Le Cujas – Chapitre 10 -Dashiell Stiller (texte intégral)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller

Debout au milieu de sa chambre, Dashiell regardait le Suédois qui lui tendait la main. Le Suédois souriait et Dashiell restait planté là, indécis. Fallait-il saisir sa main comme si de rien n’était ou bien lui tourner le dos et le laisser partir sans un mot ? Il était fatigué, tendu, frustré. Il en avait assez de supporter les brusqueries et les menaces d’Engen sans réagir. Mais justement, comment réagir ? L’homme était coléreux, il l’avait montré à plusieurs reprises. Il pouvait être dangereux, il l’avait fait comprendre. Alors pourquoi relever cette dernière menace — car c’en était une, à peine voilée ?  Pour le plaisir de le défier ?  Pour lui montrer que finalement, Dashiell n’était pas ce jeune homme effacé qu’il avait ballotté à sa guise ? A quoi bon ? Cela changerait-il l’opinion qu’il s’était faite de lui qu’il lui refuse la main tendue ? Pour Engen, il ne devait être qu’un pantin impressionnable et docile, un pion qu’on pouvait pousser dans un sens ou dans un autre pour parvenir à ses fins. Alors, pourquoi Dashiell voudrait-il changer cela ? Pour obtenir un peu de respect de sa part ?

Mais qu’avait-il à faire de son respect ? S’il refusait de lui serrer la main, n’était-ce pas plutôt pour remonter dans sa propre estime en le provoquant et pour se montrer à lui-même que, face à la menace, il était encore capable de s’opposer, ne serait-ce que par ce petit geste dérisoire ?

Plus son hésitation se prolongeait et plus elle risquait de devenir un défi, et Engen le percevait parfaitement. Pourtant, il ne semblait pas s’en offusquer ni même s’en impatienter. Il restait là, la main tendue, souriant. À la pointe d’ironie que Dashiell croyait percevoir dans son expression, il comprenait que le Suédois avait suivi pas à pas toutes ses pensées, ses hésitations, ses craintes et que ça l’amusait beaucoup. Ce type était vraiment odieux. Il fallait faire quelque chose. Alors, d’un pas décidé, Dashiell s’est avancé et lui a saisi la main.

— Adieu, Monsieur Engen !

Il avait lancé ces trois mots avec une fermeté exagérée qu’il voulait cohérente avec la froideur virile de sa poignée de main. Et voilà ! De cette manière, Engen saurait qu’il ne craignait pas de montrer son indifférence tant à son charme qu’à ses menaces. Il se donnait l’illusion de mettre poliment un terme à leur entretien comme l’aurait fait un homme du monde avec un fournisseur importun.

— Et… merci pour tout…

Et voilà ! Il avait fallu qu’il dise ça ! C’était presque contre sa volonté que les mots étaient sortis de sa bouche ! C’est le ton à la fois aimable et hésitant qui l’agaçait le plus. Pourquoi diable avait-il fallu qu’il dise merci ? Par convenance, par politesse machinale, par horreur du silence, pour atténuer la sécheresse qu’il pensait avoir donnée à mon salut ? « Merci pour tout » ! C’était ridicule ! Il était furieux contre lui-même. Ah ! Il était loin de l’homme du monde congédiant un fournisseur ; on aurait plutôt dit qu’il prenait congé d’un ami à la fin d’un agréable week-end dans sa maison de campagne.

Excédé, confus, rougissant, il a regardé Engen ouvrir la porte de sa chambre, s’engager lourdement dans l’escalier et disparaitre. Dashiell est allé s’affaler sur son lit, mais il s’est relevé aussitôt pour se précipiter sur le balcon. Il voulait être sûr qu’Engen quittait bien l’hôtel.

La neige avait cessé et la nuit était claire. La Chrysler attendait, fumante, le long du trottoir de l’autre côté de la rue Cujas. En se penchant au balcon, Dashiell a fait tomber le petit amas de neige qui recouvrait le garde-corps. Instinctivement, il s’est penché un peu plus pour regarder sa chute silencieuse dans la lumière du réverbère de l’angle de la rue. C’est à peine désagrégée par la chute que la petite masse blanche a éclaté sur les épaules du Suédois. Il a relevé la tête en époussetant son manteau. Sans réfléchir, comme un gamin qui viendrait de lancer une bombe à eau sur des passants, Dashiell a reculé vivement pour se plaquer contre la façade. Mais c’était trop tard, le Suédois l’avait vu.

— Inutile de vous cacher, kamrat, j’ai très bien vu que c’était vous, a dit Engen d’un ton goguenard.

Il avait à peine élevé la voix, mais dans le silence ouaté que la neige faisait régner sur la ville, ce qu’il avait dit était parfaitement clair. A présent, Dashiell ne pouvait plus faire autrement que se montrer. Il s’est donc penché à nouveau sur la rambarde en affichant un sourire idiot qu’il voulait être preuve de mon innocence.

— Mais je ne voulais pas me cacher… pas du tout. Je ne l’ai pas fait exprès… je veux dire pour la neige… je suis désolé…

Tout en s’empêtrant dans ses excuses, il se rendait compte de l’incongruité de la situation. Lui, un vétéran décoré de l’armée américaine, il se sentait coupable d’avoir fait tomber accidentellement un peu de neige sur un truand parisien… Son attitude était absurde, ridicule. Elle était digne d’un gamin. Décidément, ce type avait le don de le rendre complètement idiot, et la preuve, c’était qu’il ne pouvait s’empêcher de continuer à bafouiller.

— Vous comprenez, il y avait de la neige sur le balcon… je veux dire sur la rambarde, alors… enfin, j’ai voulu prendre l’air et j’ai… enfin, excusez-moi, s’il vous plait, je n’ai vraiment pas fait exprès…

Mais Engen, toujours jovial :

— Eh ! Oh ! Dashiell ! Calmez-vous, mon vieux ! Un peu de neige, ce n’est pas grave, vous savez. J’ai même trouvé ça plutôt rigolo… surtout venant de votre part !

— Ah ! Eh bien, je préfère… mes excuses, encore une fois…, continuait Dashiell en bredouillant.

— Dites-moi, Stiller, a continué le Suédois en riant franchement, on dirait que je vous fais peur. Faudrait quand même pas me prendre pour un gangster !  Allez, salut ! Et dormez sur vos deux oreilles. On est toujours copains ! Pas vrai ?

Et il s’est engouffré dans la Chrysler. Dashiell a regardé la voiture se dégager du trottoir, tourner à gauche le long des murs de la Sorbonne et descendre lentement en direction de la Seine. Quand elle a disparu dans la rue des Écoles, il est rentré dans sa chambre et il s’est allongé tout habillé sur le lit, crispé, les bras le long du corps, les yeux écarquillés, fixés sur le filament orangé de la lampe qui pendait du plafond. Au bout de quelques instants, sa respiration a commencé à se calmer et son dos à se détendre. Épuisé, il a fini par s’endormir. Et tout de suite, les phares sont revenus.

*

Le lieutenant Dashiell Stiller, 101e Division aéroportée, 501e Régiment d’infanterie parachutée, 2ème bataillon, Compagnie E, a passé sa jambe droite à l’extérieur de la Jeep. Du pied, il appuie fortement sur l’aile droite. Sa main gauche est crispée sur le montant du pare-brise. Il ne quitte pas des yeux la piste qui se déroule devant lui, dont une épaisse couche de neige fondue recouvre les cailloux et les ornières. C’est Königsberg qui conduit. Allan Königsberg a dix-neuf ans. Il vient d’arriver à la Compagnie E et Stiller ne sait encore rien de lui sinon qu’il est du Bronx, qu’il aurait bien voulu qu’on l’appelle Al mais que les anciens semblent avoir décidé de l’appeler Coney.  Coney n’aime pas ça, mais qu’est-ce qu’il y peut ? Il n’est qu’un bleu. A l’arrière, il y a le sergent Yanichewski. On l’appelle Yani ou Sergent. Il est avec Stiller depuis l’Angleterre. Avant d’être nommé sergent à Arnhem, Yanichewski était caporal. Pour ce soir, il a repris ses anciennes fonctions de mitrailleur. A cause des cahots, il se tient difficilement debout, agrippé aux poignées de la mitrailleuse plantée dans le plancher entre les deux sièges avant. A côté de lui, assis sur la petite banquette arrière, il y a son copain, Paul Crocetti, dit Cross. Ils se connaissent depuis deux ans, depuis le camp de Toccoa. Cross est un bon soldat mais il refuse la discipline et les responsabilités. Alors, Yani est monté en grade, et lui, non. Mais ils sont toujours inséparables. C’est pourquoi le lieutenant les a désignés tous les deux pour faire partie de ce commando de reconnaissance.

A une vingtaine de mètres en arrière, deux Sherman M4 suivent la Jeep. Le grondement régulier de leur gros diesel et le cliquetis de leurs chenilles à peine amorti par la neige fondue emplissent le silence de la forêt. Encore cinquante mètres en arrière, un GMC fait rugir son moteur et lutte de ses trois essieux pour ne pas se laisser distancer. À bord, dix hommes de troupe et un sergent complètent le commando.

Depuis Obersalzberg, la piste sinue à travers une forêt de sapins. La montée n’est pas encore très raide, mais le chemin est à peine assez large pour le passage des chars ; à droite, c’est la montagne et à gauche, le ravin ; alors, prudente, la petite colonne avance lentement.

Ce n’est que le crépuscule et, en ce début du mois de mai, après la journée magnifique qui vient de régner sur la vallée de la Salzach, le vrai froid n’est pas encore tombé. Stiller pense que cette mission devrait être tranquille. La nouvelle du suicide d’Hitler est tombée avant-hier et la fin de la guerre n’est certainement plus qu’une affaire de jours… la guerre avec l’Allemagne en tout cas, parce que, pour ce qui est du Japon, c’est une autre histoire. Mais Stiller préfère chasser cette pensée. Il se concentre sur le chemin. Il se sent bien, reposé, confiant, presque invincible. Tout à l’heure, le Major Winters lui a demandé de constituer un commando pour aller prendre possession du Kehlstein. Il a précisé :

 — Je sais bien que la nuit va tomber, Stiller, mais il faut absolument prendre possession du Nid d’Aigle avant ces fichus Français de Leclerc. Ces mangeurs de grenouilles nous ont déjà battus d’une courte tête hier au Berghof. Il faut qu’on arrive au Kehlstein avant eux. Vous partez maintenant et vous vous débrouillez pour me planter le drapeau là-haut avant tout le monde !

Le chemin débouche sur une large clairière et Stiller arrête la colonne et saute à terre. C’est l’heure où le soleil disparaît derrière les plus hautes crêtes, l’heure où le ciel reste encore un temps d’un bleu lumineux comme en plein jour tandis que du fond des vallées monte la pénombre. Dans un quart d’heure, il fera nuit. Avec l’altitude, l’état de la piste a changé : la neige fondue a durci et s’est changée en glace.

Stiller donne l’ordre d’allumer les phares et de serrer les distances. On repart.

Dans la lueur blanche projetée par la Jeep, il observe attentivement le chemin. Il y a beaucoup de traces dans la neige… apparemment rien que des véhicules légers… impossible de savoir si ces traces sont anciennes ou récentes, il n’a pas neigé sur la région depuis plus de deux semaines… impossible même de savoir si elles ont été laissées par des voitures montantes ou descendantes. Avec la mort du führer, les rats ont dû quitter le navire… les gardes SS ont dû se jeter sur tout ce qui roulait pour ne pas être pris sur place… il n’y a probablement plus personne là-haut…

La pente devient plus forte et, sur les côtés du chemin la neige est de plus en plus épaisse.

Une heure plus tôt, au moment où le commando quittait Obersalzberg, Winters s’était approché de Stiller et lui avait dit à voix basse afin que Coney n’entende pas :

— Faites gaffe là-haut, mon vieux… possible qu’il n’y ait plus personne, mais … raison de plus pour être prudent. Ils ont pu piéger l’ascenseur ou le bâtiment… alors faites gaffe, hein !

À voix plus forte, il avait ajouté en tapant du plat de la main sur le capot de la Jeep :

— Et si vous rencontrez Goering, invitez-le à venir prendre le thé avec moi.

« Winters a raison, pense Stiller. Les Allemands peuvent très bien avoir piégé le Nid d’Aigle, mais ils peuvent aussi avoir miné la piste derrière eux… dissimuler quelques mines sous la neige… pas très compliqué. »

Il ordonne au chauffeur de ralentir encore et de bien caler ses roues dans les deux ornières les plus profondes. « Elles sont complètement prises en glace, ce n’est pas la meilleure méthode pour éviter le patinage, mais comme ça, il y a moins de chance de sauter sur une mine. Les planquer sous la glace aurait demandé pas mal de travail et les SS n’avaient surement pas le gout à trainer dans le secteur. »

La nuit est tombée et l’obscurité est presque totale. On distingue seulement la noire silhouette des plus hautes montagnes qui se détache sur un ciel presque aussi noir et parsemé d’étoiles.  La forêt a disparu. La piste vient de passer une crête et le vent s’est aussitôt levé. Le froid est intense. La Jeep aborde un premier virage en épingle à cheveux. Stiller a appris la carte par cœur. « On doit être au pied de la série de lacets. Au bout, on devrait tomber sur la plateforme. On sera à moins de cent cinquante mètres en dessous du Kehlstein. On n’aura pas de mal à trouver l’entrée du tunnel qui mène à l’ascenseur, mais pas question de le prendre ; il pourrait être piégé. Bon sang, j’espère que la piste est praticable jusqu’en haut… sinon, il faudra faire la fin à pied, dans la neige, et de nuit ! »

Au fur et à mesure de la montée, la pente devient de plus en plus forte et les virages de plus en plus serrés. Stiller pense que les chars pourront les négocier en jouant avec les freins de chenilles, mais il s’inquiète pour le GMC. Par radio, il lui ordonne au sergent qui est à bord du camion de s’arrêter entre le troisième et le quatrième virage.

— Que les hommes montent à pied jusqu’à la plateforme.  On vous attendra 45 minutes. Après ça, on continuera sans vous. Et surtout, marchez dans les traces des chars.

Il entend déjà les soldats râler, mais il préfère ça à risquer de perdre onze bonshommes dans le ravin. Tout en parlant dans le Talkie-Walkie, Stiller lève les yeux machinalement. Une lueur vient de balayer la nuit au-dessus de lui. « Des phares ! Il y a un engin qui vient de prendre une épingle au-dessus de nous ! » Il touche l’épaule de Coney et lui fait signe de couper tout, moteur et phares. Ils sont maintenant arrêtés à une cinquantaine de mètres sous le prochain virage…

— Ça bouge, dit-il à Yanichewski. Il y encore des SS là-haut qui veulent ficher le camp.

Par radio, il ordonne aux chars de couper leur diesel et d’éteindre leurs lumières. Stiller écoute. Le bruit d’un moteur emballé enfle et diminue pour disparaitre et réapparaitre à nouveau. « C’est un véhicule léger, probablement un kübelwagen, un baquet… à peine plus gros qu’une Jeep. » La nuit est à nouveau balayée par un pinceau lumineux. « Le kübelwagen vient de prendre une nouvelle épingle. » Le flanc rocheux du virage qui est devant lui s’éclaire. Les Allemands sont là, dans la dernière ligne droite avant l’épingle où les attend le commando. Stiller a saisi le pistolet-mitrailleur qui est accroché au flanc de la Jeep et il a sauté sur la piste pour être plus libre de ses mouvements. Il entend Yanichewski qui arme la BMG.

— C’est moi qui donne l’ordre de tirer, Sergent ! lui dit-il d’une voix tendue, puis il saisit la radio et ordonne : Les chars, vous mettez pleins phares dès qu’ils débouchent du virage !

Le bruit du moteur enfle, la tache de lumière qui éclaire la paroi du virage tremble et grossit. Et d’un coup, les phares quittent le flanc du virage, balayent le vide et viennent les éclairer en plein, la Jeep, ses occupants et le char qui est immédiatement derrière. Stiller est ébloui. Tout ce qu’il voit, ces sont ces phares qui dévalent vers lui. Tout ce qu’il entend, c’est ce moteur qui hurle. Au moment où Coney et le conducteur du premier char allument leur phares, Stiller tire une courte rafale. C’est le signal pour Yani qui tire à son tour. Le véhicule fou fait une embardée sur sa gauche et saute dans le vide. Pendant une seconde, on n’entend rien d’autre que l’écho des coups de feu et le rugissement du moteur emballé, et puis un choc, un horrible froissement de tôle, un grincement, encore un choc. Pendant ce temps, plusieurs fois les phares ont éclairé le ciel. Les hommes se sont précipités au bord de la piste pour regarder la chute. Mais il n’y a plus rien à voir, les phares se sont éteints. Le silence est retombé sur la montagne. Les soldats continuent à scruter en vain le précipice.

C’est Cross qui parle le premier :

— Ben, mon salaud ! Il a fait un joli saut, le nazi !

Coney ne dit rien.

Stiller a descendu la pente sur quelques mètres jusqu’au bord du ravin. Il contemple le vide silencieusement. Yanichewski le rejoint. Ils regardent ensemble vers le bas et puis Yani prononce d’une voix blanche :

— Dash… Je crois que c’était une Jeep…

*

— Lieutenant Stiller, en tant que président de la commission d’enquête, je dois vous informer qu’elle a achevé ses délibérations. Le rapport que le Capitaine Bronski a établi sur cet incident est accablant. Vous avez manqué de sang-froid en déclenchant votre tir contre la Jeep française sans laisser la moindre possibilité au conducteur de tenter de s’arrêter. Le Sergent Yanichewski n’a tiré que sur votre ordre. Les deux occupants de la Jeep sont morts, un lieutenant et un caporal — oui, le caporal qui conduisait la Jeep a succombé ce matin à l’hôpital de Berchtesgaden. C’est donc votre responsabilité qui est seule engagée. Vous êtes le seul responsable de ce drame, Stiller.

Le colonel Cooper est assis derrière la table que l’on a dressée hier soir dans ce qui fut la bibliothèque du Nid d’Aigle et que l’on a aménagée au mieux pour que la commission d’enquête puisse siéger. Il est arrivé ce matin par la piste, à pied depuis la plateforme, ravi de cette ascension facile par cette belle matinée de printemps. Il était accompagné de trois autres officiers du 501e, d’un officier français et d’une demi-douzaine de soldats en armes. Les officiers se sont isolés une grande heure dans la bibliothèque et puis ils ont convoqué successivement Königsberg, Yanichewski et Stiller pour leur poser à chacun deux ou trois brèves questions. Une heure plus tard, ils se sont séparés et, tandis que les autres membres de la commission allaient admirer la vue en buvant du café, on est allé chercher le lieutenant Stiller.

À présent, Dashiell est au garde à vous devant le colonel Cooper, le regard fixé droit devant lui, vingt centimètres au-dessus de la tête de l’officier. Par la grande fenêtre où il ne reste plus que quelques morceaux de vitrage, il regarde les montagnes enneigées à l’horizon. Il pense que derrière la plus haute crête, là-bas, c’est l’Autriche, Salzbourg, Vienne. Il a connu ces villes avant la guerre, il y a rencontré des gens, il les a photographiés. Il se demande ce qu’ils sont devenus.  Tout en parlant, le colonel Cooper dessine des petites étoiles sur une feuille de papier. Il continue :

— Quand surviennent des morts par tir ami, c’est toujours un évènement dramatique. C’est aussi un cas de conscience pour ceux qui ont à en juger. Dans les cas les plus fréquents, l’évènement est géré au sein même de l’armée, au mieux des intérêts du pays, et c’est déjà assez pénible comme ça. Mais aujourd’hui, l’affaire est d’autant plus délicate que les victimes sont des alliés, des alliés pas faciles, mais des alliés tout de même. La capitulation de l’Allemagne n’est plus qu’une affaire d’heures, et votre foutue précipitation à tirer sur les Français pourrait avoir des conséquences diplomatiques regrettables. Elle met notre gouvernement en position délicate vis-à-vis d’eux dans les négociations qui vont s’ouvrir sur l’occupation de l’Allemagne et cela pourrait nous amener à leur faire plus de concessions que nous ne le voudrions.

Dashiell pense qu’il fait bien froid dans cette bibliothèque ouverte à tous les vents et que cela va faire trois jours qu’il n’arrive pas à se réchauffer. Cela fait trois jours qu’il campe avec son commando dans ce Kehlsteinhaus à moitié dévasté, trois jours qu’il ne dort pas, qu’il pense sans arrêt à cette nuit sur la piste, cette nuit où il a tiré sur ce qu’il croyait être un de ces baquets allemands. Cela fait trois jours qu’il a bien été forcé d’admettre qu’au moment de tirer, il avait clairement reconnu une Jeep. Mais pourquoi avait-il tiré quand même ?  Par réflexe sans doute, un réflexe de peur : la voiture se ruait sur eux, il fallait bien faire quelque chose pour se protéger. Bien sûr, si la Jeep avait poursuivi sa course, les balles du P.M. et même celles de la mitrailleuse de Yanichewski n’auraient pas suffi à l’arrêter. Mais c’est bien par peur qu’il avait appuyé sur la détente, par peur, par réflexe, dans un geste aussi inutile et incontrôlable que celui de lever un bras devant son visage pour se protéger du choc de la locomotive qui vous fonce dessus. Il avait tiré et à cette distance, il était certain d’avoir atteint sa cible. Et de toute façon, Yani avait tiré aussi, et lui ne pouvait l’avoir manquée. Que ce serait-il passé s’ils n’avaient pas tiré ? Est-ce que la Jeep aurait eu le temps de s’arrêter ? Peut-être, oui, probablement, il y avait la place. Mais aurait-elle-même tenté de s’arrêter ? Le chauffeur, ébloui, surpris, terrorisé, ne serait-il pas resté crispé, le pied sur l’accélérateur ? Il avait brutalement braqué à gauche. Pourquoi ? Parce qu’il avait reçu une balle ? Peut-être, c’est possible. Mais il pourrait aussi l’avoir fait d’instinct, pour éviter le flanc de la montagne à droite et le barrage qui se dressait devant lui ? Oui, ce devait être ça : le conducteur de la Jeep avait de lui-même braqué à gauche, avant même que la Jeep ne soit atteinte par les balles, et il avait plongé dans le vide. C’était un malheureux accident.

— C’est pourquoi la commission d’enquête a décidé de conclure que le Lt Bompar et le Caporal Melki ont péri dans un malheureux accident de la route, de nuit, sur une piste étroite et dangereuse, la présence d’un commando de reconnaissance de l’Easy Company n’étant qu’une coïncidence. Cette conclusion a été prise bien entendu en plein accord avec le Général Breed mais aussi avec l’observateur que la 2ème DB nous a envoyé, le Lieutenant-Colonel de Varax, dont l’esprit de coopération a été très apprécié. Le rapport Bronski est désormais classé Top-Secret et il n’y aura pas de poursuite contre vous dans le cadre militaire. Bien entendu, il n’est plus question que vous passiez capitaine, mais comme vous n’êtes qu’un officier-amateur, cette sanction est certainement le moindre de vos soucis.

C’est cela, c’était un accident, un simple accident. Depuis le D-Day, les accidents de la route avaient tué des centaines de soldats alliés et ce qui était arrivé l’autre soir sur la piste n’était qu’un accident de plus. Que Stiller ait tiré ou pas n’aurait rien changé au sort des occupants. Un malheureux accident, voilà ce que c’était.

— Le dossier de votre Silver Star a déjà été approuvé par l’État-Major. Vous la refuser aujourd’hui risquerait d’attirer l’attention sur votre cas alors que personne ne veut plus entendre parler de vous. Vous recevrez donc votre Silver Star dans le mois qui vient. Mais, croyez-moi, s’il était en mon pouvoir de vous la retirer, je le ferais avec joie. À partir de ce jour, 8 mai 1945, vous ne faites plus partie de l’Easy Company. Vous comprendrez qu’il est indispensable d’éviter toute rencontre, toute confrontation avec des militaires français qui pourraient connaitre votre rôle dans la mort de leurs camarades. Demain après-midi, vous prenez un avion pour Londres. De là, vous serez rapatrié directement au camp d’entrainement de Toccoa. Un endroit charmant… Vous connaissez déjà, je crois. Vous y resterez jusqu’à votre démobilisation. Le commandant du camp sera mis au courant des raisons de votre affectation chez lui. Il tiendra certainement à vous soigner tout spécialement. Je ne vous souhaite pas bon vent, Stiller. J’allais oublier : je vous transmets officieusement l’ordre direct du General Breed de ne plus avoir jamais aucune conversation sur cet incident avec qui que ce soit, je dis bien qui que ce soit. Il vous est également interdit de jamais mentionner cet ordre secret.

La feuille de papier est maintenant couverte de petites étoiles à cinq branches.

— Avez-vous quelque chose à ajouter, Lieutenant Stiller ?

Finalement, c’était un accident ! Mais alors pourquoi Dashiell ne dormait-il plus depuis deux jours ? Un moment, il avait espéré que la Jeep ait pu être volée par des Allemands en fuite. Mais où l’auraient-ils trouvée, cette Jeep ? Tout en haut, au Kehlstein ? Alors que les alliés n’y étaient pas encore parvenus ? Impossible… Il aurait fallu qu’ils la volent quelque part à Obersalzberg et qu’ils montent avec au Nid d’Aigle… Impensable… Pourtant, durant la première nuit, de temps en temps, Stiller s’était bercé de cette illusion pour tenter de s’endormir. Et il s’endormait quelques secondes, et puis l’idée qu’il avait tiré et probablement tué des camarades de combat le reprenait, et il se sentait pris d’une grande faiblesse, et puis la chaleur lui montait au visage et la sueur naissait sur ses tempes, sur son front et sous ses aisselles, et il se retournait dans son sac de couchage. Il se calmait et s’endormait encore quelques secondes. Et ses pensées funestes revenaient en rond : pourquoi avait-il tiré, la Jeep aurait-elle eu le temps de s’arrêter, le conducteur avait-il braqué instinctivement, avait-il été atteint par les tirs ?…

— Stiller, vous avez quelque chose à ajouter ?

— Non, Monsieur

— Vous pouvez disposer.

*

Tandis que le Colonel Cooper se plongeait dans la rédaction du Procès-Verbal de classement définitif de ce qu’il était maintenant convenu d’appeler « l’accident français », le Lieutenant Stiller est sorti de la bibliothèque. Il a pris l’escalier de pierre qui descend au niveau inférieur où se trouvent les cuisines et les logements des domestiques. C’est dans cette partie presque entièrement préservée des bombardements de la fin avril que le 5 au soir, le commando Stiller a installé son campement. Stiller a choisi une réserve sans fenêtre pour en faire son logement. Il l’a équipé d’une table et d’un lit de camp trouvés sur place. La réserve donne directement sur la cuisine où les hommes ont repoussé les tables de préparation pour faire de la place et allumé les cuisinières à bois pour un peu de chaleur. Mais, malgré la porte toujours ouverte de la réserve, cette chaleur n’y pénètre pas. Stiller traverse la cuisine pour rejoindre son bureau et les hommes s’immobilisent. Ils le regardent passer sans oser lui parler. Ils se doutent de ce qui vient de se passer. Ils ont vu arriver ce matin tous ces officiers supérieurs. Ils les ont vu reprendre leur souffle après la montée, admirer un instant le paysage et s’installer dans la bibliothèque. Quand Yani, Martinez et Coney sont sortis de leur interrogatoire, ils ont voulu savoir ce qu’on leur avait demandé, mais Coney a répondu qu’il n’avait pas le droit de le dire et Martinez, que « ces cons-là voulaient juste savoir à quel moment il avait allumé les phares du Sherman ». Quant à Yanichewski, il n’a rien dit. Il a traversé la cuisine en les bousculant pour aller s’enfermer chez le lieutenant.

Quand Dashiell ouvre la porte de son bureau, Yanichewski se lève du lit de camp où il attendait, assis.

— Alors, Dash ? demande-t-il.

Dashiell pense que le Sergent est inquiet pour son propre sort et il le rassure :

— Ne t’inquiète pas, Yani, tu n’as rien à craindre.  Je suis responsable de tout. J’ai tiré trop vite, sans réfléchir et c’est tout. Toi, tu n’as tiré qu’après, sur mon ordre. C’est moi le responsable.

Dashiell contourne Yanichewski pour aller s’asseoir sur son lit de camp. Les yeux au sol, il reprend :

— C’est moi seul qui suis responsable de la mort de ces deux soldats, deux français, des types de notre âge… des gars qui ont probablement connu tout ce qu’on a connu depuis un an… ils ont dû échapper dix fois à la mort pour venir crever ici, par ma faute, juste parce que, moi, j’ai pris peur. Ils auraient dû rentrer chez eux dans un mois, peut-être deux, et à cause de moi, ils vont rester ici, pour toujours, à crever de froid dans ce foutu pays !

Dashiell pivote sur sa couchette et s’y allonge sur le dos. Les mains croisées derrière la nuque, il regarde fixement la porte. Il se tait.

