Go West ! (27)

(…) Si ce que le père de Meg avait obtenu pour nous nous emplissait d’aise, je pense aujourd’hui qu’il ne devait pas être moins satisfait de voir la petite bande de sneaky frenchmen quitter la bonne ville de Flagstaff. Je me demande même si, pour être certain de nous voir partir, il ne serait pas allé jusqu’à nous l’offrir, cette voiture, quitte à ouvrir une souscription auprès des autres parents de Flagstaff.
Les papiers furent signés le lendemain matin. Nous décidâmes de partir pour le Grand Canyon le soir même.
Mais avant de prendre la route, il faut que je dise comment j’étais devenu propriétaire d’un revolver.

C’est sans doute la chasse, qu’avec ou sans fusil j’avais pratiquée depuis mon enfance, puis ma passion pour les westerns qui avaient développé chez moi un goût certain pour les armes. Je savais qu’en Arizona la vente en était libre et je m’étais promis d’en rapporter une à mon retour en France. Lors d’une visite en curieux chez un armurier de Flagstaff, j’avais repéré un revolver d’occasion. « C’était un Colt Police Positive Special de calibre 38, autrement dit un P .38, m’avait expliqué l’armurier, revolver à double action, un modèle créé spécialement pour la police et fabriqué jusque dans les années 40 ». Le précédent propriétaire en avait scié le canon si bien qu’il n’en restait plus que trois ou quatre centimètres et que la lettre C de « Colt » avait disparu. L’arme, lourde et compacte, était d’un noir luisant avec, à l’extrémité du canon scié, quelques reflets cuivrés. Elle faisait sérieux, je fus séduit. Nous conclûmes la vente pour vingt-deux dollars avec en prime une boite de cartouches et un holster de ceinture en cuir tressé bien patiné. Pour l’établissement des papiers, le problème posé par ma nationalité fut résolu en deux minutes en tapant dans le stock de citoyens américains dont l’armurier possédait les identités.

Donc, vers la fin de l’après-midi, nous voilà partis vers l’Ouest.

Pour la première fois de ma vie, j’étais propriétaire d’une voiture, à raison seulement de douze dollars et cinquante cents assurance comprise, mais réellement propriétaire. La voiture était grosse et laide, mais c’était une vraie voiture, américaine en plus. Sa ligne ne sacrifiait en rien à l’aérodynamisme ou à l’élégance. Elle évoquait seulement la robustesse et la puissance. Elle était de couleur marron mat, bistrée par l’action du soleil et de la poussière du désert. Son pare-brise était en deux parties planes, ses fenêtres hautes, et sa calandre ornée d’un gros Delta chromé piqué de rouille. Elle sentait l’huile chaude et la poussière. Elle consommait beaucoup d’essence. Et d’huile aussi. Mais l’essence n’était pas chère. Quant à l’huile, il nous arrivera de la voler. J’en parlerai peut-être plus tard.

Après des adieux rapides et insouciants à nos petites camarades de flirt, nous quittâmes Flagstaff en fin d’après-midi. Nous comptions dormir à la belle étoile quelque part du côté de Grand Canyon Village. La distance à parcourir était de moins de cent miles mais on nous avait conseillé de ménager la vieille Hudson et de ne pas dépasser 45 à 50 miles/h. Il nous faudrait donc entre deux à trois heures de route pour parvenir à destination. Il en fallut bien davantage.

La nuit était tombée au milieu du parcours. JP qui conduisait avait allumé les phares et tout allait bien à bord. La route était devenue sinueuse et nous n’avions croisé personne depuis longtemps quand tout à coup, les phares de la voiture s’éteignirent. Je devais somnoler à l’arrière car je ne me souviens pas de ce que fut la réaction du conducteur. J’entendis seulement une succession de « Merde ! Les phares ! » « Rallume, bon sang, rallume » « Freine, freine ! » et tout un tas d’autres conseils aussi évidents qu’inutiles tandis que, dans l’obscurité, la voiture faisait des embardées jusqu’à ce qu’elle s’arrête en travers de la route, la roue avant droite dans le fossé. Dans la voiture immobile, la discussion devenait vive : « Mais qu’est-ce que t’as foutu, bougre d’andouille ? T’as bien failli nous foutre en l’air ! » « Tout s’est éteint, Ducon ! J’aurais voulu t’y voir, tiens ! » « Ouais-ouais ! Tu t’es trompé de bouton, crétin, c’est tout. Je me doutais bien que tu savais pas conduire ! » Ça a fini par se calmer et JP a pu s’expliquer. Quand les phares s’étaient éteints, il avait tout essayé, phares, codes, lanternes, clignotants, mais rien, plus rien ne fonctionnait, pas même l’éclairage du tableau de bord.

La voiture fut remise sur la route. Il n’y avait pas de casse, et il fut même possible de rallumer les phares. « Ça marche ! Alors ! Tu vois bien que tu t’étais trompé de bouton, connard ! dit Hervé. Allez, je conduis ! » JP, un peu déstabilisé, ne répondit rien et alla s’installer à l’arrière en bougonnant.

