(…) Deux heures encore, et toujours rien. Soleil. J’ai sorti une chemise de mon sac et je me la suis mise sur la tête. Encore une heure et je me suis assis sur le sac, au bord de la route. J’ai placé le carton contre ma jambe de manière à ce qu’il reste lisible. Après qu’il se soit envolé trois fois au passage des trois premières voitures, je l’ai coincé sous un pied et puis j’ai posé mes coudes sur mes genoux, j’ai pris ma tête entre les mains et j’ai fermé les yeux. New-York — Flagstaff ! En stop ! Quelle ânerie ! Fais chier, Hervé, fais chier !
Tout à coup, j’entends une sirène à l’approche. Je lève la tête. C’est un Greyhound ! Sans vraiment y croire, je tente le coup : je me lève et je fais de grands signes avec la chemise que j’avais sur la tête, je saute sur place, je crie… sans que j’y croie encore tout à fait, le bus ralentit, me dépasse et s’arrête. Je ramasse mon sac et cours vers le bus. Quand j’arrive à la hauteur de sa porte avant, elle s’ouvre toute seule, m’envoyant sur le visage et la poitrine une pleine bouffée de fraicheur. Au volant, il y a une sorte de rugbyman à casquette bleue à galon doré, chemise blanche à manches courtes avec un lévrier brodé sur la pochette et d’énormes lunettes de soleil Ray-Ban. Celui-ci ne ressemble pas à un capitaine de vaisseau mais à un pilote de ligne qui mâcherait du chewing gum.
Hors d’haleine, je lui demande :
— Où est-ce que vous allez, s’il vous plait ?
— Dallas, Texas. — Vous pouvez me prendre, s’il vous plait ?
— Onze dollars.
— Vous prenez les traveller’s checks, s’il vous plait ?
— Credit card ou cash seulement.
— D’accord, merci, cash, onze dollars.
Me voilà dans le bus. Tandis qu’il redémarre et rejoint la route, je remonte l’allée centrale qui sépare les rangées de sièges par groupes deux. Dans les autocars, dans les bus, j’aime bien être au fond. On y est plus tranquille et je voudrais bien profiter de cette fraicheur nouvelle pour dormir un peu. Ce que je cherche, ce sont deux sièges vides côte à côte et, justement, là-bas tout au fond, il y a une rangée entièrement libre. Je m’y installe.
L’autocar a atteint sa vitesse de croisière. Il fait frais et le silence règne. Il est cinq heures du soir. D’après la fiche accrochée au dossier devant moi, nous devrions arriver à Dallas à une heure du matin. J’ai du temps devant moi pour pouvoir dormir.
Mais le bus ralentit, il s’arrête. Le chauffeur sort de son siège et remonte l’allée centrale. C’est pour moi ! Je suis sûr que c’est pour moi. Qu’est-ce que j’ai fait ? Et d’un coup, ça me revient. Hier, non, avant-hier, je ne sais même plus quel jour, j’ai frappé une fille. Elle a porté plainte et je suis recherché. Mon portrait-robot est dans les journaux. Le chauffeur a passé un message radio — ils ont surement la radio — et on lui a demandé de m’arrêter. Il parait qu’ils ont le droit, aux USA. Maintenant, il est devant moi. Une montagne d’autorité ce type. En plus, son uniforme ressemble à celui d’un flic. D’un geste sec, il enlève ses Ray-Bans, me regarde dans les yeux et prononce la sentence :
— Tu es blanc. Tu voyages devant.
Je dois le regarder d’un air indécis, ou idiot, ou les deux, parce qu’il ajoute :
— Maintenant !
Tandis que l’homme remet ses lunettes de soleil, je réalise que je suis entouré de noirs dans un bus et que ce bus traverse l’état du Mississippi. La ségrégation y règne depuis presque un siècle et en m’installant à l’arrière, j’ai choqué tout le monde, les blancs comme les noirs. La ségrégation, le racisme, l’apartheid, tout ça c’est dégueulasse, il faut protester, il faut lutter contre, tout le temps, toujours, c’est ce que tout le monde dit au Quartier Latin, mais quand on est tout seul, au cœur du Sud profond, face à un colosse autoritaire en uniforme, et que de plus on est recherché pour violences envers une citoyenne des États Unis, on ferme sa gueule et on va s’asseoir devant.
Le bus est arrivé au terminal Greyhound de Dallas à l’heure annoncée. Pendant le reste du voyage, après que j’aie changé de place, j’étais resté discret. Je n’avais parlé à personne et personne n’avait cherché à me parler. Je trainai un peu dans la gare routière, mangeait un doughnut, bu un café ou deux. Je ne savais pas quoi faire. Allais-je en terminer avec le stop et prendre un autre bus pour Flagstaff. Il en était parti un une heure plus tôt. Le suivant partait à 7 heures du matin. Près de mille miles, un peu plus de vingt heures dans le confort d’un siège inclinable et l’air conditionné. J’arriverais vers trois heures du matin le lendemain, frais et dispos pour rejoindre mes deux copains qui devaient être arrivés chez l’ami d’Hervé depuis longtemps. Frais et dispos aussi pour recevoir leurs plaisanteries, leurs quolibets ou même leurs insultes pour m’être dégonflé et avoir dérogé aux règles en prenant des autocars. Bien sûr, pour me justifier, je pourrais toujours leur raconter mon aventure du Cove creek Motor Inn, mais si je leur racontais un tel échec, je devrais supporter leurs plaisanteries salaces pendant des années. Mon amour propre — je suis français après tout, pas innocent — exigeait que je reprenne l’autostop. Dans le panneau des départs, je cherchai un bus qui puisse me déposer sur la route d’Amarillo à une douzaine de miles de Dallas. Il y en avait un. Il partait à 8h30 du matin et s’arrêtait partout entre Dallas et Wichita Falls. Je pris un billet pour le premier arrêt après Fort Worth. J’avais plus de cinq heures devant moi. Je m’installais sur une banquette de la salle d’attente. Je ne tardais pas à m’y allonger et à m’endormir.
A SUIVRE (demain)