— Ce n’est pas de ta faute, Dash. N’importe qui aurait fait comme toi. D’ailleurs, je crois bien que j’ai tiré en même temps que toi. Ces cinglés ne voulaient pas s’arrêter et tirer dedans était la seule chose à faire. Et puis, qu’est-ce qu’ils allaient faire là-haut, les deux Français. Ils auraient dû prévenir… on aurait fait gaffe… on n’aurait pas été surpris, et eux non plus. C’est pas de ta faute Dash, pas de ta faute…

— Si, Yani, je suis seul responsable. Cooper l’a dit, c’est la conclusion de la commission d’enquête, c’est celle de Bronski, l’enquêteur. Ils ont raison, Yani, c’est évident, je suis le seul responsable…

— Ce n’est pas vrai, ne dis pas ça… Et Winters alors ? Tu ne crois pas qu’il aurait pu chercher à se renseigner un peu plus, sur les mouvements des Allemands… et sur ceux de ces connards de Français. Et d’abord, pourquoi il nous a envoyé là-haut, de nuit, toutes affaires cessantes ? Tu penses vraiment que c’était si pressé que ça d’aller accrocher un petit drapeau en travers d’une fenêtre ? Ça ne pouvait pas attendre le lendemain matin ? On y serait allé, tranquilles, en plein jour, sans risque…

Dashiell se redresse pour s’asseoir à nouveau au bord du lit. Il regarde ses chaussures.

— Winters n’y est pour rien. Il n’a fait que transmettre des ordres.

Le sergent demande :

— Et maintenant ? Qu’est-ce qu’ils vont te faire ? Tu vas être dégradé ? Tu vas passer en cour martiale ? Qu’est-ce qui va se passer ?

Dashiell relève la tête et regarde le sergent.

— Rien. Il ne va rien se passer. Ils ont décidé d’étouffer l’affaire. Le dossier est classé. Je suis renvoyé au pays sans aucune sanction. J’aurai même droit à ma Silver Star. Les deux Français sont morts dans un accident de la route. Personne n’est responsable. Il n’y a pas eu de tir ami, juste un caporal qui conduisait trop vite sur une mauvaise piste au bord d’un précipice. C’est classé, fini. On n’a plus le droit d’en parler. Tu vois, toi et moi, nous n’avons pas le droit d’avoir cette conversation. C’est tout juste si l’accident a eu lieu.

Yanichewski s’agite :

— Mais c’est formidable ça, Dash ! Formidable ! Tu vois, je te le disais bien : tu n’es pas responsable !

— C’est gentil, Yani, mais tu sais bien que ce n’est pas vrai.

—Écoute-moi bien Dash, dit Yanichewski en détachant ses mots. Tu n’es pas le seul responsable. C’est le capitaine enquêteur qui l’a dit. Il l’a même écrit.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Comment peux-tu savoir ce que Bronski a écrit ?

Yanichewski ouvre son blouson et en sort une petite liasse de feuilles pliée en deux. Il la déplie et la tend à bout de bras vers Dash toujours assis. A moitié cachées par le pouce du sergent, Dashiell peut lire quelques lignes :

Affaires milit
Tir ami survenu le 5/0
Ordre 501 -PIR-G185
Rapport d’enquête

Abasourdi, Dashiell regarde le document sans oser le prendre.

— Mais comment as-tu eu ça, Yani ? C’est sûrement classé top-secret. Tu sais que tu risques la cour martiale… pour trahison ?

Dashiell s’est levé. Il a pris le document.

— Ne t’occupes pas de ça, Dash et lis-le. Après, ça serait mieux de le brûler. Mais il faut que le lises avant, absolument. C’est Cross qui me l’a donné. On peut lui faire confiance, à Cross. C’est une sacrée tête brulée, Cross, mais on peut lui faire confiance. Je ne sais pas comment il a eu cette copie, et je préfère ne pas le savoir. Mais je le connais bien, Cross, et je suis sûr qu’il a su couvrir ses arrières.

— Il l’a lu ?

— Surement

— Et toi ?

— Moi aussi.

— Et d’autres encore ?

— Tu rigoles ?

— Mais vous risquez gros… Pourquoi vous faites ça, les gars ? Réponds-moi, pourquoi ?

Alors, le regard fixé à vingt centimètres au-dessus de l’épaule droite du Lieutenant, raidi dans une parodie de garde-à-vous, la voix exagérément forte, le sergent Yanichewski répond comme on lui avait appris à répondre à un supérieur quand il était simple soldat au camp d’entrainement en Géorgie :

— Monsieur, c’est parce qu’on vous aime, Monsieur !

Dashiell n’a pas perçu l’intention amicale de son sergent. Peut-être même ne l’a-t-il pas entendu. Il a commencé à parcourir le rapport :

Le 5 mai 1945, un tir ami provenant d’un groupe de reconnaissance de l’Easy Company du 501e PIR en direction d’un véhicule de la 2ème Division Blindée de la 1ère Armée Française s’est produit à 2145…

… Le présent document constitue le rapport établi par le Capt Bronski à la suite de son enquête.  Il comporte 12 pages…

… Le commando constitué par le Lt Stiller était composé d’1 officier, 4 sous-officiers et… 

… Quand le véhicule suspect est apparu dans le dernier virage, ses phares ont éclairé le commando du Lt Stiller. Alors qu’il fonçait vers eux sans faire mine de s’arrêter, le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski ont tiré …

Une rafale de mitraillette ! Dash vient d’entendre une rafale de mitraillette, et puis une autre, et puis des cris, des hurlements, et puis d’autres rafales et puis des coups de feu isolés, et puis encore des cris. Yanichewski s’est précipité hors de la chambre. Il est déjà dans l’escalier, poussant devant lui les hommes qui se bousculent vers l’extérieur. Les tirs ont cessé, mais les cris continuent. Quand Dash arrive bon dernier sur la terrasse, il voit ses hommes qui s’embrassent, qui jettent leurs casques en l’air, qui dansent la gigue. Ils hurlent de joie. Ils chantent. Il y en a qui pleurent, il y en a même un qui embrasse le Major Winters. Dash voit Yanichewski qui lui tourne le dos, les poings sur les hanches, et qui regarde le spectacle. Dash le saisit à l’épaule, l’obligeant à se retourner :

— Qu’est-ce qui se passe, Sergent ? Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est fini Dash ! C’est fini ! L’Allemagne vient de capituler ! Mon Dieu, c’est fini…, achève Yanichewski avec un sanglot dans la voix.

La gorge serrée, incapable de dire un mot, Dashiell regarde autour de lui tous ces hommes qui ne vont pas mourir et il entend Yanichewski qui répète :

— C’est fini ! Et nous sommes vivants !

*

Sur la terrasse du Kehlsteinhaus, la célébration de la capitulation de l’Allemagne avait duré jusqu’au petit jour. Un peu avant le crépuscule, les membres de la commission d’enquête avaient repris la piste pour rejoindre leurs véhicules.  Une trentaine d’hommes de l’Easy Company demeurait seule maitre des lieux. Alors, venues des entrailles du Nid d’Aigle, étaient apparus des monceaux de victuailles, des cartons de bouteilles d’alcool, des caisses de champagne et de vin, des boites de cigares. Les quelques officiers qui étaient présents avaient regardé ailleurs et les hommes, simples soldats, caporaux et sous-officiers confondus, avaient célébré ce qui pour eux, ils en étaient certains, signifiait la fin de la guerre. Un groupe électrogène et un poste de radio avaient été apportés par la relève et on avait mangé et bu au son de Glen Miller et de Bing Crosby. Au fur et à mesure que la nuit avançait et que le froid montait, on s’était replié à l’intérieur du bâtiment. Des couvertures avaient été tendues aux fenêtres, et dans l’horrible cheminée de marbre grenat du grand salon, on faisait bruler tous les meubles en bois que l’on pouvait trouver. Un peu avant l’aurore, la plupart des hommes dormaient sur le sol ou discutaient de leur démobilisation en buvant du champagne millésimé et de l’Armagnac hors d’âge dans des verres à bière aux armes du Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands. La guerre était finie, les Américains l’avaient gagnée, le retour au pays serait triomphal, la vie était belle et prometteuse. Mais Dashiell n’avait que peu participé à la fête. Il avait commencé par quelques accolades, quelques bourrades avec les hommes qu’il connaissait le mieux. Quand les alcools étaient montés du sous-sol, il avait bu du champagne dans des gobelets en fer blanc, de la bière dans des bols et du cognac à la bouteille. Il avait chanté un peu. Il avait ri aussi, un peu, il avait parlé du retour au pays, comme tout le monde. La tête commençait à lui tourner, mais pas assez pour qu’il ne se rende pas compte que cette joie, chez lui, était affectée, qu’il ne la ressentait pas vraiment, pas profondément. Ce qui occupait son esprit tandis qu’il écoutait les plaisanteries de plus en plus grasses de ses hommes, c’était les deux français, Bompar et Melki, eux qui ne boiraient plus de vin avec des amis, qui ne toucheraient plus une femme, qui ne verraient plus le soleil. Il n’avait qu’une idée en tête, c’était de s’isoler dans sa chambre pour lire le rapport de Bronski. Mais il pensait qu’il devait bien cela à ses compagnons : boire, chanter, rire avec eux, se réjouir avec eux, tout simplement d’être vivant. Alors, il faisait semblant.

Vers dix heures, en exagérant son ébriété, il déclara qu’il était fatigué, qu’il avait trop bu, qu’il allait s’allonger un peu pour revenir un peu plus tard en pleine forme. Devant l’escalier qui menait aux cuisines, il tomba sur Winters. Dans sa main gauche, le major tenait deux verres à pied retournés et une bouteille de whisky par le goulot. De l’autre, il saisit le bouton de pochette du blouson de Dashiell et tenta de l’entrainer vers la cheminée.

— Faut qu’je vous parle, Stiller. Venez avec moi.

— Je suis plutôt fatigué, Dick. La journée a été dure. On ne pourrait pas faire ça tout à l’heure ? Demain matin ?

— Faut qu’je vous parle, mon vieux. Prenez ce verre et venez vous asseoir avec moi.

Depuis la nuit du débarquement, Winters faisait l’objet d’une quasi vénération de la part de tous ceux qu’il avait eu à commander et Dashiell ne faisait pas exception. L’élocution du jeune Major était un peu laborieuse, il paraissait pas mal éméché et Dashiell ne pensait qu’à être seul pour enfin lire le rapport d’enquête. Mais il se sentait incapable de rembarrer cet homme qu’il admirait et à qui il était certain de devoir deux ou trois fois la vie. Il suivit donc Winters jusqu’au grand salon. Là, il le regarda s’adosser contre l’encadrement de la gigantesque cheminée et, sans lâcher bouteille ni verre, se laisser glisser le long du marbre grenat pour finalement s’asseoir sur le sol. Résigné, Dashiell en fit autant.

— C’est ça, mon vieux ! Asseyez-vous donc… un doigt de whisky ? Pas trouvé de Bourbon, alors ce sera de l’écossais. Ça ira ?

—…

— Faut que je vous parle, Stiller

—Oui, Dick.

— Suis désolé, Stiller… fait ce que j’ai pu, mais cet imbécile de Cooper a rien voulu entendre. Il vous aime pas, vous savez ? Mais alors, pas du tout, du tout… peut-être parce que vous êtes de New-York…  ou parce que votre père a des usines… ou les deux, je sais pas. Cet abruti vient d’une famille de ploucs du fond de l’Oklahoma. Alors, forcément, un type comme vous…

— Forcément…

— Soyez pas trop atteint par ce qui s’est passé, mon vieux. Ç’aurait pu arriver à tout le monde. D’ailleurs vous avez fait ce que tout le monde aurait fait : tirer dans le tas. Moi aussi, j’aurais tiré dans le tas…On est encore en guerre, quand même ! Et en plein chez les boches, en plus. Pendant un an, on vous a appris à tirer sur les Allemands, et depuis huit mois, c’est ce que vous avez fait presque tout le temps. Vous avez cru que c’était des Allemands, qu’ils voulaient forcer le passage et vous avez tiré dans le tas. Y a vraiment que des types comme Cooper pour pas comprendre ça.

Et qu’est-ce qu’ils allaient foutre là-haut tout seuls, les deux mangeurs de grenouilles ? Je le sais bien, moi… allaient nous refaire le coup du Berghof, planter leur foutu drapeau sur la maison de campagne d’Adolf, en douce, comme ça, sans rien dire à personne… l’aurait fallu qu’ils préviennent… l’ont pas fait…et voilà le résultat…

— …

— Bon, buvez un coup, Stiller, buvez un coup et oubliez ça ! Vous avez fait ce qu’il fallait… Vous savez, ça me fout un coup de vous voir viré comme ça… et ça va foutre un sacré coup aussi à vos bonshommes… sont pas encore au courant… faudra leur trouver une explication… Finalement, vous êtes plutôt veinard. Nous, maintenant que les Allemands sont kaput, on va nous envoyer dans le Pacifique, c’est sûr, mais vous, vous rentrez au pays avant tout le monde. Finalement, vous êtes un veinard, Stiller, un sacré veinard… Allez, Stiller, foutez le camp ! Allez faire votre paquetage… Adieu, veinard !

— Au revoir, Dick. Et si un jour vous avez besoin de …

— C’est ça, Dashiell, c’est ça ! Allez, foutez le camp… et saluez New York pour moi !

Le dos appuyé contre le marbre, la tête renversée en arrière, les jambes allongées sur le carrelage poisseux de bière et de champagne, Winters a fermé les yeux. Il écoute Glen Miller et son Army Air Force Band jouer American Patrol. Les bras légèrement écartés du corps, les mains posées bien à plat, il appuie aussi fort qu’il peut sur le sol ; il lutte contre le tournis qui monte à sa tête et il pense à l’Amérique. L’Amérique, bientôt l’Amérique… si Dieu le veut… et il s’endort.

*

Affaires militaires – Dr 501 PIR – 234- B
Tir ami survenu le 06/05/45 à Obersalzberg, Allemagne
Ordre 501 -PIR-G1852-B

Rapport d’enquête
Établi en 7 exemplaires aux fins de discussion par la Commission d’enquête
Distribution : Gal Breed, Col Cooper, Maj Hondo, Capt Feeney, (membres de la Commission d’enquête) et LCol de Varax (observateur)

Rappel

Le 5 mai 1945, un tir ami provenant d’un groupe de reconnaissance de l’Easy Company du 501e PIR en direction d’un véhicule de la 2ème Division Blindée de la 1ère Armée Française s’est produit à 2145 sur la piste de montagne qui mène d’Obersalzberg au Kehlstein. Il a entraîné la mort d’un officier français et de graves blessures à un homme de troupe, tous deux appartenant à la 2ème DB. 

Pour déterminer les circonstances dans lesquelles cet incident est survenu et les diverses responsabilités éventuellement engagées, une commission d’enquête a été formée sur décision du Gal Joseph L. Breed, commandant en chef de la 101e Division Aéroportée par ordre n°501 -PIR-G1852-B du 1945/05/07. Les membres désignés sont :

Col David C. Cooper ; Maj Prat Hondo ; Capt John M. Feeney

La commission s’est réunie le jour même pour désigner en tant qu’enquêteur avec tout pouvoir le Capt Derek Bronski qui a prêté serment sur le champ.

Le présent document constitue le rapport établi par le Capt Bronski à la suite de son enquête.  Il comporte 12 pages dactylographiées, six procès-verbaux d’audition de témoins, un extrait de carte d’État-Major et trois photographies.

