Rendez-vous à Samarra – Critique aisée n°257

 Temps de lecture : 5 minutes

 Critique aisée n°257

Rendez-vous à Samarra
John O’Hara – 1934
Editions de l’Olivier – 350 pages – 11,90€

Julian English, trente ans, marié avec une des plus jolies femmes de Gibbsville, cette ville moyenne de Pennsylvanie ; bonne éducation, issu de la bourgeoisie moyenne, membre de tous les bons clubs, invité à toutes les soirées de la bonne société, concessionnaire Cadillac pour toute la région, aimé par sa femme, il boit beaucoup et s’ennuie. Ou alors, Grands Dieux, pourquoi, s’il ne s’ennuie pas, pourquoi depuis quelques jours fait-il tout ce qu’il faut pour se faire exclure de son milieu, rejeter par ses amis, pour perdre sa femme, Caroline ?

Est-ce parce que, avec ses règles précises, mais non écrites, de bienséance, Gibbsville l’étouffe ?
Est-ce parce que, dans cette ville autrefois minière aujourd’hui en déclin du fait de la grande crise de 1929 et du passage progressif du charbon au pétrole, la bonne société ne peut maintenir sa façon de vivre qu’en mangeant son capital ?
Est-ce parce que Julian a honte de ne pas s’être engagé dès 1917 ?
Est-ce parce qu’il boit trop ?
Ou bien, est-ce parce qu’il ne peut plus supporter Harry Reilly, cet Irlandais qui raconte sans fin des histoires drôles, qui fait du gringue mondain à Caroline, qui est riche, qui est gros actionnaire de la concession Cadillac, qui lui prête de l’argent si volontiers.

Pourquoi ? On ne sait pas, pas vraiment. Toujours est-il qu’à présent, Julian English hait Harry Reilly et que son obsession, à chaque fois qu’il le rencontre dans une soirée, est de lui envoyer son verre de whisky à la figure.
Et à la page 27 :

« (…) Johnny Dibble apparut tout à coup, hors d’haleine, à l’endroit où se tenait généralement ses copains et où il ne restait plus que deux jeunes gens.
« Oh ! dites donc, leur cria-t-il. Oh la, la ! la catastrophe ! Savez-vous ce qui vient d’arriver ?
— Non, non…

— Vous ne devinerez jamais. Julian English…
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Julian English ! Il vient de lancer un whisky soda sur Harry Reilly, en pleine figure. Rien que ça ! »

Et, la machine d’autodestruction est remontée, et tout ce que j’ai écrit plus haut va se produire, la bonne société, les amis, la femme, tout…

John O’Hara est né en 1905 et mort en 1970. Il est connu comme écrivain et scénariste, mais aussi pour sa vie tumultueuse, remplie de femmes et d’alcool. Son œuvre majeure est Rendez-vous à Samarra, dont le titre fait référence à ce conte persan, Ce soir à Samarcande, que j’avais publié en morceau choisi et que je reproduis en fin de cette critique.
De ce roman, Hemingway a dit : « Si vous rêvez d’un roman magnifique, écrit par un auteur qui maîtrise parfaitement son sujet, lisez Rendez-vous à Samarra »

Personnellement moi-même, comme je me le dis souvent in petto, je n’irai pas jusqu’à affirmer que Samarra est un roman magnifique, mais c’est un roman de dégringolade inexorable et fatale, sans misérabilisme ni pathos aucun, en même temps qu’une double peinture, une peinture assez généreuse, et par là je veux dire humaniste, d’individus à la fois moyens et remarquables — le petit voyou pourvu d’une morale, le roi de l’alcool local en ces temps de prohibition, le riche Irlandais raconteur de blagues, le père de Julian, médecin traumatisé par les malversations de son propre père, le meilleur ami de Julian, infirme de guerre, l’employé de confiance de Julian, homme tranquille voulant réussir, etc… — et une peinture acide et souvent drôle de la société bourgeoise de cette ville moyenne américaine au sortir de la crise de 29, corsetée par ses règles non écrites mais immuables qui dictent qui peut inviter qui, épouser qui, coucher avec qui, boire avec qui, qui fixe qui peut accéder à quelles salles du Country Club, tout ça dans une ambiance de soirées très arrosées. Cette description, excellente, m’a souvent fait penser à ce film de 1966 d’Arthur Penn, excellent lui aussi, La Poursuite impitoyable (The Chase) dans lequel, par une chaude nuit du Sud, la bourgeoisie d’une ville très semblable à Gibbsville, réglait ses comptes et ses jalousies au cours d’une soirée imbibée d’alcool.

Rendez-vous à Samarra est un très bon roman, très représentatif à mon avis de cette littérature américaine à la Scott Fitzgerald et de ce cinéma à la Robert Altman que l’on aime, si drôlement méchants  envers la bourgeoisie américaine.

En exergue, figure ce très beau conte persan tel qu’il a été raconté par Saumerset Maugham et où Samarcande s’appelle Samarra. Je vous donne ci-dessous la version du poète persan du XIIème siècle, Farid al-Din Attar, dans laquelle le Vizir s’enfuira à Samarcande :

Il y avait une fois, dans Bagdad, un Calife et son Vizir. Un jour, le Vizir arriva devant le Calife, pâle et tremblant :

“Pardonne mon épouvante, Lumière des Croyants, mais devant le Palais une femme m’a heurté dans la foule. Je me suis retourné : et cette femme au teint pâle, aux cheveux sombres, à la gorge voilée par une écharpe rouge était la Mort. En me voyant, elle a fait un geste vers moi. Puisque la mort me cherche ici, Seigneur, permets-moi de fuir me cacher loin d’ici, à Samarcande. En me hâtant, j’y serai avant ce soir”

Sur quoi il s’éloigna au grand galop de son cheval et disparu dans un nuage de poussière vers Samarcande. Le Calife sortit alors de son Palais et lui aussi rencontra la Mort. Il lui demanda :

“Pourquoi avoir effrayé mon Vizir qui est jeune et bien-portant ?”

– Et la Mort répondit :

“Je n’ai pas voulu l’effrayer, mais en le voyant dans Bagdad, j’ai eu un geste de surprise, car je l’attends ce soir à Samarcande”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *