Go West ! (12)

Dans le panneau des départs, je cherchai un bus qui puisse me déposer sur la route d’Amarillo à une douzaine de miles de Dallas. Il y en avait un. Il partait à 8h30 du matin et s’arrêtait partout entre Dallas et Wichita Falls. Je pris un billet pour la premier arrêt après Fort Worth. J’avais plus de cinq heures devant moi. Je m’installais sur une banquette de la salle d’attente. Je ne tardais pas à m’y allonger et à m’endormir.

Je me réveille un peu avant 8 heures et je m’installe à un bout du bar de la cafeteria pour un café. Je me sens fatigué et crasseux. Je regarde autour de moi. Au bar, quelques hommes solitaires prennent leur petit déjeuner, les yeux fixés dans le vague ou dans la contemplation de leur assiette. Derrière moi, il y a une rangée de box. Deux seulement sont occupés. Le premier par une famille mexicaine encombrée d’enfants et de paquets et le second par un homme seul ; la quarantaine, blouson de daim, bottes western. J’ai toujours eu envie de bottes comme ça, souples, sobres, très légèrement décorés, pas trop pointues. J’espère que je pourrai en acheter une paire avant de rentrer en France. A Paris, une paire comme ça, c’est hors de prix. Le blouson aussi est bien, léger, souple, de couleur claire. Pas de fermeture à glissière mais des boutons, peu visibles. Pas de poches, pas de franges à la Davy Crockett. En fait c’est plus une veste qu’un blouson, presque une chemise. Ça doit être autrement plus agréable à porter que ma stupide veste en daim, avec ses épaulettes rembourrées et sa doublure en rayonne. Vraiment chouette, le blouson.

D’un coup, je m’aperçois que ça fait un sacré moment que je suis tourné de trois quart sur mon tabouret à fixer l’homme au blouson. D’ailleurs, il s’en est aperçu et nos regards viennent de se croiser. Avec un sourire à peine perceptible, il porte deux doigts de sa main droite à son front et m’adresse un simulacre de salut militaire. Je ne sais pas comment réagir, alors je pivote sur mon tabouret pour faire face à nouveau au comptoir. Pour justifier mon mouvement et me donner une contenance, je saisis ma tasse de café dont je m’aperçois qu’elle est vide. Je fais semblant de boire une longue gorgée puis je repose mes deux coudes sur le comptoir pour me concentrer sur le cuisinier qui s’agite au milieu des vapeurs de bacon en train de frire.

— Excusez-moi, ce tabouret est libre ?
C’est l’homme au blouson. Il est debout à côté de moi.
— Pardon ?
— Je peux m’asseoir là ?
— Oui, pourquoi ? Euh, pourquoi pas ? Je veux dire… oui, bien sûr…
— Ah, vous êtes étranger… D’où êtes-vous ?
— De France.
— Eh bien ! Vous êtes loin de chez vous ! Qu’est-ce que vous faites par ici ?
— Je voyage. Je fais de l’auto-stop. Là, j’attends un bus pour sortir de la ville.
— Et vous allez… ?
— Vers l’Ouest… Flagstaff…
— Formidable ! Écoutez, voilà ! D’abord, mon nom est Cal. Je viens juste d’acheter une voiture dans le coin. Est-ce que vous pourriez la conduire pour moi jusqu’à Albuquerque ?
— Albuquerque ?
— Nouveau-Mexique, à peu près 600 miles vers l’ouest justement.
Je n’ose pas y croire. 600 miles en direction de Flagstaff ! C’est une chance extraordinaire. En plus, tout seul, tranquille, dans une voiture, ma voiture, sans doute une grosse américaine…
— Dites-moi, vous avez votre permis de conduire ?
Je lui assure que j’ai un permis, qu’il est valable aux USA, que j’ai l’habitude de conduire dans ce pays, que ça m’arrangerait vraiment, parce que j’arrive de France en auto-stop, que l’auto-stop, ce n’est pas aussi facile qu’on le croit et que…
— Vous pouvez partir maintenant ? m’interrompt Cal, plutôt amusé par ma logorrhée.
— Oui, bien sûr, naturellement, tout de suite…

Nous avons pris sa voiture, une belle Oldsmobile 98, et nous avons parcouru quelques miles sur la route de Fort Worth, pour arriver chez Lone Star Automobiles – « Best bargain in town« . Tandis que nous roulions, Cal m’expliqua qu’il avait acheté une voiture hier soir, une Valiant. Il était de passage à Dallas pour affaires et quelqu’un lui avait parlé de cette superbe occasion.
« C’est un cadeau pour mon fils, Todd, m’a-t-il dit. J’ai obtenu un très bon prix et en plus qu’ils mettent quatre pneus neufs. En principe, elle devrait être prête ce matin. »