Prise de Berchtesgaden (4 mai)

A la fin de leur avancée en Bavière, le 4 mai en début d’après-midi, les premiers chars du 501e PIR sont arrivés sans rencontrer de résistance à Berchtesgaden où se trouvait la résidence secondaire d’Hitler, l’objectif étant d’en prendre possession. Ils ont été suivis de peu par les chars français. Les troupes américaines ont commencé à installer leur poste de commandement et leur campement dans différentes villas du centre-ville, toutes désertées. C’est au tout début de leur installation que des hommes du 501e ont découvert en gare le train qui contenait l’énorme collection personnelle d’objets d’art de Goering, volés aux juifs et aux musées de tous les pays conquis par l’Allemagne Nazie. Son inspection et sa sécurisation ont occupé le commandement américain pendant plusieurs heures, tandis que les Français s’installaient dans une autre partie de la ville. Un peu plus tard dans l’après-midi, des incendies ont pris naissance dans le quartier d’Obersalzberg. Les troupes envoyées en reconnaissance ont constaté que les chars français avaient investi le Berghof qui était en flammes. Le Berghof, situé à environ 900 mètres d’altitude, était la résidence secondaire d’Hitler depuis 1932. Au cours des années, cette villa a été sans cesse aménagée et augmentée pour la transformer en complexe militaire capable d’assurer la sécurité du Führer et d’accueillir les hauts dignitaires du parti Nazi et les invités de marque. Au moment où les Français pénétraient dans le sanctuaire nazi pour y planter symboliquement leur drapeau, quelques SS ont mis le feu aux bâtiments.

On m’a rapporté qu’un très vif accrochage verbal avait eu lieu à cette occasion entre un commandant de la 101e et un officier de la 2ème DB, le premier reprochant au second d’avoir avancé vers Obersalzberg sans en avertir leur allié dans le seul but de parvenir avant lui au Berghof, alors que cet honneur revenait de droit aux américains. Les deux officiers auraient failli en venir aux mains. Cette anecdote n’est rapportée ici que parce qu’elle révèle la compétition et même la rivalité qui régnait à ce moment-là entre les deux armées sur certains objectifs. On verra que cet état d’esprit n’est pas étranger aux décisions qui ont été prises par la suite tant par nos officiers que par les Français.

Le Nid d’Aigle

Le Nid d’Aigle, ou Kehlsteinhaus, a été construit à 1830 mètres d’altitude sur un éperon rocheux qui domine Berchtesgaden. C’est une sorte de grand chalet à usage de centre de conférences et de réceptions pour le parti Nazi. Depuis Obersalzberg, l’accès au Kehlstein peut se faire par plusieurs voies. La plus praticable est un chemin étroit mais carrossable de 7 km qui s’achève par une montée en 9 lacets serrés en forte pente. En haut de ces lacets, à l’altitude d’environ 1700 m, se trouve une plateforme qui permet le stationnement et le demi-tour des véhicules. De là, on accède à l’entrée monumentale d’un tunnel qui conduit au niveau bas d’un ascenseur qui mène jusqu’à l’intérieur du Nid d’Aigle, 130 mètres plus haut. La piste se poursuit jusqu’au Nid d’Aigle lui-même, mais elle n’est praticable qu’en été. (Voir l’extrait de carte d’État-Major en annexe n°1)

Groupe de reconnaissance

Le commando constitué par le Lt Stiller était composé d’1 officier, 4 sous-officiers et 20 hommes de troupe.

Son équipement comportait une Jeep armée d’une mitrailleuse Browning M2 (BMG), deux chars moyens Sherman, un camion GMC.

Les noms et grades des membres du commando et le détail du matériel et de l’armement sont donnés en annexe n°2.

Les faits (5 mai)

Le 5 mai 1945 à 1800, le Maj Winters, commandant la Compagnie E du 2ème Bataillon du 501e PIR a donné au Lt Stiller l’ordre de constituer un commando de reconnaissance et de prendre possession du bâtiment connu sous le nom de Nid d’Aigle.

Le commando a quitté Berchtesgaden à 1845. Il a traversé le bourg d’Obersalzberg pour se diriger vers le Kehlstein. À 2130 le commando était au pied de la série de 9 lacets qui mène à la plateforme. Arrivé au 4ème virage, le Lt Stiller a aperçu au-dessus de lui les phares d’un engin non identifié qui descendait la piste à vive allure. Il a donné l’ordre à son commando de couper les moteurs et les phares. Il est descendu de la Jeep armé d’un pistolet mitrailleur, tandis le Sgt Yanichewski armait la mitrailleuse.

Quand le véhicule suspect est apparu dans le dernier virage, ses phares ont éclairé le commando du Lt Stiller. Alors qu’il fonçait vers eux sans faire mine de s’arrêter, le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski ont tiré chacun une rafale dans la direction du véhicule. Celui-ci a fait une embardée. Il est sorti de la piste et a plongé dans le ravin. Le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski ont entrepris de descendre la forte pente qui précède le ravin sur quelques mètres pour tenter de voir le véhicule accidenté mais ils ont jugé trop dangereux de progresser davantage en raison de la pente et de l’obscurité.

Après avoir informé par radio le Maj Winters de l’incident, le Lt Stiller a repris sa progression motorisée jusqu’à la plateforme. La piste devenant impraticable à partir de là, le commando a continué à pied jusqu’au Kehlsteinhaus. Il y est parvenu à 2315 pour y bivouaquer après avoir hissé les couleurs à une fenêtre du bâtiment et informé le Maj Winters du succès de leur mission. 

Le 6 mai dans la matinée, une section de reconnaissance envoyée par le Maj Winters a découvert dans le ravin une Jeep accidentée. La carcasse présentait quelques impacts de balles et portait les couleurs françaises. Le corps d’un officier français décédé était coincé sous la carrosserie. A une dizaine de mètres au-dessus de la Jeep, gisait un homme de troupe, français également, dans un état grave.  Une première enquête sommaire a permis d’exclure que la Jeep française soit tombée dans une embuscade allemande et le rapprochement avec l’incident signalé par le Lt Stiller a été fait. Mis au courant de la possibilité d’un tir ami, le Gal Breed a ordonné la constitution d’une commission d’enquête et informé le commandement français.

 Témoignages

On ne lira ici que les passages les plus significatifs des témoignages recueillis dans la journée du 6 mai 1945. La transcription complète de chaque témoignage est donnée en annexe 3.

Sdt Allan Königsberg
(…) J’étais assis au volant de la Jeep quand c’est arrivé. Tout ce que j’ai vu, c’est que la voiture nous fonçait dessus et que si le lieutenant et le sergent n’avaient pas tiré, elle nous serait rentrée dedans, et qu’on aurait bien pu tomber dans le ravin avec elle.
La voiture, je serai bien incapable de dire ce que c’était. J’ai juste pu voir une forme noire quand elle a sauté dans le vide.
(…) Je ne connais rien aux Jeeps des Allemands. Je suis arrivé en Allemagne il y a seulement deux semaines, directement du camp d’entrainement de Toccoa.

Cpl Paul Crocetti
(…) J’étais assis à l’arrière de la Jeep quand le lieutenant a fait stopper tout. C’est là que j’ai entendu le bruit du moteur. Il devait être en seconde ou même en première, parce qu’il faisait un bruit du diable. Quand j’ai vu ses phares éclairer le virage devant nous, je me suis dit que c’était les Fritz qui débarquaient et qu’il allait encore falloir se bagarrer. Dans le noir j’ai cherché mon Garand, mais le temps que je le trouve, Yani avait armé la BMG, le lieutenant avait sauté de la Jeep, la voiture avait débouché dans le virage et nous éblouissait avec ses phares. Tout est arrivé en même temps, les phares qui foncent vers nous, les rafales de mitrailleuses, les phares qui tournent et qui plongent dans le ravin et le bruit de la voiture qui s’écrase plus bas.
(…) La voiture, c’était un de ces trucs allemands qu’on a vu mille fois depuis la Normandie. On appelle ça un baquet parce qu’il y en a qui disent que ça ressemble à une grosse bassine.
(…) Après ça, le lieutenant et Yanichewski sont allés au bord du trou pour voir si on pouvait descendre. Ils sont remontés en disant que c’était trop dangereux et qu’on enverrait du monde demain. Ensuite, on est tous remonté dans les engins jusqu’à la plateforme. Quand les gars du GMC nous ont rejoint, on est monté à pied dans la neige jusqu’en haut, parce que même la Jeep pouvait pas passer. On avait de la neige jusque-là. Ça n’a pas été facile, mais quand on a tendu le drapeau là-haut, tout le monde était content.

Sgt Rafael Martinez
Je suis chef de char et je commandais le Sherman qui était juste derrière la Jeep du Lt Stiller. Depuis le début de la montée de ces fichus lacets, je m’étais mis à la tourelle pour guider la manœuvre. Ces épingles étaient si serrées qu’il fallait s’y prendre à trois ou quatre fois pour arriver à tourner. Quand le lieutenant a dit qu’il fallait tout éteindre, j’ai compris qu’il allait se passer quelque chose et je suis rentré dans le char pour avertir les gars et organiser l’armement du 75 et de la mitrailleuse. J’étais encore dans l’habitacle quand j’ai entendu les coups de feu, ce qui fait que je n’ai rien vu du tout de l’accrochage. Pas plus que les autres gars de mon char.
(…) Après, on a repris la progression jusqu’à une sorte de plateforme. Les autres sont montés à pied jusque là-haut, mais comme on peut pas laisser des chars sans personne, alors nous, les Sherman, on est resté là pour les garder. Je suis quand même monté là-haut le lendemain après-midi. Je peux vous dire que c’était sacrément impressionnant de penser qu’Hitler venait là tout le temps.

Sgt Frederic Yanichewski
(…) Moi, je n’avais pas vu les phares, mais quand le lieutenant a fait arrêter la colonne et qu’il a sauté à terre avec son P.M., j’ai commencé à entendre le moteur de la voiture qui dégringolait la pente et je me suis dit qu’il allait enfin se passer quelque chose. Depuis Munich, ou plutôt depuis Dachau, tous les Allemands qu’on avait vus, c’était des civils qui saluaient mollement notre passage et des soldats qui étaient pressés de se rendre pour éviter d’être pris par les Russes. Alors, un peu d’action, c’était pas pour me déplaire. J’ai armé la BMG et je me suis mis en position.
Quand le baquet est sorti de l’épingle à cheveu, ce crétin de Coney et l’autre crétin du Sherman, Martinez, auraient dû allumer leurs feux, mais ils l’ont pas fait, pas tout de suite, en tout cas. Du coup, on était tous éblouis, aveugles comme qui dirait. La voiture fonçait vers nous et elle allait nous rentrer dedans et surement nous balancer dans le ravin avec elle. Il n’y avait qu’une chose à faire, tirer dedans, c’était instinctif. Mais le lieutenant m’avait dit d’attendre son ordre pour faire feu. Alors, j’ai attendu et quand il a enfin tiré, j’ai fait feu à mon tour. Le conducteur a dû être touché ou alors il a braqué à gauche pour éviter le tir, je ne sais pas. En tout cas, il a fait le grand saut.
(…) Après, on a essayé de descendre un peu avec le lieutenant pour retrouver la voiture, mais c’était vraiment trop raide pour faire ça de nuit.

 Lt Dashiell Stiller
(…) Dès que j’ai aperçu les phares, j’ai donné ordre de stopper la progression et de faire le black-out. Je suis descendu de la Jeep armé d’un pistolet-mitrailleur et j’ai écouté. Au bruit du moteur, il ne pouvait pas s’agir d’un char ou d’une autochenille. Ce ne pouvait être qu’un véhicule léger, un Kübelwagen, quelque chose comme ça.
(…) J’ai tout de suite pensé à des retardataires SS ou à des Nazis haut-placés en train de s’enfuir. Ça pouvait être important de les faire prisonniers. Dans un éclair, j’ai même imaginé qu’on allait peut-être tomber sur une personnalité, quelqu’un comme Goering ou Martin Bormann.
Tout s’est passé très vite, pas plus de 3 secondes. Quand la voiture a passé le dernier virage, j’étais complètement ébloui par ses phares, mais j’ai quand même compris qu’elle fonçait sur moi sans intention de s’arrêter. Je crois que le Sgt Yanichewski, qui était à la mitrailleuse, et moi, nous avons tiré en même temps. Je ne sais pas si nous l’avons atteinte, mais la voiture a fait une embardée sur sa gauche. Elle est sortie de la piste et a plongé dans le ravin.
Je me suis approché du précipice pour tenter de l’apercevoir, mais l’obscurité était totale. Envoyer deux ou trois hommes en bas pour une reconnaissance m’a paru trop dangereux et après avoir passé un message radio au Maj Winters, j’ai donné l’ordre de reprendre la progression. De toute façon, le ou les occupants du Kübelwagen n’avaient pas pu survivre à une telle chute.
(…) Nous avons investi le Nid d’Aigle le même soir à 2315 et nous y sommes restés depuis.

 Maj Richard Winters
Le 5 mai, j’ai donné l’ordre au Lt Stiller de constituer un groupe de reconnaissance pour atteindre le Kehlstein et éventuellement s’en rendre maître.
À ma connaissance, à ce moment-là, les forces françaises qui avaient investi Berchtesgaden avec nous étaient occupées depuis le 4 mai après-midi à reconnaitre et sécuriser le complexe militaire d’Obersalzberg.
(…) Au cours des 4 et 5 mai, je n’ai eu connaissance d’aucune mission ni même d’aucune intention de la part des Français d’investir le Kehlstein. Nous ignorions également s’il s’y trouvait encore des Allemands.
(…) Le commando a quitté Berchtesgaden à 1845. À 2145, le Lt Stiller m’a informé d’un tir contre un kübelwagen et de sa chute dans le ravin. Il m’annoncé qu’il poursuivait vers le sommet. A 2330, il m’a informé du succès de sa mission et je l’ai félicité.
Le lendemain matin, j’ai appelé le Lt Stiller pour lui dire de rester là-haut jusqu’à ce qu’un groupe plus important vienne le relever. Nous avons reparlé de l’incident de la voiture allemande, et j’ai décidé d’envoyer une section de reconnaissance à sa recherche dans le fond du ravin pour la retrouver.
À 1300 j’ai reçu un rapport de la section m’informant de la découverte d’une Jeep de la 2ème DB et de deux Français non encore identifiés, un officier, décédé, et un homme de troupe dans un état grave.
(…) J’ai le Lt Stiller sous mes ordres depuis 14 mois. Nous avons été parachutés ensemble sur le Cotentin, on a fait la campagne de Normandie ; on a sauté sur la Hollande, on était à Bastogne en plein milieu de la bataille des Ardennes ; on est entré en Allemagne, on a libéré le camp de concentration de Dachau, et maintenant on vient de prendre Berchtesgaden. Pendant tout ce temps, le Lt Stiller a fait preuve de calme, de réflexion et d’initiative.  J’ai été le témoin direct d’actes de courage et même de bravoure de sa part. C’est un excellent officier en qui j’ai toute confiance. Il a reçu la Bronze Star pour une action décisive en Normandie. Après la Bataille des Ardennes, je l’ai recommandé pour la Silver Star. Il devrait passer capitaine incessamment.

