrète. » Je me dis que c’était probablement ça qui expliquait l’enthousiasme romantique avec lequel elle m’avait entraîné vers l’amont du torrent.

Cette digression passée, vous n’en saurez pas beaucoup plus sur mes trois Pieds Noirs sans visage ni sur mes véritables relations avec l’OAS.

Franck, l’homme au trente tonnes de pastèques, me l‘avait dit : le Grand Canyon, c’est juste un grand trou dans la terre. Un sacré trou, quand même, et ceux qui ne l’ont pas vu ne peuvent imaginer la splendeur du spectacle qui est donné à qui regarde pour la première fois le soleil se lever sur le Grand Canyon.
Alors nous voilà, tous les six, fatigués par une mauvaise nuit, plantés au bord de la falaise. Il fait presque frais, il n’est pas encore cinq heures, il n’y a pas le moindre souffle de vent, le silence est absolu. Dans quelques minutes le soleil devrait apparaître sur notre droite. Nous attendons, face au vide, face à la rive Nord dont on devine la masse sombre, là-bas, loin devant nous.
« Alors, ça vient, oui ou non ? » Ce doit être Hervé qui a dit ça, peut-être pour être drôle, peut-être pour couvrir l’émotion grandissante qui a dû, comme moi, l’envahir.
« La ferme, connard ! » C’est moi qui ai dit ça, peut-être pour protester contre sa minable tentative de gâcher un instant aussi solennel, peut-être pour cacher ma propre émotion.
Pendant notre dialogue, un bout de soleil est apparu et il n’a plus été besoin de réclamer le silence. Nous sommes en contemplation, presque en extase, devant cette immensité grandiose. Les couleurs évoluent à chaque instant, une brise tiède monte du gouffre, un condor plane au-dessus du vide. Tandis que, le souffle court, je contemple le spectacle, je me dis que ces montagnes, ces falaises, ce fleuve, cet oiseau, ce soleil, tout cela existe depuis toujours et restera immuable pour l’éternité. Éternité, c’est bien le mot qui s’impose à moi.
« Putain, dis-donc, c’est beau ! »
J’ai reconnu la voix de JP. Lui qui ne sort jamais plus d’une grossièreté par mois n’a pas pu retenir son exclamation. Il ne s’est adressé à personne en particulier, il n’a fait que murmurer, mais tous nous l’avons entendu.  Personne ne lui intime de se taire. Il a dit ce que nous pensions. Il n’y a plus rien à ajouter.

A SUIVRE

 

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