(…) Je lui touchai doucement l’épaule. Elle se tourna vers moi. Il fallait parler maintenant. Contrairement à mon habitude, celle qui me réussit si bien dans cette matière, je n’avais rien préparé. Elle me regardait, dans l’expectative. Je ne disais rien. Et puis d’un coup, de mon meilleur anglais, je m’en souviens très précisément, j’ai dit : « Ah ! Vous voilà ! Je craignais que vous n’ayez été kidnappée ! »
Je ne sais pas ce qui lui a plu dans cette apostrophe. Était-ce l’inquiétude clairement simulée que j’y avais mise, l’impeccable respect de la grammaire anglaise, la subtile pointe d’accent français ? Elle ne me l’a jamais dit, mais je crois que c’est plutôt le mot “kidnappée“ ou, plus précisément, sa racine “kid“ qui l’a amusée. Elle a peut-être pensé que je la prenais pour une gosse, et elle a aimé ça. Va savoir pourquoi… En tout cas, mon approche était une réussite, parce qu’elle m’a souri doucement et m’a dit « Non, vous voyez, je suis là… », et puis elle s’est tue. Audace incroyable de ma part, aisance inhabituelle, je l’ai prise par la main et l’ai conduite vers un box tranquille, tout au fond du Broken Ski Club.
Nous avons passé une bonne partie de la nuit dans ce box. De temps en temps, un copain passait devant nous, affectant l’indifférence. Il nous jetait un coup d’œil et repartait raconter aux autres ce qu’il avait vu. De temps en temps, nous dansions brièvement sur Nat King Cole ou Johnny Mathis, puis nous retournions nous mélanger sur la banquette. Mais il a fallu partir : à deux heures du matin, le Broken fermait pour la nuit. Il faisait bien trop froid pour se promener dans le village. Nous allions devoir nous séparer. Il n’était pas question pour moi de l’emmener au Bahnhof, ni pour elle de me faire entrer dans le refuge pour étudiants où elle était logée. D’ailleurs, je ne le regrettais pas : je n’y pensais même pas. Tout ce que je voulais, ce que je préparais dans ma tête, c’était passer la journée du lendemain avec elle, peut-être l’emmener faire un peu de ski, tard dans la matinée, et puis boire un chocolat chaud dans un bar d’altitude où on laissait ses chaussures de ski à l’entrée pour écouter des disques de jazz assis sur des tapis flokati devant un feu de bois. Pour la soirée, ce serait une fondue à deux, parce que ça m’évoquait la scène des spaghettis de La Belle et le Clochard. Pour après, on verrait bien.
Tout cela tomba à l’eau : arrivée devant son refuge, elle me dit doucement qu’elle quittait Zermatt le lendemain matin avec son groupe qui partait pour Paris. Elle n’y resterait que trois jours avant de rentrer en Amérique. Nous n’en avions donc plus qu’un seul à passer ensemble, à Paris sans doute, mais un seul. Les filles font des trucs comme ça : elles se laissent embrasser pendant des heures, elles semblent prêtes à tout céder dès le lever du soleil, et puis, d’un coup, froidement, elles vous disent que merci, c’était sympa, mais que demain, elles ont quelque chose à faire et que c’est dommage, mais c’est la dernière fois qu’on se voit, alors kiss me goodbye…
J’étais sens dessus dessous. Tandis qu’on s’embrassait follement devant son escalier, je pensais à avancer mon retour à Paris. Mais à cette période de vacances, tous les trains seraient complets et, en Suisse, sans réservation, ils ne me laisseraient même pas monter dans le couloir. Nous n’avions donc plus que vingt-quatre heures à vivre ensemble. C’était peu, mais au moins ce serait dans ma ville. Et c’était encore devant moi.
J’arrivai à Paris le dimanche matin. Je passai en coup de vent à la maison pour déposer ma valise, dire bonjour à mes parents, prendre un bain et me changer, puis je fonçais rue des Écoles où se trouvait son hôtel, le Claude Bernard. Elle n’y était pas. Pourtant, la veille, je lui avais téléphoné de Zermatt. Vers dix heures, dix heures et demi, je lui avais dit. Mais elle n’était pas là. Angoissé, déçu, déjà furieux contre elle, je me plantai devant l’hôtel. Au bout d’une heure, un autocar vint se ranger le long du trottoir et, au milieu de ses congénères, joyeux, exubérants, bruyants, elle en descendit, douce, réservée, fragile.