 Investigations

Je me suis rendu sur place et plus particulièrement sur les lieux de la fusillade. Le terrain est conforme à la description que les témoins en ont donné. Dans le sens de la descente, le dernier virage emprunté par la Jeep est précédé d’une ligne droite de 70 mètres avec le ravin sur la droite. Elle est en surplomb de la section de piste qui se trouve après ledit virage, de telle sorte qu’il est impossible que la Jeep ait pu voir les véhicules du commando Stiller, à plus forte raison de nuit et tous feux éteints. Contrairement aux autres épingles de la série de lacets, la largeur et le rayon de ce virage sont légèrement plus grands, ce qui explique la grande vitesse de la Jeep française quand elle s’est trouvée en face du commando Stiller. Les traces relevées sur la neige gelée et sur les rochers montrent que la Jeep est sortie de la piste 12 mètres après la fin du virage. De la même manière, on peut situer le point de stationnement de la Jeep du Lt Stiller à 55 mètres de la fin du virage.

Là où la Jeep française est sortie de la piste, le ravin est très abrupt et une descente à cet endroit n’était pas réalisable de nuit comme de jour. Par contre, à l’endroit où devait se trouver le deuxième Sherman, prend naissance un sentier de randonnée qui descend jusqu’au torrent au fond du ravin. Ce sentier, s’il avait été découvert par les hommes du Lt Stiller, leur aurait permis d’atteindre la Jeep accidentée dans d’assez bonnes conditions de sécurité, même de nuit.

Il m’a été rapporté, mais je ne l’ai pas constaté par moi-même, que la Jeep portait un impact de balle sur sa calandre et trois autres sur son flanc droit.

Informations reçues du Commandement français

Au moment de rédiger les conclusions de ce rapport, j’ai reçu du LCol de Varax, aide de camp du Gal Leclerc, les informations qui suivent :
Les occupants de la Jeep française étaient le Lt Antoine Bompar de Colmont, 31 ans et le Cpl Alex Melki, 24 ans. Le 5 mai en fin d’après-midi le Lt Bompar avait reçu du LCol de Clavières, commandant du Groupe Tactique V, mission de prendre possession du Nid d’Aigle et d’y planter les couleurs françaises. Par contact radio à 1900, il avait informé du succès de sa mission et de son intention de redescendre à Obersalzberg en début de soirée. Le rapport du Médecin-Col Bernard précise que le Lt Bompar est mort des suites d’une hémorragie externe. Le Cpl Melki est dans un état grave ; il souffre de fractures multiples du bassin, d’une fracture d’une cervicale et d’un éclatement du foie.

Analyse

Les témoignages et les traces relevées au sol et sur la Jeep française permettent de conclure avec certitude ce qui suit :

1- C’est bien un tir ami déclenché par le commando du Lt Stiller qui a provoqué la chute de la Jeep du Lt Bompar dans le ravin.

2- L’officier commandant le commando de reconnaissance ignorait la présence de personnel français sur la piste du Kehl Stein. 

3- A supposer que les phares de la Jeep US et du char aient été allumés avant la sortie de piste, ce qui n’est toutefois pas réellement établi, il est surprenant qu’aucun des témoins, et en particulier le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski, n’ait reconnu une Jeep dans le véhicule qui descendait la piste, que ce soit avant, pendant ou après les tirs. En effet les Jeeps utilisées par les armées françaises sont les mêmes que celles des armées US. Après des mois de combats aux côtés des Forces Françaises, les membres du commando ne pouvaient l’ignorer et confondre une Jeep avec un véhicule ennemi.

4- La Jeep du Lt Bompar a quitté la piste à 12 mètres du virage et à 43 mètres (55-12) de l’endroit où se tenait le Lt Stiller

5- La faible distance entre la fin du virage et la sortie de piste montre que le feu a été déclenché dès que la Jeep est sortie de l’épingle à cheveu. Il est donc inexact d’affirmer comme l’ont fait certains témoins que la Jeep fonçait sur le commando sans faire mine de vouloir s’arrêter. Si le tir n’avait pas eu lieu, elle aurait encore disposé de plus de 40 mètres pour le faire, ce qui aurait été suffisant.

6- Le Lt Stiller a déclenché le tir avec précipitation, par manque de sang-froid, sans laisser le temps au conducteur du véhicule non encore identifié de tenter de s’arrêter devant le barrage que constituaient sa Jeep et le Sherman.

De ce fait, le Lt Stiller doit être considéré comme responsable de la sortie de route de la Jeep et donc de la mort de l’officier français et des blessures de son compagnon.

Il est également regrettable que le Lt Stiller ait renoncé trop tôt à sa tentative d’atteindre le véhicule accidenté, d’autant plus qu’un sentier praticable se trouvait à proximité qui aurait permis d’atteindre la Jeep accidentée et peut-être de stopper l’hémorragie du Lt Bompar et de sauver sa vie. On peut penser que si le Lt Stiller avait compris que la Jeep était française, il aurait persévéré dans sa tentative de descendre dans le ravin.

Autres éléments à considérer éventuellement

Tels sont les éléments factuels que j’ai pu recueillir. Je me permets de soumettre à la réflexion de la commission les éléments suivants :

1- Il est établi que le tir du Lt Stiller a été irréfléchi, instinctif, mais on peut considérer qu’il n’en aurait pas été de même si le comportement du Cpl Melki avait été différent. Il apparait évident que le Lt Stiller a tiré pour se protéger lui et ses hommes. Cela fait partie des tâches et même des devoirs qui incombent à un officier, particulièrement en temps de guerre et en territoire ennemi. C’est ce qu’ont appris à cet officier 11 mois de combats presque continus, en Normandie, en Alsace, dans les Ardennes, dans la Ruhr puis en Bavière. En d’autres lieux, on aurait dit qu’il avait agi en état légitime défense.

2- En envoyant un officier investir le Nid d’Aigle sans en avertir le commandement américain, le commandement français a agi avec légèreté et chauvinisme, attitude peu compatible avec le code de bonne conduite qui doit régner entre armées alliées, particulièrement en temps de guerre et en territoire ennemi. Si le Maj Winters avait été mis au courant de la tentative française, il n’aurait probablement pas envoyé le commando Stiller ou, tout au moins, il l’aurait averti de la présence probable de français au Nid d’Aigle ou sur la piste. Or, dans ses consignes, le Maj Winters n’a évoqué que la présence possible d’Allemands.

3- De la même manière, le commandement américain a envoyé précipitamment sur le terrain une mission reconnaissance sans avoir cherché au préalable de renseignements sur les positions ennemies, mais aussi sans en informer le commandement français alors que, depuis leur entrée de conserve en Allemagne, le 501e et la 2ème DB avaient progressé ensemble. L’eût-il fait, on peut raisonnablement supposer qu’il aurait alors été informé de la mission du Lt Bompar.

4- Dès le début mai, la conquête du Nid d’Aigle ne présentait plus d’intérêt stratégique ni même tactique, la résistance allemande ayant pratiquement disparu depuis l’annonce de la mort d’Hitler. Il s’agissait donc, tant pour les Américains que pour les Français d’un acte purement symbolique, destiné sans doute à contrebalancer la prise de Berlin par les troupes russes. Sans sous-estimer l’importance de ce symbole, on peut regretter que l’esprit de secret et de rivalité qui a régné entre les deux armées à cet instant de la guerre ait créé les circonstances qui ont conduit à ce tir ami indirectement mortel.

A Berchtesgaden, le 7 mai 1945

Cpt Derek Bronski

*

En lui donnant une copie du rapport d’enquête, le sergent Yanichewski croyait sincèrement que sa lecture calmerait le remord de Dashiell. Il ne se doutait pas qu’au contraire, elle allait le plonger dans un désespoir encore plus profond.

Dashiell a pu enfin se retirer dans sa chambre et il s’est mis à lire le rapport Bronski. Quand il en est arrivé au passage qui lui révélait l’identité des deux victimes de l’accident, il a rejeté les feuillets loin de lui. Sa poitrine s’est vidée d’un coup. Incapable de reprendre son souffle, il a senti le froid l’envahir. Quand il a pu respirer à nouveau, une bouffée de chaleur lui est montée au visage. Il regardait le petit paquet de feuilles qui avait glissé sous la table. Il ne fallait pas qu’il y touche. Tout le temps qu’il n’y toucherait pas, il pourrait espérer, croire qu’il avait mal lu le nom de l’officier ou qu’il l’avait imaginé. D’ailleurs, Cooper avait parlé seulement d’un lieutenant Bompar. Quel point commun pouvait-il y avoir entre ce Bompar de Colmont et le Colmont qu’il avait rencontré à Strasbourg ? C’est connu que les Français font toute une histoire avec les noms à tiroirs de leurs aristocrates, que c’est à n’y rien comprendre. Colmont… Bompar… Bompar de Colmont… des noms différents… des noms qui n’ont rien à voir… des hommes différents…

Pourtant les similitudes ne pouvaient laisser aucun doute. Colmont, Bompar de Colmont, tous les deux prénommés Antoine, tous les deux lieutenants, français, dans la 2ème DB, dans ce même coin d’Allemagne, au même moment… la coïncidence était impossible ! Dashiell devait se rendre à l’évidence : il ne pouvait y avoir qu’un seul Colmont, celui avec qui il avait passé une nuit à discuter deux mois plus tôt près de Strasbourg, un seul Colmont, et c’était celui qu’il avait tué, Antoine de Colmont.

*

C’était à Strasbourg, au mois de février. Il faisait beau et tout paraissait neuf. La ville n’avait été libérée que trois mois plus tôt, mais déjà la guerre y semblait finie, oubliée. Et pourtant, moins d’une semaine auparavant, on se battait encore à Colmar ; et pourtant, les armées alliées n’avaient pas encore traversé le Rhin ; et pourtant, l’Armée allemande faisait mieux que résister : elle contre-attaquait. Mais dans les rues de Strasbourg, tout était propre, nettoyé, briqué. Presque toutes les traces de la guerre et de la présence allemande avaient été effacées, repeintes ou démolies.

Dashiell avait passé une partie de la matinée à se promener le long des canaux de la Petite France. À présent, il était debout devant la cathédrale rose. Les cloches sonnaient une longue mélodie compliquée. Venant de toutes les rues avoisinantes, des gens se hâtaient vers la cathédrale. A travers le portail ouvert et malgré la musique des cloches, on pouvait entendre les vagues sonores des grandes orgues. Dashiell restait là, ébloui par la beauté du frontispice, charmé par la clarté du ciel, attendri par la précipitation joyeuse de cette foule vers la messe. Il s’approcha de quelques mètres et se planta à l’entrée de la cathédrale pour mieux entendre la musique. Élevé dans une famille juive non pratiquante, Dashiell éprouvait une sorte d’indifférence tolérante pour les religions en général, ce qui ne l’empêchait pas d’être particulièrement impressionné par l’apparat des cérémonies catholiques. La puissante musique qui émanait de la cathédrale l’attirait, mais il n’osait pas entrer. Agnostique, étranger, en tenue de combat… Est-ce qu’il n’allait pas déranger ou même choquer tous ces braves gens qui s’étaient si bien habillés pour l’occasion?

— Vous n’entrez pas ?

C’était un lieutenant, lui aussi… un Français. Il se tenait à côté de Dashiell, souriant.

— Vous n’entrez pas ? Vous avez l’air d’apprécier les grandes orgues pourtant… On entend bien mieux à l’intérieur, vous savez.

— Je n’ose pas vraiment… je ne sais pas si… c’est une église catholique et je ne suis pas ….

— Mais quelle importance, mon cher ? Je vous assure que vous pouvez entrer. Tenez, je vous accompagne. Monsieur… Monsieur ?… ah ! oui, je lis sur votre pochette : D. Stiller. Monsieur Stiller ! C’est bien cela ? Colmont, enchanté ! Venez Stiller, nous allons écouter ce Te Deum ensemble.

Et le prenant par le coude, Colmont l’avait conduit à l’intérieur de la cathédrale.

*

Deux heures plus tard, ils sont attablés tous les deux face à face à la Maison Kammerzell. On les a installés dans un petit coin du rez-de-chaussée, près de la porte d’entrée. De là, ils peuvent voir passer tous ces gens qui, à peine sortis de la cathédrale, profitent de ce beau dimanche et de leur nouvelle liberté pour venir prendre en famille un repas de fête. Et ils voient arriver sur les tables voisines ces plats fumants, couverts de saucisses, de choucroute, de gibier et de poissons, et ces bouteilles de vin effilées et ces chopes de grès vernissé.

— Il ne faut pas que ça vous étonne, explique Antoine. Pendant presque toute la guerre, Strasbourg n’a pas connu le manque de nourriture. Au contraire, les Allemands tenaient particulièrement à ce que la ville annexée ne manque de rien. Alors, ils ont fait en sorte qu’elle soit toujours approvisionnée, tout au moins jusqu’au mois de juin dernier. Par contre, les habitants ont dû supporter une sévère défrancisation : interdiction de parler français, changement des noms de rue et même de certains noms de famille… et surtout, depuis 42, l’enrôlement obligatoire des hommes en âge dans l’armée allemande. Mais aujourd’hui, c’est fini ; alors ils sont heureux. Regardez-les ! C’est beau, non ?

Dashiell n’a pas très faim, mais pour être aimable, il a bien voulu qu’Antoine commande du foie gras et du pain. Il a refusé le vin mais il a accepté une bière à la pression. Tout à l’heure, à la sortie de la messe, ils ont évacué les questions militaires. Les hommes qui ont connu la guerre n’aiment pas en parler. En quelques phrases courtes, Dashiell a raconté Utah Beach et Carentan, la Hollande et puis Bastogne. Il est maintenant au repos avec sa compagnie à Haguenau. C’est de là qu’il est venu en permission pour voir Strasbourg et sa cathédrale. Antoine, lui, a seulement expliqué qu’il avait rejoint l’Armée de Lattre trois jours après le débarquement de Provence et qu’avec elle, il avait remonté la vallée du Rhône, participé à la libération de Lyon, qu’il s’était battu dans les Vosges, puis en Alsace. Il y avait seulement quelques jours, il était encore face aux Allemands devant Colmar.