Elle était presque prête et pendant que Cal payait la voiture et réglait les dernières formalités, je faisais les cents pas dans l’immense parking de Lone Star, et je contemplais avec envie ces immenses décapotables rutilantes, plus puissantes, plus grandes, plus belles et moins chères que la Floride, ce ridicule cabriolet Renault qui venait de sortir. Ce genre d’établissement qui n’est venu en France qu’une vingtaine d’années plus tard faisait déjà partie intégrante du paysage américain. Installés sur d’immenses terrains en bordure des routes principales à la limite des villes, ces bazars de l’automobile offraient sous des enseignes lumineuses criardes des centaines de « voitures de rêve », « impeccables », « entièrement révisées », « comme neuves », à des « prix incroyablement sacrifiés ». Au cours des conversations que j’aurai plus tard avec Cal, j’apprendrai qu’en Amérique, le marchand de voitures d’occasion représente l’archétype du menteur professionnel et du commerçant malhonnête. C’est pour cela que par dérision, on l’appelle souvent « Honest Joe ».

Tout était en règle, et j’ai accompagné Cal jusqu’à son achat qui nous attendait devant l’aire de lavage. Pour moi qui espérais un de ces porte-avions à ailerons profilés, chromes étincelants et antennes multiples, ce fut plutôt une déception. D’abord, pour une américaine, elle était de taille tout à fait modeste, à peine plus grande que la 404 de mon père. En plus, elle était plutôt moche cette bagnole, avec ses ailerons aplatis, sa calandre trop grande pour elle et son coffre fuyant qui portait en relief l’empreinte de la roue de secours. Elle était même carrément laide dans sa couleur rouge vif. Mais, avec tous ces défauts, elle allait être mienne ! Pendant mille kilomètres, j’en serais le seul maitre, j’en ferais tout ce que je voudrais. J’écouterai la radio à fond, je mettrai le bras à la portière, je m’arrêterai dans des drive-in où des filles en patins à roulettes viendraient prendre ma commande. Peut-être irai-je dans un de ces cinémas en plein air ? Peut-être même prendrai-je à mon bord des auto-stoppeurs, des auto-stoppeuses ? Qui sait ?

J’étais en train de rêver à tout ce que j’allais faire entre Dallas et Albuquerque, quand je fus ramené sur terre par Cal qui me disait :
— Eh bien, voilà ! Elle toute à toi maintenant ! Jusqu’à Albuquerque tout au moins… Bon ! Tu prends le volant, on fait un petit tour pour que je voie comment tu te débrouilles. Après ça, tu me ramèneras à ma voiture et on pourra partir. Allons-y !
Je n’étais pas encore certain d’avoir compris ce qu’il entendait par « et on pourra partir », mais je commençais à voir mon rêve de road movie solitaire s’effriter. En fait, ce que Cal prévoyait et qu’il m’expliqua pendant notre petit tour sur les expressways des environs, c’était que je le précède sur la route avec la Valiant tandis qu’il me suivrait avec l’Oldsmobile. S’il me donnait un coup de phare, je devrai ralentir et s’il me donnait des coups de klaxon, je devrai me laisser dépasser. C’était tout, c’était simple, facile.

Nous avons quitté Lone Star Automobiles vers onze heures du matin, moi devant dans la Valiant rouge et Cal derrière dans sa grosse Oldsmobile crème. Effectivement, c’était simple, je n’avais qu’à rouler tout droit vers le nord sur la 287 vers Wichita Falls et Amarillo. Après Amarillo, on verrait. De toute façon, on s’arrêterait pour déjeuner du côté de Wichita.
Amarillo, Fort Worth, Wichita Falls… seul dans l’habitacle de ma voiture, à voix haute, je prononçais ces noms à la manière de John Wayne ou de James Stewart. Je les murmurais, je les déclamais, j’en avais plein la bouche.

Je m’habituais rapidement à la Valiant. Elle était moins luxueuse, moins sophistiquée, moins puissante que la Ranch Wagon de Bill, mais plus semblable aux voitures que j’étais habitué à conduire. En cette matinée de début Juillet, il ne faisait pas encore très chaud. J’avais ouvert en grand toutes les fenêtres et je conduisais sagement le coude à la portière en regardant le paysage. J’oubliais l’Oldsmobile de Cal qui me suivait à cinquante mètres. J’étais un américain comme les autres, roulant à travers le Grand État du Texas, détendu, tranquille, maitre de moi comme de ma voiture. Indifférent, je regardais défiler les stations-services, les « diner », les « Honest Joe », les vieilles usines désaffectées, les taudis de bord de route… Ça ne me concernait pas, j’avais ma voiture, mon travail, mon appartement en ville… Tout allait bien. Maintenant que mes affaires marchaient bien, il faudrait que je me décide à changer cette petite Valiant pour un modèle un peu plus prestigieux. Pourquoi pas un de ces cabriolets Chevrolet Corvette ?

A SUIVRE
(dans une semaine)

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