Go West ! (23)

(…) Inévitablement, j’étais tombé amoureux. Je suis rentré chez moi, je me suis allongé sur mon lit et j’ai écouté des disques de Nat King Cole et de Johnny Mathis. J’ai fait la gueule à mes parents pendant un mois et j’ai écrit à Patricia deux fois par semaine pendant trois. Et puis un jour, Hervé m’a dit : « Mais pourquoi tu ne viendrais pas en Arizona avec moi ? »
Ben oui, pourquoi ?…

Vous qui m’avez lu jusqu’ici, vous avez vécu avec Go West ! quelques scènes auxquelles mes écrits précédents ne vous avaient pas habitués : une séquence torride dans un quadrimoteur à hélices, sorte de prélude aux expériences d’une Emmanuelle encore à naître, un épisode de sado-masochisme inabouti, une fuite éperdue au milieu de moustiques en folie et d’alligators potentiels, des rencontres inopinées avec l’apartheid, la police et l’homosexualité. Et maintenant que votre héros est arrivé en Arizona, vous vous attendez à quelques péripéties de plus en plus épiques, mêlant amours, chevaux, tribus indiennes et rivières rouges.

Eh bien non, et vous allez être déçus car il n’y a rien d’intéressant à raconter sur mon séjour à Flagstaff. En fait, ce fut un séjour de rêve, et qu’y a-t-il de plus ennuyeux que d’écouter quelqu’un raconter ses rêves ? À part lire quelqu’un raconter ses rêves ?

Des chevaux, des indiens, des danses de la pluie, des rivières et des rochers rouges, il y en eut, et bien d’autres choses encore ; des porc-épics, des rattle-snakes, des tarentules, des Gila monsters, des jacks-rabbits et des cow-boys débonnaires ; quelques filles, des pique-niques, des canyons et des marshmallows, de gentils flirts, des chansons de Joan Baez et du Kingston trio, un peu de Louis Prima, quelques parties de bowling ; quelques engueulades aussi, rares. Mais du sang, des larmes, du danger, de la peur, il n’y en eu point ; et du sexe non plus. Pas de sang, pas de larmes, pas de sexe, autrement dit : rien ; rien qui vaille la peine d’être lu, ou même écrit.

Il faut quand même que je parle de Bill.
Bill était géologue travaillait au musée de Flagstaff, le Museum of Northern Arizona. Il était logé dans un chalet de fonction caché sous les pins à l’écart du musée. Le chalet n’avait qu’une chambre, une salle de bain et une pièce de séjour, mais il comportait un grand garage équipé de six lits de camp. C’est là que Bill logeait les jeunes gens de passage, sans contrepartie, pour autant de temps qu’ils voulaient. L’adresse de Bill devait trainer dans les carnets de la moitié des autostoppeurs d’Amérique du Nord. Et, en ce mois de juillet 1962, c’est nous qui occupions son garage.

Bill était célibataire. Grand, fort et beau, il avait dépassé de peu la trentaine. Il n’intervenait jamais dans la petite société qu’il abritait, il ne cherchait pas à s’y introduire, à partager ses moments. De temps en temps seulement, il passait la tête dans le garage pour demander si tout allait bien, si on avait besoin de quelque-chose. Parfois, il annonçait qu’une cérémonie indienne allait se tenir dans la réserve Hopi en un lieu tenu secret mais qu’il connaissait et se proposait de nous y conduire dans son minibus Volkswagen. D’autres fois, il nous emmenait de nuit dans le désert poursuivre avec sa Coccinelle de couleur crème quelque Jack-rabbit, sorte de lièvre squelettique affolé par les phares, que nous tentions d’attraper à mains nues en sautant du parechoc arrière de la voiture sur lequel nous étions grimpés. Il nous expliquait les peintures de sable, ces tableaux éphémères que des indiens Navajo dessinaient avec une patience infinie et dont les dessins géométriques devaient aider à la guérison d’un malade. C’est lui qui nous a fait découvrir le Sunset crater, les falaises d’Oak Creek Canyon, le torrent de Slide rock et les ballades du Kingston trio. Il nous a conduit à Sedona, ce bel endroit devenu aujourd’hui le Saint-Tropez du désert. Il nous a amené jusqu’au pied du Teapot Rock de Johnny Guitar et de 3 :10 to Yuma. Bill,  c’était surtout le type le plus généreux, le plus gentil, le plus tolérant, le plus discret et le plus calme que vous puissiez imaginer. Des années plus tard, je l’ai revu trois ou quatre fois, à Flagstaff et même à Paris. Il s’était marié et avait eu une fille mais il n’avait pas changé, sinon de métier. Il était devenu guide naturaliste pour des expéditions aux quatre coins du monde demeurés encore sauvage. Récemment, j’ai eu le plaisir de découvrir qu’il faisait l’objet d’une page Wikipédia.

