Les corneilles du septième ciel (1)

temps de lecture : 7 minutes bien tassées

Il y a quelques années, deux, deux et demi peut-être, et pendant quelques mois, le Journal des Coutheillas avait pris l’habitude de lancer des jeux censément littéraires. Cette habitude s’est à présent perdue car l’heure n’est plus aux jeux : il sont faits, rien de va plus.

Pendant cette heureuse période de confinement, le jeu de l’incipit avait connu un certain succès de participation, au point de permettre la construction d’une histoire, celle d’Annick et de Françoise, en quelques chapitres plus ou moins cohérents malgré leurs paternités variées. Au sixième chapitre, Lariegeoise avait habilement et brièvement fermé le ban et tout le monde croyait être débarrassé de cet Oulipo décadent. 

Eh bien non, et voila Lorenzo qui relance le schmilblick à lui tout seul pour un nombre de chapitres indéterminé. Le titre, c’est « LES CORNEILLES DU SEPTIEME CIEL ». Ça promet !
Voici le premier chapitre : 

LES CORNEILLES DU SEPTIEME CIEL

 A Philippe Cyrano de Couteillac
Qui nous sauva de la dépression
Pendant les confinements

 NDLR : Toute ressemblance avec des personnages du JdC pourrait ne pas être fortuite.

 Chapitre I

Ce soir-là, en quittant l’immeuble aussi cossu que les honoraires de son médecin, Françoise Maignan se demanda si elle avait fait le bon choix …

Elle venait de passer à Paris ce qu’elle appelait avec humour sa lune de miel en compagnie d’Annick Cottard rencontrée l’hiver précédent à l’UCPA de Font-Romeu. Malgré son surpoids et ses grosses lunettes en écaille, Annick l’avait conquise par sa gaité et sa dérision qui lui donnaient un charme irrésistible.

Dès son retour à Poitiers, et malgré son idylle récente, une inquiétude croissante avait envahi chacune de ses nuits. La raison en était le souvenir d’un homme assis devant son portable à la terrasse ensoleillée du Surcouf où elle attendait Annick retardée pour des raisons professionnelles. Elégant, le visage avenant, la fixant avec une insistance qui par instants la gênait, celui qu’elle imaginait être un romancier maudit avait quelques années de plus qu’elle, la cinquantaine au minimum. Son âge avancé n’empêcha nullement le trouble qu’elle ressentit. Au contraire, elle décela chez lui une bienveillance qui lui avait tant manqué pendant son enfance solitaire.

C’est cette instabilité sentimentale qui avait conduit Françoise chez un psychanalyste de Poitiers spécialisé en sexologie. Comme le lui précisa le docteur Philippe C., la première séance, interminable, n’avait eu pour but que de faire connaissance. Il ajouta que la suite de sa thérapie n’en comporterait que deux par semaine de cinquante minutes seulement ce qu’elle trouva exagéré mais n’en dit rien.

Bien que sa démarche courageuse lui en coutât, et pas seulement sur le plan pécuniaire, Françoise ne pouvait se satisfaire d’une situation qui, à cette époque, lui interdisait tout espoir de maternité. Son désir d’enfants était d’autant plus surprenant que cette fille unique n’avait jamais connu la folle ambiance régnant dans les familles nombreuses de ses cousins et cousines éloignés aux quatre coins du Massif Central.

Ses parents ayant déniché une officine à Joigny-le-Pont, un bourg agricole non loin de Poitiers, ils quittèrent assez tôt et sans regrets les monts lugubres du Cantal. Ce qui distinguait leur terre d’accueil de leur pays d’origine, ce n’était pas tant le relief que le climat autrement plus clément dans le Poitou.

Située au carrefour de deux nationales, Joigny-le-Pont n’était pas à proprement parlé une cité radieuse. A leur arrivée, il ne restait déjà plus dans la rue des Loges qu’un boulanger, un charcutier-boucher, une épicerie-mercerie-bazar, deux bars-tabac, le café du Commerce et le bar des Sports, deux boutiques de vêtements, un bureau de Poste et une école communale exsangue. Ces commodités rendaient possible, mais pour combien de temps encore, la vie ou plutôt la survie de ses habitants en majorité retraités, de quelques agriculteurs des environs et d’ados désœuvrés que les institutions religieuses et complaisantes du département avaient néanmoins renvoyés dans leurs foyers. Pas de quoi s’enthousiasmer, même après avoir réchappé du Massif Central.