— Colmar, c’est une très jolie petite ville, précise Antoine d’un ton plus léger. Ce n’est qu’à une soixantaine de kilomètres au sud d’ici. Il faudra que vous y alliez un jour. Les Allemands en avait fait un point de résistance et de contre-attaque. Avec les Américains, on a attaqué sans arrêt pendant trois semaines. C’est là que j’ai été muté dans la 2ème DB de Leclerc pour remplacer un lieutenant qui venait d’être blessé. Pour le moment, on est au repos à Strasbourg, mais ça ne va pas durer. On va bientôt entrer en Allemagne. Vous aussi, sûrement, c’est inévitable…

*

Vers quatre heures, ils sont enfin sortis du restaurant. Dashiell se sentait un peu ivre, un peu lourd, car bien sûr, après lui avoir fait goûter au foie gras, Antoine avait insisté pour commander quelques cuisses de grenouilles, une assiette de cervelas et une bouteille de gewurztraminer. Mais c’était la première fois depuis longtemps que Dashiell se sentait reposé, en sécurité, en paix, la première fois qu’il prenait tout le temps de déjeuner, de parler d’autre chose… La ville était belle, le temps était beau, les gens dans la rue lui souriaient. Tout à l’heure, au restaurant, toute une famille était venue les saluer à leur table, eux, les deux soldats, l’américain et le français. Seul le grand-père avait parlé, mais les autres les regardaient avec intensité. Il avait juste dit : « Merci… merci d’être venus… je… je veux… ». Ému, à court de mots, il avait baissé les yeux et entraîné sa famille vers la sortie. Arrivé à la porte, en se retournant, il avait encore dit deux fois « Merci… » C’est drôle, avait pensé Dashiell, ce « Merci d’être venus », cette formule toute faite qu’emploient tous les restaurateurs du monde quand ils saluent votre départ, c’est drôle comme ces mots avaient pris ici une importance énorme : « Merci d’être venus… nous savons que vous auriez pu ne pas venir, que vous auriez pu rester chez vous à faire vos affaires… mais vous êtes venus, pas que pour nous, bien sûr, mais aussi pour nous, alors merci d’être venus. »

— Dites, mon vieux, a demandé Antoine, vous êtes ici pour quelques jours encore, non ? Ce serait idiot que vous alliez coucher n’importe où, dans un quelconque mess américain ou dans un hôtel réquisitionné. Je vous invite à Obernai, chez mes cousins, les Wendling. On passe à la gare prendre votre sac et on y va. C’est à trente kilomètres d’ici. Ce sont des gens que j’aime beaucoup. Ils m’ont même prêté une voiture. Le seul problème, c’est que c’est une allemande, une Mercedes ! Blague à part, ils seront ravis d’avoir chez eux un officier de la glorieuse armée américaine. Allez, zou ! On y va.

Emporté dans ce tourbillon de vin, de soleil et d’amitié, Dashiell s’est laissé faire.

*

L’Hôtel de Wendling est l’une des maisons les plus anciennes d’Obernai. Incorporée dans les remparts de la ville, en plus d’une entrée majestueuse donnant sur le centre du bourg, elle dispose de l’incroyable privilège d’avoir sa propre porte percée dans la muraille. C’est par elle qu’Antoine a fait pénétrer la Mercedes dans la cour.  À son coup de klaxon, un couple est sorti de la maison à leur rencontre.

— Ah ! Cher Victor ! Chère Élisabeth ! Regardez un peu ce que j’ai trouvé tout à l’heure en extase devant Notre-Dame de Strasbourg. Un véritable héros américain ! Permettez-moi de vous présenter Dashiell Stiller, lieutenant à la 101e Division aéroportée, New-Yorkais, mélomane, francophone et bien élevé. Dashiell, voici mes cousins bien-aimés, Élisabeth et Victor de Wendling !

L’accueil est chaleureux mais bref : ils sont invités à diner chez des amis à quelques kilomètres dans la montagne au-dessus d’Obernai. Dashiell est le bienvenu, mais il commence à se faire tard et il est temps pour eux de partir. Antoine lui ferait les honneurs de la maison. Bien entendu, il pouvait rester leur hôte aussi longtemps qu’il le souhaiterait.

— Alors, bonsoir lieutenant, dit Victor pour mettre fin à ces amabilités. Nous ferons mieux connaissance demain matin au petit déjeuner…

Antoine a guidé Dashiell jusqu’à sa chambre et lui a dit :

— Je suppose que vous n’avez plus très faim. Allez ! Je vous donne une heure pour prendre un bain et pour vous reposer. Après, on se retrouve dans le grand salon pour parler un peu. Vous me raconterez l’Amérique.

Une heure plus tard, quand Dashiell descend au salon, Antoine est en train de raviver le feu dans la cheminée. C’est qu’il ne fait pas très chaud dans cette grande maison. On est en février et, depuis septembre, les livraisons de charbon ont été suspendues. Dans toute l’Alsace, on ne se chauffe plus qu’au bois. Les Wendling n’en manquent pas, mais seuls les fourneaux de la cuisine et la cheminée du grand salon sont allumés régulièrement. Antoine a quitté sa tenue militaire. Par-dessus un pantalon de velours, il porte une longue robe de chambre rouge, épaisse, molletonnée, surpiquée, chamarrée d’épaulettes, de brandebourgs, de cordons tressés, de galons, de ganses, de boutonnières et de toutes sortes de dorures. Dashiell contemple le spectacle. Ce n’est pas dans ses habitudes, mais il ne peut retenir une plaisanterie :

— Vous étincelez, Antoine ! Vous ressemblez à … ah ! j’hésite entre un arbre de Noël et un général mexicain !

— Si vous permettez, compte tenu de la date et de mon grade actuel, je prendrai le général. Mais, rassurez-vous, je ne trimballe pas ça dans mon paquetage. J’ai trouvé cette merveille dans un placard de ma chambre. Ça devait appartenir au grand-père de Victor. Personne n’oserait plus porter un truc comme ça aujourd’hui.

Antoine désigne le canapé qui fait face à la cheminée.

— Asseyez-vous, mon vieux. Un peu de vin ? Un verre de bière? Un alcool fort ? L’alcool de prune des Wendling est renommé. Ça vous tente ?

— Si ça ne vous ennuie pas, j’aimerais mieux un café… un café pas trop fort …

— Vous voulez un café américain ? Je ne sais pas si je saurai faire ça. Installez-vous devant le feu, je reviens dans cinq minutes.

Dashiell reste seul. Il se lève du canapé, se plante un instant devant la cheminée, puis se met à déambuler dans la grande pièce, à peine éclairée. Il distingue de sombres tableaux, des scènes de chasse et de vendanges, quelques grosses armoires à colonnes, un buffet polychrome avec, posés dessus, de grands plats en argent et des soupières compliquées en faïence aux couleurs vives ; dans un coin, dans des cadres d’argent dressés sur le couvercle d’un piano à queue, une douzaine de photographies, des portraits, des groupes, à la montagne, devant un château, au bord de la mer, le long du bastingage d’un paquebot… des instants de la vie d’une famille d’aristocrates français. Dashiell n’est pas familier des usages en vigueur dans ce monde qui n’a pas d’équivalent en Amérique. Il ne le connait que par les leçons d’histoire qu’on lui avait données au lycée… le Roi Soleil, la Révolution… Durant les très rares occasions qu’il avait eues de le côtoyer, il avait dû ruser pour éviter d’avoir à manier les titres et les particules. Victor et Élisabeth de Wendling étaient des aristocrates, c’était certain. Mais alors pourquoi, la première fois qu’il avait parlé d’eux, Antoine les avait-il désignés comme « les Wendling », comme il aurait dit « les Smith » ou « les Stiller » ? Antoine était noble, lui aussi, c’était probable, et d’ailleurs, il était cousin des « Wendling ». Pourtant, devant la cathédrale, il s’était présenté à lui en tant que « Colmont ». Aux yeux de Dashiell, tout cela paraissait aussi compliqué qu’artificiel, mais si ces gens y tenaient…

Antoine revenait avec un étrange appareil : deux boules de verre reliées entre elles par un tube et maintenues l’une sur l’autre au-dessus d’un petit brûleur à alcool par une élégante structure de bois.

— J’ai trouvé ça à la cuisine, disait Antoine d’un air embarrassé. Comme il y avait ce moulin à café juste à côté, j’ai pensé que c’était ce qu’il nous fallait. Mais, du diable si je sais m’en servir ! Vous connaissiez cet appareil, vous ?

— Bien sûr ! C’est une cafetière à siphon. Nous avons la même à la maison. Laissez-moi faire. Vous allez voir, c’est amusant.

Dashiell a rempli d’eau la boule inférieure, mis le café moulu dans la boule supérieure et allumé le bruleur.

— Maintenant, il faut attendre un peu….

— Alors attendons, dit Antoine. Et si vous me parliez un peu de vous maintenant ?

— Il n’y a rien à raconter, vous savez… rien de bien passionnant… Que pourrais-je vous dire… ?

— Eh bien, par exemple, tenez : vous n’êtes pas un soldat de métier, c’est évident, alors quand tout ça sera fini, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je ne sais pas, hésite Dashiell. Je n’y ai pas réfléchi… et maintenant que la fin de la guerre approche, ça m’angoisse un peu, même. Vous savez, pendant tout ce temps, je veux dire depuis que je me suis engagé en août 42 et jusqu’à aujourd’hui, je n’y ai pas pensé beaucoup ; je ne voulais pas y penser… par superstition… parce que je n’étais pas sûr d’en sortir vivant. Je crois bien que j’étais même convaincu du contraire. Alors, penser à l’avenir …  Regardez, ça commence à bouillir… L’eau va monter dans la boule du dessus… Nous n’étions pas comme vous, vous savez. En 39, au cinéma, les actualités nous montraient les Anglais et les Français qui partaient pour la guerre en riant.

— C’était des films de propagande. On nous projetait les mêmes, vous savez…

— Peut-être, mais ne me dites pas que vous n’étiez pas persuadés que la guerre serait facile et qu’elle ne durerait pas trois mois. Nous, les Américains, si nous sommes partis dans l’enthousiasme, c’était pour venger Pearl Harbour. Mais nous savions que ce serait long, difficile… difficile contre le Japon, bien sûr, mais difficile aussi contre l’Allemagne. Depuis deux ans, avant que l’Amérique n’entre en guerre, nous avions été abreuvés d’images de ce que les Allemands pouvaient faire. Toute l’Amérique était convaincue qu’à la fin nous gagnerions, mais tout le monde savait que ce serait dur… en tout cas, moi, je le savais.

Quand je suis arrivé au camp de Toccoa en octobre 42, je ne laissais pratiquement rien derrière moi. Je n’avais pas de fiancée, pas de petite amie ; j’avais laissé tomber une ébauche de carrière artistique, j’avais un travail qui m’ennuyait, mes rapports avec ma famille n’étaient pas les meilleurs qui soient…

Vous voyez ? Le café a infusé dans l’eau et il va être aspirer dans la boule du dessous. Il n’y en plus pour longtemps…

Je n’oserai pas dire que, pour moi, la guerre était la bienvenue mais au moins, elle m’apportait du changement. À Toccoa, j’étais pris en charge du matin jusqu’au soir et du soir au matin. On me disait quoi faire, et quand et comment le faire. Je n’avais plus à réfléchir, plus à méditer sur ma vie, à ressasser mes échecs… je n’en avais pas le temps. Je vivais chaque jour après l’autre, sans penser plus loin qu’à ce qu’allait être la journée du lendemain. Je ne protestais jamais, je faisais mon travail correctement, et même du mieux possible… C’est sans doute pour ça que je me suis fait repérer et qu’on m’a envoyé à l’école des officiers de Fort Benning. J’en suis sorti Second-Lieutenant. Après ça, il y a eu l’entrainement au parachutisme, et puis le camp en Angleterre avant de sauter sur la France. Le reste, je vous l’ai déjà raconté.

— C’est vrai, Dashiell, vous me l’avez raconté… en quatre phrases !

— Qu’est-ce que vous voudriez entendre de plus sur cette folie? Je vous ai dit l’essentiel, tout ce qu’il fallait pour comprendre pourquoi tout à l’heure, j’étais là où vous m’avez rencontré au moment où vous m’avez rencontré. À quoi bon en dire davantage ? Vous-même, ce matin, vous n’avez pas été beaucoup plus bavard. Pourtant, vous avez dû vivre à peu près les mêmes choses que moi. Au fond, je suis sûr que vous non plus, vous n’avez pas envie de parler de ça. Peut-être que dans trente ou quarante ans, nous raconterons nos exploits à nos petits-enfants, mais je n’en suis pas sûr du tout. Non, quand tout cela sera fini, nous aurons envie d’oublier, de passer à autre chose. D’ailleurs, vous verrez, dans cinq ans, peut-être même deux, nos histoires de guerre n’intéresseront plus personne.

— Je ne sais pas… mais après tout, vous avez raison : à quoi bon ? Je viens de réaliser que mon père ne m’a jamais parlé de sa guerre, et pourtant il avait été décoré du côté de Reims et nommé commandant en 1918… Bon d’accord, Dashiell, vous ne voulez pas parler de la guerre. Alors parlons d’autre chose. Tout à l’heure, vous m’avez dit que vous aviez tenté une carrière d’artiste. Ça, c’est un bon sujet de conversation… ainsi donc, vous avez été artiste ? Racontez-moi donc, s’il vous plait.

— Je ne vous ai pas dit que j’ai été artiste. J’ai voulu l’être, mais surement pas assez fort… c’est pour cela que je ne l’ai pas été… j’ai abandonné… voilà…

— Mais encore ?

—Je n’ai pas très envie de m’étendre là-dessus.

— Allons, Dashiell ! Je vous en prie… Mais dites-moi ! … il est plus de dix heures … vous ne voulez pas manger quelque chose ? Moi, je commence à avoir faim. Je vais faire un tour à la cuisine, il doit surement rester des tas de choses dans la glacière. Je reviens avec un plateau. En attendant, remettez donc une ou deux buches dans la cheminée, voulez-vous ? Et réfléchissez à ce que vous allez me dire… J’insiste !

Dashiell restait seul dans la grande pièce sombre. Il se leva pour arranger le feu. Il réfléchissait à cette journée surprenante qu’il venait de passer avec le Français. Antoine était un type vraiment très attachant ; il faisait tout pour l’accueillir, pour qu’il se sente bien… Dashiell commençait à s’en vouloir d’avoir refusé si sèchement d’en dire davantage sur lui-même. Après tout, il était plus que vraisemblable qu’après cette rencontre, ils ne reverraient jamais. Alors, lui faire quelques confidences… pourquoi pas ?

Dix minutes plus tard, c’est précédé d’une desserte sur roulettes qu’Antoine est revenu. Ses deux étages étaient couverts de plats en faïence ou en argent qui regorgeaient de charcuteries entamées : jambon de pays, saucisses, pâtés, saucissons… Il y avait aussi un demi-poulet froid et du poisson fumé, une grosse boule pain et des fromages et, ruisselant de gouttes d’eau, un seau à champagne dans lequel une bouteille de vin blanc barbotait au milieu de blocs de glace.

— Nous avons de la chance. J’ai croisé la cuisinière dans un couloir. Elle allait se coucher, mais elle a tenu à nous préparer cet en-cas. Alors voilà ! Servez-vous, mon vieux et racontez-moi. Donc, vous avez voulu être artiste. Et… ?