Bien sûr, vingt minutes plus tard, les lumières s’éteignaient à nouveau. Encore une fois, le conducteur réussit à arrêter la voiture sans dommage. « Alors, Ducon ! rigola JP. Toi aussi tu t’es trompé de bouton ? ». Hervé ne répondit pas, descendit de voiture, ouvrit le coffre arrière, sortit de sa valise une petite lampe électrique, fit le tour de la carrosserie, ouvrit le capot du moteur et se plongea dedans avec sa lampe électrique. C’était impressionnant d’efficacité. Au bout de trois minutes, il referma le capot en disant : « De toute façon, c’est pas la peine, j’y connais rien ! » L’absence de réaction des autres montra à l’évidence qu’ils n’y connaissaient rien non plus. Le nouvel incident sauvait l’honneur de JP de façon éclatante mais nous posait à tous un sérieux problème. Nous étions sans lumière, ou plutôt avec une lumière aléatoire, sur une route sinueuse dans un paysage parfois accidenté sans possibilité de faire appel à un spécialiste, qui de toute façon nous aurait couté trop cher. La seule solution, c’était de faire avec les moyens du bord, en l’occurrence une lampe électrique et un passager vigilant.

Et voilà pourquoi, cette nuit-là, je me retrouvais assis à l’avant-droit de l’Hudson, appuyé contre la portière, la main droite pendant à l’extérieur et braquant vers l’avant une petite lampe torche, luttant contre le sommeil pour garder les yeux ouverts dans l’attente de la prochaine extinction des feux. Le fait que j’aie un revolver dans la poche n’avait rien à voir avec les troubles électriques de la voiture, ni d’ailleurs avec quoi que ce soit d’autre que mon goût pour les armes à feu.
Si mes souvenirs sont encore bons, ces incidents électriques furent les seuls problèmes techniques que nous eurent avec cette voiture. Et bien que, comme on le verra, nous nous soyons séparés bien avant, je sais qu’après plusieurs milliers de miles l’Hudson ramena mes amis sans aucune panne jusqu’à Flagstaff où ils la revendirent à un lycéen pour 50 dollars.

J’ai dit plus haut que l’Hudson consommait beaucoup d’huile et que ce n’était pas grave parce que, souvent, nous la volions. Prélever un bidon d’un litre ou deux sur une étagère de station-service et le dissimuler sous un blouson pendant que le pompiste était occupé à faire le plein, nettoyer le pare-brise et vérifier les niveaux n’était pas bien difficile. Compte tenu de notre expérience, c’était même l’enfance de l’art. Car de l’expérience, certains d’entre nous, moi compris, en avaient. Il faut vous dire qu’à cette époque, nous étions plusieurs à être possédés par ce besoin de voler. Il m’a passé définitivement peu de temps après, et j’espère qu’il en a été de même pour mes camarades, mais à cette période de notre jeunesse, il était pressant. Il ne s’agissait pas tant de posséder des objets sans les payer que de les prendre sans se faire prendre. À Paris ou même n’importe où en France, dans notre milieu naturel, il ne nous serait jamais venu à l’esprit de voler quoi que ce soit dans un magasin. Nous avions même des scrupules à ne pas payer notre écot aux chaisières du Luxembourg. On ne le payait pas, bien sûr, question d’honneur, mais on avait des scrupules. Par contre, à Zermatt par exemple, nous nous déchaînions : tranches de jambon, fromages, viandes des Grisons, pots de cornichons, quelques fois même poulets entiers dans les supermarchés, gants de ski, bonnets, lunettes, sous-pulls et même, une fois, bâtons de ski dans les magasins de sport, c’était une razzia, nous faisions nos courses pour pas cher. Je suis sûr d’avoir encore quelque part au fond d’un tiroir une douzaine d’exemplaires de la carte postale d’un coucher de soleil rose sur le Matterhorn. Souvenirs… Je ne m’en débarrasserai jamais, consciemment, du moins. Ce chapardage, presque aussi obsessionnel que la drague dont j’ai déjà parlé, nous procurait des plaisirs variés : d’abord l’excitation de la préparation et de l’exécution du larcin, ensuite le bonheur d’avoir berné ces riches commerçants suisses (à Zermatt, tous les commerçants étaient riches et, très vraisemblablement, ils le sont encore), et enfin, il faut l’avouer, le bonheur de se retrouver propriétaire pour rien d’un objet, qu’il soit beau, utile ou inutile. Une fois arrivés aux États-Unis, fut-ce le fait de se retrouver à nouveau à l’étranger ou bien celui de déceler chez les commerçants américains la même naïveté confiante que celle de leurs confrères suisses, ou encore celui de vouloir vivre au moindre coût, je ne sais pas. Toujours est-il qu’une fois quitté Flagstaff où nous avions convenu de rester sage, quelques-uns d’entre nous se mirent où se remirent au shop-lifting. Dans le pillage des indigènes, si je prenais toute ma part, je n’étais pas le plus adroit. Je me souviens très bien d’une humiliation subie dans une station-service où, la Hudson bloquée en sortie de piste par la voiture du garagiste, j’avais dû payer de ma poche un bidon de super-lubrifiant dont nous n’avions même pas besoin. Ridicule !

A SUIVRE

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