Lorsque les Maignan s’y installèrent, la circulation charriait à longueur de journées d’énormes semi-remorques qui ébranlaient tout Joigny. La déviation tant espérée apporta enfin le calme mais aussi la désolation dans la rue principale dont tous les commerces dépérirent à vue d’œil. Pour Françoise, la fermeture de l’Ecole Communale eut un effet bénéfique : ses parents avaient été contraints de la mettre en pension au collège Sainte Cécile à Poitiers où cette enfant douée, intelligente et travailleuse découvrit que la vraie vie n’était pas celle de Joigny-le-Pont de plus en plus cachectisé par un exode rural inexorable.

La pharmacie de ses parents donnait sur la place triangulaire du village avec à son sommet l’église dont seul le porche, moins laid que le reste du bâtiment, était d’origine. Manquant de s’écrouler, elle avait été reconstruite peu après la première guerre mondiale et, période oblige, la municipalité en avait profité pour édifier devant son entrée un monument aux morts de taille disproportionnée. Allongés sur un socle de marbre noir, trois poilus gisaient à moitié ensevelis dans un terrain marécageux et un quatrième, couché lui aussi, mais le buste relevé, tendait le bras pour implorer le secours des passants. Ce qui choquait les plus sensibles, ce n’était pas tant la couleur verdâtre des soldats que la grossièreté de leurs traits évoquant le faciès inexpressif des bestiaux en route pour l’abattoir. L’auteur de l’ouvrage, un sculpteur autodidacte originaire des environs, n’avait d’ailleurs pas persisté dans cette voie. Il s’en était retourné après l’inauguration, un soir de novembre sous une pluie glaciale, réparer des tracteurs dans un garage près de Poitiers.

Les conséquences désastreuses de la déviation ne furent réalisées que trop tard par les élus locaux plus attentifs aux cours des céréales qu’à l’avenir du petit commerce. Quand ils se réveillèrent, le mal était fait et ils ne parvinrent même pas à se mettre d’accord sur l’implantation d’une supérette dans les locaux désaffectés de l’école communale. En dehors de ce bâtiment sans charme, Joigny ne comptait que cinq ou six bâtisses que seules leurs dimensions rendaient remarquables. A mi-chemin entre le baroque décadent et le directoire kitch, ces anciennes demeures de riches agriculteurs et de notables vivant désormais à Poitiers restaient closes à longueur d’année et leurs jardins dépérissaient. La rue des Loges jadis animée par les habitants du village et des alentours était déserte du matin au soir et ses magasins fermés sans le moindre espoir de réouverture n’étaient même plus entretenus.

C‘est là que Françoise avait grandi. De la fenêtre de sa chambre, la vue donnait sur le monument aux morts et plus précisément sur le visage agonisant du futur cadavre. Cela n’incitait guère à l’optimisme ni à la découverte de l’art. Pendant les week-ends passés chez ses parents, elle retrouvait des camarades de son âge employés dans les fermes alentour. L’exploit dont se vantait le plus téméraire, un certain Bernard, avait été de voler une tablette de chocolat à l’épicerie de la Mère Clabeau. Il était convaincu, à tort, que personne à Joigny ne s’était aperçu de son forfait. Ce même Bernard lui avait fait des avances dans la grange obscure du Père Ménard alors qu’ils n’étaient âgés que de douze ans. Il ne lui récita aucun poème mais ouvrit sa braguette. L’objet qu’il en extirpa déplut à Françoise : il était gris et flasque comme un pis de vache après la traite. Bernard lui demanda de le tripoter, ce qu’elle trouva peu hygiénique et refusa de faire. En rentrant chez elle, Françoise passa s’agenouiller à l’église pour demander pardon au Seigneur de son involontaire mésaventure. Elle Lui demanda aussi pourquoi Il n’avait pas mieux fait son travail en affublant les garçons d’un instrument aussi laid.

Voilà ce que Françoise avait raconté à son psychanalyste lors des premières séances. Bien qu’il en ait vu d’autres et de pires, ce dernier préféra ne pas se prononcer sur le nombre de séances à prévoir pour sa guérison.

A SUIVRE

 

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