Si, comme je l’ai dit tout à l’heure, nous avons vécu à Flagstaff trois semaines de rêve grâce à Bill, Hervé y fût aussi pour beaucoup. L’année précédente, il était resté longtemps chez Bill, il avait travaillé un peu en ville et rencontré pas mal de monde. C’est grâce à ses relations que notre groupe a été très vite reçu dans plusieurs familles de la ville, des familles dans lesquelles il y avait, naturellement, des garçons et des filles. Ils avaient seize, dix-sept ou dix-huit ans. Nous en avions vingt et nous étions français. Pour les filles, nous étions exotiques, différents, plus murs que leurs cousins et petits amis habituels et surtout, nous étions de passage, éphémères. Nous étions donc intéressants et la petite société des jeunes bourgeoises de Flagstaff ne tarda pas à organiser pour nous des sorties, des visites et des pique niques au bord des torrents de montagne où les filles nous emmenaient dans la compact de leur mère ou dans la station wagon de leur père. Les garçons, eux, ne venaient pas. C’est probablement parce que les filles ne les invitaient pas, mais de toute façon, ils ne nous aimaient pas ; pour eux, nous étions des concurrents déloyaux, des sneaky frenchmen. Les parents, eux, étaient sur la réserve ou carrément inquiets : tandis que notre qualité de français faisait a priori de nous des suspects, nos deux ou trois années de plus que leurs chères filles nous rendaient potentiellement dangereux. Mais leur confiance en leurs grandes filles toutes simples, leur amour du grand air et des grands espaces et le sens de l’hospitalité de l’Ouest faisaient qu’ils laissaient leurs filles et leurs voitures nous conduire au bord de cours d’eau idylliques tout au fond de canyons frais et sonores. Là, torses nus ou en maillot de bain, nous nous allongions sur de rouges rochers à l’ombre de pins qui avaient probablement abrité Cochise et Geronimo. De lourdes glacières, nous sortions de la bière achetée en fraude et nous buvions en racontant avantageusement nos vies de parisiens. Elles écoutaient, riaient, questionnaient, construisaient de petits feux pour faire griller des poulets, rôtir des pommes de terre et des marshmallows, sortaient une guitare, chantaient joliment, une par une ou toutes ensemble. Tout cela était charmant et tout cela était pour nous. En échange nous leur donnions ce qu’elles cherchaient, des mots drôles, des mots gentils, des questions naïves sur leur vie, sur l’Amérique, des petits gestes aussi, à peine osés, des petites caresses, et bien sûr quelques baisers, des baisers français, comme on dit là-bas. Nous, nous avions quitté cet âge du flirt où ces gentilles filles de l’Ouest se trouvaient encore, et quand nous étions entre nous, nous nous flattions d’en demander et d’en obtenir davantage. Mais là, dans ce canyon sauvage, dans cette nature splendide, avec ces jeunes filles sans complexe mais prudentes et maitresses d’elles-mêmes, tacitement, nous avions convenu des limites à ne pas franchir. Volontairement, pour quelques jours et d’un commun accord, nous étions redevenus des adolescents. Pour quelques jours, je vivrais une adolescence que je n’avais pas connue.

Mais finalement, pour moi, ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça… enfin… pas tout le temps. Et puis j’ai découvert qu’elles n’étaient pas si gentilles que ça, ces filles de l’Ouest.

A SUIVRE 

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