Go West ! (2)

(…) L’annonce de la distribution de sandwiches et de Coca-Cola avait été accueillie par des hourras. Je regardai fixement l’hôtesse qui me tendait le mien : petite, menue, blonde, distante, visage d’enfant sage, elle ressemblait à Patricia. D’ailleurs, elle était coiffée comme elle : cheveux lisses tombant jusqu’au milieu de son cou et s’enroulant en une parfaite et unique boucle. Absorbé par la contemplation de ce sosie de la fille pour laquelle j’étais en train de traverser l’Atlantique, je ne faisais aucun geste pour prendre le petit sac de cellophane qu’il me tendait. L’hôtesse me fusilla du regard et laissa tomber le sandwich sur mes genoux. Je tentai de lui adresser un mot d’excuse, mais elle était déjà passée à la rangée suivante.

Au moment où je finissais mon sandwich, l’avion commença à tanguer. Je me levai et me dirigeai en titubant vers l’arrière de la cabine. Les six dernières rangées étaient vides et deux des trois hôtesses dormaient, allongées en travers des sièges. Tout au fond, dans l’office, la mienne buvait un café, appuyée contre la porte de secours. Une chance…
— Mademoiselle, vous avez oublié de me donner mon Coca tout à l’heure, dis-je pour amorcer la conversation.
— Désolée. Qu’est-ce que vous voulez boire ?
Elle ne m’avait pas reconnu.J’ai regardé le petit badge agrafé à son chemisier : Carol. Je pensai : c’est joli, Carol.
— J’aimerais bien un café, s’il vous plait. Dites, je voulais m’excuser…
— Vraiment ? Pourquoi ? dit-elle distraitement en s’activant autour de la cafetière.
— Tout à l’heure je vous ai regardée fixement. Vous n’avez pas aimé ça.
— Ne vous en faites pas. C’est tous les jours que…
— Mais c’était parce que vous ressemblez à une fille que je connais…
— Ça aussi, c’est tous les jours.
C’est à ce moment que le pilote a dit dans le micro que ça allait bouger pas mal et qu’il valait mieux s’attacher. Carol et moi, nous nous sommes assis côte à côte dans la dernière rangée.

J’avais décidé d’abandonner le sujet de la ressemblance avec Patricia car les filles n’aiment pas beaucoup qu’on leur dise qu’elles ressemblent à une autre fille, ou alors il faut que ce soit une star.
— Où est-ce que vous habitez, Carol ? Je peux vous appeler Carol ? Moi c’est Philippe. Où est-ce que vous habitez ?
Elle habitait Brooklyn avec une amie, elle était née en Virginie, d’origine irlandaise, étudiante de première année en cinéma au Stella Adler Studio et hôtesse à la Flying Tiger pendant l’été.

Depuis un bon quart d’heure, l’avion secouait pas mal. Absorbé par la conversation que nous avions engagée sur le cinéma américain, je m’en fichais totalement. Une demi-heure plus tard, quelqu’un éteignit les lumières principales de la cabine et dans la faible clarté des petites lumières de plafond, notre premier baiser eut lieu presque aussitôt. Encore une demi-heure et elle se levait en rajustant son chemisier pour revenir très vite avec cinq petites bouteilles de whisky. Un peu plus tard encore, Johnny Walker aidant, nous avions épuisé le cinéma américain, enterré le cinéma suédois et effleuré la Nouvelle Vague. A présent, Carol me parlait de Brooklyn, de Manhattan, de Central Park et du Village où se trouvait son école de cinéma. Les sièges devenaient de plus en plus inconfortables pour notre intimité grandissante. D’un coup, elle se releva en défroissant sa jupe, se tourna vers l’arrière pour s’assurer qu’au fond de l’avion, tout le monde dormait, puis elle tira la poignée d’un coffre à bagage qui se trouvait au-dessus de nous. Une couchette apparut. Agile et légère, elle s’y glissa sans difficulté. Je la suivis plus maladroitement. Elle tira le rideau derrière moi.

 *

Planté ! Depuis deux heures ! Dans un faubourg sud de Columbus ! Une de ces banlieues où la vitesse est limitée à 20 miles à l’heure. Une de ces zones résidentielles où, à trois heures de l’après-midi, les rares voitures qui passent sont toutes conduites par des femmes. Des femmes qui ralentissent encore un peu plus pour vous observer de dessous leurs bigoudis et leur voile de tulle rose. Des femmes qui ont l’air de se demander s’il ne faudrait pas prévenir la police. J’ai beau prendre mon air le plus gentil, le plus fragile, le plus frenchy possible, aucune de ces mères de famille ne consent à s’arrêter. D’ailleurs, si ça se trouve, elles tournent à droite au prochain carrefour pour aller au Mall du coin acheter du charbon de bois, des saucisses et du produit pour la piscine. Un ride de quatre au cinq miles au maximum. Sur les deux mille miles qui me restent à faire, ça ne ferait quand même pas beaucoup.

*

Quelques heures plus tard, j’étais réveillé par une main qu’on passait doucement dans mes cheveux. C’était Carol. Elle était debout dans l’allée, parfaitement habillée, coiffée, maquillée. Nous devions atterrir à Terre-Neuve dans moins de deux heures ; tout le monde ou presque dormait encore et il était temps que je libère la couchette pour qu’elle puisse la relever ; elle ne voulait pas que tout l’avion, et surtout pas sa chef de cabine, soit au courant de ce qui s’y était passé.
Un quart d’heure plus tard, nous étions à nouveau assis côte à côte devant un petit déjeuner fait de café et de biscuits sous cellophane. Plus tôt dans la nuit, je l’avais mise au courant de mon programme, les copains, Flagstaff, l’auto-stop, mais à présent je lui disais que je pouvais très bien rester quelques jours à New York, avec elle, chez elle, si elle pouvait me loger. Elle pouvait. Je vécus le reste du voyage sur un petit nuage. J’allais vivre quelques jours, peut-être davantage, à Brooklyn avec une vraie américaine. J’allais visiter la ville avec une autochtone, j’allais connaître le Village ; peut-être même Carol m’emmènerait-elle visiter son école de cinéma. Là, on ne manquerait pas de remarquer ma connaissance du cinéma américain, je me ferais des amis, nous irions dans des bars… Alors pourquoi aller à Flagstaff ? Et pourquoi Washington ? Je pourrais très bien passer tout mon séjour à New-York, avec Carol… Un instant, je pensais à Patricia. Elle m’attendait, là-bas, chez elle… L’instant d’après, j’avais effacé cette pensée contrariante.

*

Il est presque cinq heures. Le vent s’est un peu levé. Sous mon grand chêne, il n’en fait pas moins chaud pour autant mais, pendant quelques minutes, le bruissement des feuilles m’en a donné l’illusion. Le problème maintenant, c’est la poussière. Avec ma ridicule veste en daim que je n’ai pas enlevée pour ne pas faire négligé, je suis en train de me liquéfier. À chaque passage de voiture, la poussière soulevée vient se coller dans mes cheveux, sur ma figure, sur mon cou et jusque sous ma chemise que j’ai quand même un peu ouverte au risque de passer pour un vagabond. Heureusement, des passages, il n’y en a pas beaucoup.

A SUIVRE 

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