— Et je n’y suis pas arrivé. Voyez-vous, Antoine, je suis né dans une famille riche. La fortune des Stiller est venue de mon grand-père, Darius. Il avait créé une des premières usines de machines-outils à Pittsburgh. Mon père, David Stiller, en a pris la direction en 1910. Pendant la première guerre, il est devenu fournisseur des grands chantiers navals de la côte Est. Il a fait construire une autre usine et il a dû déplacer le siège à New York. C’est là que je suis né. Nous habitions un grand appartement en plein Manhattan, à Gramercy Park. Nous avions un chauffeur et deux ou trois domestiques… Je ne cherche pas à vous impressionner, Antoine. Je veux juste que vous compreniez mon enfance. J’étais fils unique, j’allais dans les meilleures écoles privées ; nous partions en vacances dans le Vermont ou dans notre maison de Long Island… Au lycée, j’étais plutôt bon élève et mon père ne souhaitait qu’une chose : que je reprenne un jour la Stiller Inc. J’étais élevé dans cette idée confortable… Je n’aimais pas le sport, j’étais plutôt timide… En fait, je m’ennuyais. Dans l’année de mes quatorze ans, deux choses importantes sont arrivées. Tout d’abord, on m’a offert mon premier appareil photo. Je me suis découvert, oh ! non pas une passion, mais un intérêt pour la photographie. Je me suis mis à tout photographier, la ville, les fumées, le brouillard sur l’East River, les voitures, mes parents, les domestiques, les gens dans la rue, le ciel… tout. Mes parents étaient heureux que j’aie enfin trouvé ce qu’ils espéraient être une passion.

Quelques mois plus tard, en octobre, c’était la Grande Dépression. Elle est arrivée juste au moment où je commençais à savoir me servir de ma caméra. Ma famille ne souffrait pas de la crise. Le capital de la Stiller était presque entièrement familial et, pour pallier la baisse du carnet de commande, il suffisait à mon père de fermer un atelier ou, au pire, une des trois usines et d’attendre. A Gramercy Park, rien ne changeait… le chauffeur, les domestiques… nous vivions comme avant. Mais il me suffisait de sortir de Gramercy pour voir que la misère était partout. Au début, j’y trouvais même un avantage : photographier les scènes de rue, les files d’attente devant les soupes populaires, les ivrognes expulsés des bars, les clochards allongés sur les bouches de chaleur, c’était autrement plus intéressant que de faire des portraits de ma famille.

Mais à force de me promener dans tous les quartiers de la ville à la recherche d’images, j’ai fini par prendre conscience de l’aspect dramatique de la crise. Ce fut un choc : des millions de gens se retrouvaient dans les rues, sur les routes, sans emploi, sans logement, sans aide. C’était la conséquence des innombrables faillites et des fermetures d’usines. C’était terrible, injuste ! Je me suis mis à lire des journaux progressistes et je suis vite devenu un adolescent révolté. J’ai même assisté à des réunions de la Ligue Communiste. Mais j’étais bien trop jeune pour pouvoir m’inscrire et ils m’ont fichu dehors. Ils ne voulaient pas d’ennuis avec la famille d’un gosse de riches. J’ai commencé à voler un peu d’argent dans le sac de ma mère et puis des bibelots du salon, des livres, des cendriers, des briquets… J’allais les vendre dans la 49ème rue. Avec l’argent, j’achetais des publications de la Ligue ou je le donnais dans la rue, à n’importe quel bonhomme qui pouvait me paraitre pauvre…

Mais mon élan de générosité n’a pas duré longtemps, à peine une année scolaire. Aux vacances d’été, comme chaque année, nous sommes allés dans notre maison de Glen Cove. Je passais mon temps dans ma chambre à lire des livres politiques ou sur la terrasse à bronzer sur une chaise longue en ruminant sur le sort des chômeurs de la grande crise. Je ne faisais plus de photos, je ne parlais à personne.  Je devais être lugubre. Ma mère s’est inquiétée. Elle m’a inscrit dans une école de voile sans me demander mon avis. J’étais furieux, mais j’y suis allé quand même. Et c’est là que j’ai rencontré mon premier amour, ou plutôt mon premier flirt. Patricia… C’était la fille de voisins à nous. Elle était blonde, gaie et sportive. Nous avons passé l’été à faire de la voile, à nous baigner dans les vagues et à flirter dans les dunes. C’est mon côté ténébreux et tourmenté qui avait dû lui plaire. Notre flirt n’est jamais allé très loin. D’ailleurs je ne crois pas que j’étais amoureux d’elle, mais je me souviendrai toujours de ce bel été. J’avais oublié la crise, la Ligue Communiste et les chômeurs sur les routes. Je suis sorti de cet été bronzé, musclé, joyeux, en pleine forme… J’étais redevenu un gosse de riche insouciant… Vous voyez ! Tout ça n’est pas très passionnant, n’est-ce pas ?

— Mais si, Dashiell, au contraire ! C’est passionnant ! Moi aussi, mes parents étaient riches, vous savez, moi aussi j’ai eu mon bel été au soleil, moi aussi à l’automne, je n’étais plus le même, mais… Comparer votre adolescence à la mienne, ça m’intéresse énormément… elles sont tellement différentes… En tout cas, vous venez de me confirmer une chose que je savais déjà : ce sont bien les femmes qui déterminent notre destin.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Eh bien, il est évident que cet été-là, la jeune Patricia a orienté votre vie. Sans elle, vous seriez peut-être devenu communiste, qui sait ?  Elle a modifié votre destin.

Dashiell n’était pas d’accord et il le dit. S’il avait oublié les convictions généreuses de ses quinze ans, ce n’était pas à Patricia qu’il le devait, mais seulement à sa rencontre avec elle. Elle n’avait rien fait pour qu’il se désintéresse des effets de la crise. Ils n’en avaient seulement jamais parlé. D’ailleurs, elle n’avait aucune conscience politique. Elle ignorait même ses sympathies de l’époque. Elle avait simplement été là, un moment, pour lui changer les idées et le faire profiter de son été et de sa jeunesse. Ce qui l’avait fait évoluer, ce n’était pas elle mais le simple fait de l’avoir rencontrée. Une rencontre avec un vieux pêcheur, un autre garçon, un livre ou même un chien aurait pu avoir sur lui le même effet.

— Vous voyez, Antoine, conclut Dashiell, pour moi, les femmes ne déterminent rien. Elles font juste partie du hasard. Et c’est le hasard qui dicte notre destin.

— Vous vous trompez, mon vieux. Moi je crois que si vous avez changé cet été-là, si vous vous êtes mis à la voile, si vous êtes redevenu un adolescent bronzé et insouciant, c’était pour plaire à Patricia, ou tout au moins pour lui ressembler. Vous vous êtes façonné par rapport à elle. Si, au lieu d’elle, vous aviez rencontré une jeune communiste par exemple, il est probable que vous auriez renforcé vos « convictions généreuses », comme vous dites.

— Je ne sais pas… peut-être. Mais, même si vous avez raison, je veux dire sur le rôle des femmes dans notre vie, vous admettrez que c’est par hasard que nous les rencontrons. C’est donc bien le hasard qui nous commande !

— Vous jouez sur les mots pour avoir le dernier, Dashiell. Il faudra que l’on reparle de ça. Mais en attendant, dites-moi la suite, s’il vous plait.

Pendant qu’il racontait son adolescence, Dashiell s’était largement servi de jambon de pays et le sel de la charcuterie lui avait donné soif. Abandonnant sa réserve de jeune homme bien élevé et tout en continuant à discourir, il s’était servi et resservi de ce vin blanc frais dont il appréciait la saveur fruitée. Il était légèrement ivre et il en était conscient. Il voyait bien qu’il s’était lancé dans des confidences bien plus intimes qu’il ne l’aurait voulu. Mais, dans la lueur de ce feu de cheminée, dans ce salon sombre et confortable, devant cet auditeur attentif et bienveillant, il avait envie de continuer à raconter. Il s’écoutait avec surprise parler de choses qu’il croyait oubliées ou n’avoir jamais dites à personne et, en les disant, il avait l’impression de mieux les comprendre. Il se pencha pour extraire la bouteille de Riesling de son seau à glace et se servir un nouveau verre. Penché en avant, les coudes appuyés sur ses genoux, les mains serrées sur son verre, la tête basse, il poursuivit comme pour lui-même :

— Quand nous sommes rentrés à New York, j’ai voulu revoir Patricia. Je suis allé à son appartement mais le portier m’a annoncé que les Rockwell n’habitaient plus là. Monsieur Rockwell avait brusquement fait faillite à la fin de l’été. Il venait de se suicider. La maison de Glen Cove et l’appartement de Park Avenue étaient en vente. Il n’y avait plus personne là-haut. Madame Rockwell était partie quinze jours plus tôt avec ses trois filles tenter de recommencer une vie en Oregon.  Au cours de l’été, je n’avais rencontré le père de Patricia que deux fois. Je n’arrive pas à me rappeler si sa mort m’a fait quelque chose…

Dashiell s’est arrêté un instant, comme s’il venait de découvrir cette indifférence et qu’il cherchait à se l’expliquer. Puis, après avoir bu une gorgée de Riesling, il a repris :

— Elle, je ne l’ai jamais revue. J’ai dû penser à elle une semaine, deux peut-être, et puis je suis passé à autre chose. Je crois même que je n’ai pas gardé une seule photo d’elle.

—  Et après ? demanda Antoine en lui servant un autre verre de Riesling.

Après, Dashiell se mit à parler plus rapidement pour raconter comment au retour de cet automne, il avait laissé tomber ses explorations des bas quartiers. La photographie l’intéressait toujours, mais il avait choisi un nouveau thème, les gratte-ciels de Manhattan et plus particulièrement les chantiers arrêtés en plein élan par la crise. Il trouvait que cela donnait des images intéressantes à la fois sur le plan esthétique et sur le plan philosophique… des poutrelles acérées, élancées vers le ciel, inutiles… des machines silencieuses, abandonnées. Et puis, ça lui avait passé. Trois ans plus tard, il était entré à Columbia pour suivre des cours d’économie et de finances. Il n’y trouvait pas un grand intérêt, ce qui ne l’empêchait pas de passer ses examens sans difficultés. Malgré la densité de son emploi du temps, il s’était inscrit à des cours d’histoire, puis de littérature, puis de théâtre, puis de cinéma. Aucune de ces nouvelles passions ne dura bien longtemps, mais les cours de cinéma lui firent redécouvrir la photographie. Il s’équipa du matériel le plus récent, le plus sophistiqué et il se mit encore une fois à parcourir la ville à la recherche de personnages de caractère, généralement des ouvriers, des clochards ou des prostituées qu’il payait occasionnellement pour en faire le portrait. Son père ne désespérait pas de lui faire prendre un jour la direction de la Stiller Inc. mais il essayait en même temps d’avoir l’esprit large. Il voyait bien que son fils ne s’épanouissait pas dans la finance et il voulait lui offrir ce que son père à lui ne lui avait pas donné : la possibilité de « perdre un peu de temps à faire l’artiste avant de passer aux choses sérieuses ». Il accepta donc que Dashiell interrompe ses études pendant un semestre sous la promesse qu’il reviendrait ensuite passer son diplôme. Sa future intégration au sein de la Stiller demeurait implicite.

— Et c’est comme ça que le 12 janvier 1935, j’ai débarqué du Majestic dans le port de Southampton et que j’ai commencé mon tour d’Europe. Londres, Berlin, Paris, Vienne, Rome, Athènes… Je me baladais dans les rues, dans les musées, dans les jardins… Ce qui m’intéressait, comme avant à New York, c’était de photographier les gens. J’en faisais des instantanés, à leur insu, ou bien je leur demandais de poser, seuls ou en groupe. C’est étonnant comme les gens…

— Attendez, Dashiell ! l’interrompit Antoine. Vous me dites que vous étiez à Paris en 1935 ? Vous vous souvenez de l’époque ?

— J’y suis resté à peu près deux mois, de la mi-avril à la mi-juin. On m’avait dit que c’était la meilleure période pour être à Paris… Pourquoi ?

—Vous preniez des photos des gens dans les rues de Paris au printemps 35 ? Le Cujas, le Café Cujas, ça vous dit quelque chose ?

— Non, je ne crois pas…

— Le Quartier latin, le boulevard Saint-Michel, une terrasse de café sur le trottoir… à droite en descendant, un peu avant la Sorbonne…

— Oui, je crois… je me souviens…

— C’était le matin. Vous êtes arrivé devant le Cujas, tout intimidé. Il y avait quelques personnes à la terrasse et vous leur avez demandé si vous pouviez les photographier… Vous vous souvenez ?

— Mais oui, parfaitement. Il y avait deux hommes avec une jeune femme, et puis deux autres hommes… Et je me souviens aussi de la patronne, une femme brune, un peu forte…

—Eh bien, mon cher, je peux vous annoncer que nous nous connaissons depuis dix ans ! La jeune femme s’appelait Simone, l’un des deux hommes qui l’accompagnait c’était Georges Cambremer, mon meilleur ami, et l’autre, c’était moi !

— Mon Dieu ! C’est incroyable ! Cette photo, je m’en souviens parfaitement ! Après, nous avions même discuté quelques minutes… Dix ans ! Tout ce qui s’est passé depuis… Et vous savez ce que sont devenus ces gens ?

— Georges, tout ce que je sais, c’est qu’il a été fait prisonnier en 40, comme moi. On m’a dit qu’il était entré au Gouvernement de Vichy, mais je n’arrive pas à y croire. Pour ce qui est de Simone, au moment de la photo, elle était ma maitresse. Nous nous sommes séparés bons amis peu de temps après, mais je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je crois qu’elle voulait ouvrir une boutique de mode ou quelque chose comme ça… je ne l’ai jamais revue. Les autres, non, je ne sais pas non plus. Mais, vous savez, je ne suis pas retourné à Paris depuis l’été 40, alors…

— Et vous, Antoine, vous ? Qu’est-ce que vous avez fait après ce printemps à Paris ? C’est bien votre tour de raconter, non ? Mais, si vous êtes d’accord, j’aimerais mieux que vous commenciez par le début, votre enfance, votre jeunesse… Vous avez dit tout à l’heure qu’elle était différente de la mienne. En quoi donc, s’il vous plait ?

Antoine aurait préféré que Dashiell continue sa propre histoire, mais il avait raison, c’était bien son tour de se raconter un peu.

