Nouvelles complètes de Joseph Conrad – Critique aisée n°254

temps de lecture : 4 minutes

critique aisée n°254

Nouvelles complètes
Joseph Conrad
Quarto Gallimard – 1504 pages

La langue maternelle de Joseph Conrad (1857-1924) était le polonais. Pourtant, toutes ses oeuvres ont été écrites en anglais. Un sujet lettré de Sa Majesté, et donc admirateur de Conrad, vous dira peut-être que son anglais était entaché de certaines tournures qui, si elles n’étaient pas parfaitement britanniques, donnait à ses écrits une puissance indéniable dans les descriptions des paysages et de l’action. Je ne suis pas assez anglophone pour vous le confirmer, mais on dit que la langue anglaise présente une certaine souplesse qui lui permet de se prêter aux influences étrangères, tant qu’elles demeurent raisonnables et décentes. C’est pourquoi Conrad avait choisi pour écrire l’anglais et non le français qu’il parlait pourtant aussi bien mais dont il disait qu’il était était une langue de cristal, impossible à tordre sans la briser.

Conrad racontait, mais il voulait surtout montrer. Voici ce qu’il écrivait dans la préface de l’un de ses premiers romans « Le nègre du Narcisse » (1897) :
« La tâche que j’essaye de mener à bien consiste, par le pouvoir du mot écrit, à vous faire entendre, vous faire sentir – mais encore plus que tout vous faire voir. »

Ecrire pour faire voir…

J’ai donc choisi l’extrait ci-dessous pour tenter de vous faire voir comment Conrad faisait voir. Il est extrait d’une nouvelle publiée en 1898 « Karain : un souvenir »
La scène est à Mindanao, la grande ile du sud de l’archipel des Philippines.
Quand j’ai lu la description qui suit, j’avais l’impression d’y être. D’ailleurs, j’y fus … cent trente ans après Conrad. À votre tour d’y être :

« La baie était comme un trou de lumière intense et sans fond. La nappe d’eau circulaire réfléchissait un ciel lumineux et les rives qui l’entouraient formait un anneau opaque qui paraissait flotter dans un vide d’un bleu transparent. Pourpres et arides, les collines se dressaient, massives, sur le ciel : leurs sommets semblaient se fondre dans un frémissement, coloré comme celui d’une vapeur montante : leurs flancs abrupts étaient rayés par la verdure d’étroits ravins. À leurs pieds, s’étendaient des rizières, des bouquets de bananier, des sables jaunes. Un torrent serpentait comme un fil capricieux. Des bouquets d’arbres fruitiers indiquaient des villages ; de svelte palmiers réunissaient leurs têtes penchées au-dessus de maisons basses ; des toits de palmes sèches étincelaient au loin, comme des toits d’or  derrière les sombres colonnades des troncs : des formes y passaient, furtives ; des fumées montaient droit des feux, au-dessus des buissons en fleurs ; des palissades de bambou scintillaient, dont la ligne brisée courait entre les champs. Au loin, sur le rivage, un cri soudain, se fit entendre, et cessa brusquement, comme étouffé sous ce déluge de lumière. Une bouffée de brise mit une tache sombre sur l’eau calme, effleura nos visages et s’éloigna. Tout était immobile. Le soleil ruisselait dans un creux éclatant d’immobiles couleurs.« 

Si vous trouvez un jour cette nouvelle d’une trentaine de pages, installez-vous pour une heure dans cette atmosphère littéraire du XIXème où l’on aimait raconter lentement et en détail des histoires extraordinaires ou aventureuses ou les deux à la fois. De préférence, c’est à un témoin, non pas de l’aventure mais du récit que le héros lui en avait fait, que l’on faisait rapporter la chose. C’était fréquent chez les conteurs comme Maupassant ou Conrad — et c’est, fortement influencé par ces deux-là, ce que j’avais voulu faire dans les « Trois premières fois ».

J’ai donné plus haut un exemple du style de Conrad dans l’installation des décors,  longue et précise description autant des lieux que des sentiments et des images que leur évocation inspire. Il fait bon, vous sentez la brise tropicale, vous entendez le ressac… la baie, les montagnes, la forêt, le spectacle est splendide. Vous y êtes, proche de l’envoutement, pas loin de ressentir la simplicité, la douceur, la paresse, la plénitude que ces régions inspirent.

Mais voici le personnage principal, le héros de cette histoire, Karain, ce roi, non pas de l’ile, mais de cette seule baie de cette ile, personnage solennel, magnifique et dérisoire à la fois. Monarque absolu, vénéré de ses quelques dizaines de guerriers, brave et juste, philosophe, curieux de la civilisation blanche, ami du narrateur et de ses compagnons marchands d’armes, admirateur de la Reine Victoria et ne craignant rien d’autre qu’un fantôme. Et, vous vous prenez d’admiration et d’affection pour ce roi splendide et théâtral.

Et puis, un soir, Karain, terrifié, rejoint à la nage la goélette des blancs au mouillage dans la baie et il raconte sa vie d’avant Mindanao et la raison de la terreur qu’il fuit, une longue histoire d’honneur et de vengeance jamais accomplie. Je ne vous en dis pas plus… pour le cas où vous tomberiez sur cette nouvelle.

Note : La nouvelle dont je viens de vous parler est la première à figurer dans ce recueil. Elle fait partie des ‘’Histoires inquiètes’’ qui furent publiées en 1898. Parmi beaucoup d’autres, on y trouve aussi les textes les plus célèbres de Conrad : Jeunesse, Au cœur des ténèbres, Typhon, La ligne d’ombre, …., mais ni Lord Jim, ni la Folie Almayer qui sont des romans. 

 

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