J’avais prévu tout un programme pour elle. D’abord, pour l’impressionner, ce serait un déjeuner Chez Lipp, et puis une balade dans Saint Germain des Prés, la Place Fürstenberg, la Rue de Seine, les quais. Il ferait beau, c’était sûr.
Ça ne se passa pas comme ça, pas tout à fait en tout cas. C’est devant l’unique réverbère de la jolie petite place où nous étions restés quelques instants immobiles et silencieux que, doucement, comme tout ce qu’elle faisait, elle me prit la main et me demanda de la reconduire à son hôtel. À mes protestations, mes « déjà ! » interloqués, mes « pourquoi ? » plaintifs, mes « qu’est-ce que tu as ? » inquiets, elle répondait simplement, doucement « please… » Entre la Place Furstenberg et la rue Danton, je ruminai ma déception ; entre le Carrefour de l’Odéon et la rue Saint-Jacques, je préparai mes arguments pour que nous restions encore ensemble et devant le Collège de France, j’étais prêt à lui faire une scène. Nous étions presque arrivés devant l’hôtel, mais au dernier moment, elle me serra plus fort la main et m’entraina dans cette petite rue étroite et sinueuse dont je ne me rappelle jamais le nom et qui monte vers la rue des Carmes et le Panthéon. Elle poussa une porte cochère, et deux minutes plus tard et trois étages plus haut, nous étions dans sa chambre.
Aujourd’hui, des dizaines d’années plus tard, quand je pense à ces rares moments avec Patricia, la nuit de Zermatt, le déjeuner de Saint Germain des Prés, l’après-midi de l’hôtel Claude Bernard, notre soirée d’adieu au Café Sorbon, c’est une image de réserve, de douceur et de fragilité qui m’apparait. Réserve, douceur, fragilité… sans doute le genre d’attitude qui convenait le mieux à ma timidité, beaucoup mieux en tout cas que celles des Paola et des inconnues de Columbus ou d’ailleurs que j’avais rencontrées auparavant ou que je rencontrerai plus tard. Douceur, fragilité… pourquoi, chez une femme, ces deux caractéristiques séduisent-elles autant les hommes ? Non, la question n’est pas correctement posée. J’aurais dû dire : douceur, fragilité…pourquoi, chez Patricia, ces deux qualités me séduisaient-elles autant ? La douceur ? Vous n’avez pas à lutter contre la douceur, vous n’avez pas à vous forcer à être qui que ce soit d’autre, vous avez juste à être gentil, même pas doux, seulement gentil et, de la douceur, vous recevez votre récompense, le calme, le bien-être. Et la fragilité ? Si la fragilité vient s’ajouter à la douceur, alors vous voulez la protéger, cette fragilité, l’envelopper d’attention, de prévenance, et à votre tour, l’entourer de douceur. Et vous vous sentez devenir un autre, un autre en mieux, plus généreux, bien sûr, mais surtout plus solide, plus serein.
Douceur, fragilité… oui, mais si c’est affecté, que se passe-t-il ?
Comme prévu, Patricia est partie le lendemain matin. Elle n’a pas voulu que je vienne rue des Écoles pour la voir partir, mais bien sûr je suis venu quand même, trop tard, son bus était parti. Inévitablement, j’étais tombé amoureux. Je suis rentré chez moi, je me suis allongé sur mon lit et j’ai écouté des disques de Nat King Cole et de Johnny Mathis. À la radio, Gilbert Bécaud chantait « Et maintenant, que vais-je faire… » Moi, j’ai fait la gueule à mes parents pendant un mois et j’ai écrit à Patricia deux fois par semaine pendant trois. Et puis un jour, Hervé m’a dit : « Mais pourquoi tu ne viendrais pas en Arizona avec moi ? »
Ben oui, pourquoi ?…
A SUIVRE, mais Dieu sait quand !