— Bon, je vais tacher de vous expliquer ça. Mais il faudra vous rappeler que vous me devez la fin de votre histoire. Tout à l’heure, il faudra bien que vous me disiez ce que vous avez fait entre le moment où vous étiez à Paris en 35 et juin 44 en Normandie. Vous me devez neuf années, mon vieux, n’oubliez pas. Maintenant, reprenez un verre de vin et installez-vous. Je me lance…

Voilà : Je suis né à Aix-en-Provence en 1914, deux mois après la déclaration de guerre. Comme tout le monde à cette époque, mon père, Jean de Colmont, a été mobilisé comme aspirant dans l’infanterie. J’ai dû vous le dire tout à l’heure, il a été blessé du côté de Reims et nommé commandant peu de temps avant l’armistice. Je sais qu’en quatre années de guerre, il est venu nous voir en permission seulement quatre ou cinq fois, mais le seul souvenir de lui que j’ai gardé de ma petite enfance, c’est celui de son retour à la maison la veille de Noël 1918. Un sacré Noël, je vous prie de croire ! A l’époque nous vivions à Vauvenargues ; c’est un petit village à côté d’Aix en Provence. Mon arrière-grand-père, le Comte Henri de Colmont, avait acheté le château en 1839 aux Vauvenargues en même temps que des vignobles et des terres agricoles au Nord d’Aix en Provence. Sous le Second Empire, mon grand-père avait beaucoup développé l’exploitation des vignes. Il avait aussi diversifié son activité en se lançant dans la production de lavande sur le plateau de Valensole. Le vin, l’agriculture traditionnelle, la lavande, tout cela avait permis à la famille de traverser les crises politiques, les guerres et le phylloxéra. Bref, au début des années vingt, nous faisions partie des familles les plus riches de Provence.

Tandis qu’Antoine déroulait l’histoire de son enfance, Dashiell commençait à dodeliner de la tête. La journée avait été longue, chargée de nourriture, d’alcools et d’émotions. Il était plus de minuit et Antoine continuait à parler, égrenant similitudes et différences entre leurs jeunesses respectives.

— Vous voyez ce que je voulais dire tout à l’heure, Dashiell. Nous avons à peu près le même âge et nous avons été élevés tous les deux dans l’abondance et la facilité. Mais pendant que vous hésitiez entre le communisme, la finance et la photographie, je savais déjà que je voulais être écrivain. Pendant que vous flirtiez gentiment dans les dunes avec une jeune voisine sportive, je tombais amoureux d’une jolie cousine. Alors que vous êtes persuadé que votre Patricia n’a eu aucune influence sur l’évolution de votre vie, toute la mienne a été conditionnée par mon Isabelle. D’ailleurs, il faut que je vous raconte cela.

Et Dashiell, dans une douce torpeur entrecoupée de brèves plongées dans l’inconscience, entendit plus qu’il ne l’écouta l’histoire d’Antoine et de Georges, d’Antoine et Isabelle, d’Isabelle et Georges et d’Isabelle et Antoine. Il ne remarqua pas — comment l’aurait-il pu ? — qu’Antoine était resté discret sur ses relations avec la petite Louise du Chabanais, la grande Simone de la rue Bréa et les autres maîtresses trimestrielles qu’il avait eues. N’y tenant plus, tandis qu’Antoine déambulait devant lui, Dashiell finit pas allonger ses jambes sur le canapé. Il appuya sa nuque sur l’accoudoir de velours et, bercé par la voix d’Antoine, il se permit de fermer les yeux un instant.

L’instant d’après, une odeur de café le réveillait. La lumière du jour perçait à travers les rideaux tirés, le feu était éteint, et quelqu’un s’agitait dans la pièce. Ses Rangers étaient posées côte à côte au pied du canapé et ses jambes étaient recouvertes d’une lourde robe de chambre chamarrée, celle que portait Antoine tout à l’heure. D’ailleurs, c’était lui qui s’approchait du canapé.

— Bonjour Dashiell.  Vous avez bien dormi ? Le petit déjeuner est prêt, là, sur la grande table.

— Antoine… je suis désolé. Excusez-moi… Je ne voulais pas… Vos cousins vont… Quelle heure est-il ?

— Il est huit heures et demie. Ne vous excusez pas, mon vieux. Élisabeth et Victor ont parfaitement compris que vous étiez… disons… fatigué… Un peu ivre aussi. Ils ont dû partir aux chais et ils s’excusent de n’avoir pu vous saluer ce matin. C’est épatant, en ce moment, vous ne trouvez pas ? On nous pardonne tout, à nous les militaires. Il faut en profiter, ça ne va pas durer…

— Vraiment, je suis confus… j’espère que…

— Puisque je vous dis que ce sont eux qui s’excusent ! N’en parlons plus. Vous les verrez peut-être tout à l’heure. Comment vous sentez-vous, mon vieux ? Vous voulez prendre votre bain avant ou après le petit déjeuner ? Pour moi, c’est fait. Après ? Parfait. Alors, on passe à table. Allez zou !

Si Dashiell se sentait encore un peu vaseux, Antoine paraissait en pleine forme. Il était rasé, coiffé et s’était habillé d’un pantalon de flanelle gris clair et d’un blazer croisé bleu marine sur un pull à col roulé blanc. On l’aurait cru à un cocktail de fin de tournoi dans un country club. Dashiell tenta d’oublier que lui portait son treillis de combat sur les mêmes sous-vêtements depuis deux jours.

En versant le café, Antoine était en train de préciser :

— Celui-là, c’est la cuisinière qui l’a préparé. Je vous préviens : il ne sera peut-être pas aussi bon que celui que vous nous avez fait hier… Bon, mon vieux Dashiell, la nuit dernière, j’ai l’impression que vous vous êtes endormi en plein milieu de mon histoire, non ? Est-ce que vous vous souvenez que j’ai fini par me marier avec Isabelle ? Oui ? Tant mieux, parce que j’y tiens ! Après ça, presque tout de suite, il y a eu la guerre… d’abord la drôle de guerre et puis la débâcle. J’ai été fait prisonnier, comme tout le monde, et au bout de deux ans, j’ai fini par m’évader. Quand je suis arrivé à Vauvenargues, j’étais dans un sale état… pas beau à voir… mais surtout, j’étais moralement épuisé, démoli, battu. Les autres prisonniers que j’ai rencontrés par la suite m’ont dit que ça arrivait souvent : ceux qui avaient bien résisté aux camps et qui avait réussi à s’évader s’écroulaient moralement une fois en liberté. Et c’était ça : j’avais tenu le coup deux ans, grâce aux camarades, au bloc que nous formions contre les privations, les vexations, les brimades, le froid, la faim… contre les Allemands… Et maintenant que j’étais enfin au chaud, nourri, soigné, choyé par deux femmes qui m’aimaient, Isabelle et ma mère, je m’effondrais. J’étais tombé dans une sorte de mélancolie… c’est un état terrible, vous savez… Rien n’avait de sens, rien n’était utile, rien ne valait qu’on agisse… tout était dérisoire puisque, quoi qu’on fasse, on allait mourir. « Pourquoi donc suis-je né si ce n’est pour toujours ? »  a dit je ne sais plus qui… Alors, à quoi bon faire l’amour à sa femme ou parler avec son père, pourquoi s’occuper de ses vignes ou entrer dans la Résistance puisque, de toute façon, tout cela ça ne durerait que quelques instants… Je ne pensais même pas au suicide, je crois que je n’en avais pas l’énergie. Je passais mes journées dans une cabane en haut d’un arbre à lire et relire mes livres d’enfant. Je ne voyais pas l’enfer que je faisais subir à ceux qui m’aimaient… Et puis en juin dernier, un cousin et plusieurs amis d’enfance se sont fait tuer le même jour dans une attaque générale que la Résistance avait lancée trop tôt contre les Allemands. Elle devait préparer le débarquement en Provence. Ce fut un échec terrible et le débarquement n’eut pas lieu.  La mort inutile de mes amis aurait dû me confirmer dans ma conviction que toute action était vaine, mais ce fut le contraire. Quand j’étais au cachot dans le camp de Nuremberg, j’avais eu un voisin, un communiste fervent. Nous arrivions à discuter pendant des nuits entières. Les conditions étaient dures et il était très malade. Un matin il m’a dit : « Je vais surement crever bientôt, mais tant pis, ce n’est pas grave… au moins j’aurais agi… » Je me suis souvenu de cette phrase, et d’un coup, je me suis dit que toute vie était peut-être inutile, mais que, justement à cause de ça, c’était l’action et seulement l’action qui comptait. Le lendemain, j’ai quitté le château et je suis parti dans le maquis. Quand le débarquement a enfin eu lieu, j’ai rejoint l’armée de Lattre. Le reste, je vous l’ai raconté hier.

Voilà, vous savez tout… Vous savez tout, mais pas moi. À moi, il me manque la fin de votre histoire, vous vous souvenez ? J’en suis resté à notre incroyable rencontre sur le boulevard Saint Michel. Alors ?

Trois ou quatre heures de sommeil sur le canapé du salon et le petit déjeuner qu’il avait entamé avec enthousiasme avaient dégagé le cerveau de Dashiell de ses brumes éthyliques. Il se rappelait ses confidences de la nuit et sa timidité naturelle les lui faisait regretter. Il décida de ne plus s’épancher de la sorte et c’est en des termes neutres qu’il raconta la suite.

En juillet 35, il avait achevé son tour d’Europe à Athènes d’où il avait rejoint Londres par avion pour embarquer pour New-York à Southampton. Là, comme promis, il avait repris ses cours de finance à Columbia tout en préparant un album et une exposition de ses photos qu’il intitula simplement « Visages d’Europe ». Ses parents lui louèrent pour deux mois une galerie dans le quartier de Chelsea. Ils firent imprimer l’album de l’exposition à compte d’auteur. Le jour du vernissage fut pour lui le plus beau jour de sa vie. Pour une fois confiant, il comptait sur le succès de l’exposition et sur la vente des albums pour lui permettre de dire adieu à la Stiller Inc. et se lancer dans la seule carrière qui l’attirait un tant soit peu, la carrière d’artiste. Mais l’exposition fut un échec. La presse ne se dérangea qu’en très petit nombre et les rares critiques furent médiocres ou franchement mauvaises. Dashiell se souvenait plus particulièrement de l’une d’entre elles: Visages d’Europe : de banales photos de vacances d’un fils de famille qui, de Londres à Athènes et de Paris à Berlin, ne nous donne à voir que du pittoresque rabâché. Au moins, le jeune Dashiell Stiller aura fait un beau voyage. Pas nous…

— Bien sûr, avec de telles critiques, l’album ne s’est pas vendu. Je me suis aperçu que mon père ne paraissait pas mécontent de cet échec. Un temps, je me suis même demandé si… Je ne sais pas. En tout cas, j’ai abandonné l’idée de faire carrière dans la photographie.

— C’était peut-être un peu tôt pour abandonner, vous ne croyez pas ? Un échec, et surtout un premier échec, ça ne porte pas forcément à conséquence pour un artiste. Vous n’avez jamais réessayé ?

— Non, j’étais complètement découragé. Et puis au fond, je me demande si j’y tenais vraiment, à faire de la photo mon métier.

Voilà qu’il repartait dans les confidences geignardes. Il décida de faire plus attention.

— Toujours est-il que j’ai passé mon diplôme de Columbia, continua-t-il.

— Et, le lendemain, vous êtes entré comme vice-président à la Stiller Inc. !

— Vous vous moquez de moi, Antoine. En fait, j’ai refusé fermement d’entrer à la direction financière au siège, même comme sous-assistant d’un sous-directeur. J’ai exigé de passer d’abord en usine pendant un an ou deux. La première usine du groupe, c’était Pittsburgh. Ça me convenait très bien. Je ne sais pas si ma tendance révolutionnaire refaisait surface ou si je cherchais à me punir de mon échec, mais ouvrier à Pittsburgh, pour moi, c’était parfait. Mon père a accepté à condition que je me fasse embaucher sous un autre nom que le mien. Je crois même qu’un instant, il a éprouvé un peu d’admiration pour moi… refuser la facilité, accepter d’être ouvrier… Mais ça n’a pas duré…

« Et voilà, c’est reparti, se disait Stiller, je ne peux pas m’en empêcher… » Et il continuait.

— Pittsburgh, c’était parfait parce que, comme plus tard au camp de Toccoa, je n’avais pas à réfléchir, le contremaitre le faisait pour moi. La vie d’un ouvrier n’était pas facile à l’époque, mais ça allait. J’avais des copains, ils ne demandaient pas d’où je venais, ni pourquoi je n’étais pas tout à fait comme eux, avec ma façon de parler, de manger, de boire. Ils m’acceptaient sans poser de question. Très vite, ils ont commencé à m’inviter à des fêtes, des mariages, à la chasse même, une fois ou deux. J’y allais. Je n’étais jamais tout à fait à l’aise, parce que ça me gênait de leur cacher que j’étais le fils du patron. Ils essayaient de me présenter des filles, des filles de l’usine ou des employées de chez Safeway. Elles étaient plutôt gentilles en général et, de fille en fille, j’ai fini par en épouser une. Elle s’appelait Meg. Je ne sais pas vraiment pourquoi nous nous sommes mariés… pour changer, pour voir, pour faire quelque chose de nouveau, pour la fête… je ne sais pas. On a divorcé au bout d’un an. Elle avait rencontré un type de passage ; elle voulait partir avec lui au Canada. Ça s’est fait à l’amiable, sans disputes, sans problème. Je crois même qu’après, quand je l’ai accompagnée à la gare, je me suis senti soulagé.

J’ai encore tenu le coup pendant un an, et puis j’en ai eu assez de la comédie que je devais jouer tous les jours devant les copains. J’ai téléphoné à mon père pour lui dire que je rentrais à New-York et j’ai quitté Pittsburgh sans rien dire à personne.

J’ai été embauché au siège, sous mon vrai nom cette fois-ci, au service comptable. On m’y a accueilli avec empressement. Tout le monde savait très bien qui j’étais et que je n’y resterai pas longtemps. Je suis passé à la Direction financière six mois plus tard et, le 1er décembre 41, une semaine avant Pearl Harbor, j’ai été nommé Directeur Fiscal et Financier. Brillante carrière, n’est-ce pas, Antoine ?

— Effectivement, Dashiell, mais ne soyez pas amer. Vous aviez les diplômes pour ça, non ? Et puis, je suis sûr qu’on ne vous aurait pas donné ce poste si vous n’aviez pas été capable de le tenir.

— Peut-être… ça m’est difficile de juger. D’ailleurs, on ne le saura jamais, parce qu’en août, je me suis engagé dans l’infanterie parachutée. La suite, vous la connaissez…

Antoine craignant que Dashiell ne s’arrête là, il voulut le relancer dans une nouvelle direction.

— Vous m’avez dit hier soir que vous ne saviez pas ce que vous alliez faire après la guerre. Vous n’allez pas retourner dans votre beau bureau de Directeur Fiscal et Financier ? Ça m’a impressionné, ça, vous savez…

— Je ne crois pas, Antoine… je ne crois pas. L’idée de reprendre ce boulot m’effraie. C’est un boulot intéressant, c’est certain, mais c’est froid, sans risque, tout tracé, trop payé… après tout ce que j’ai vu, la souffrance, la mort, la lâcheté, le courage, l’amitié, la camaraderie… passer le reste de mes jours à calculer des rentabilités ou à chercher les meilleurs moyens d’éviter le fisc, ça me parait impossible…

— Écoutez, mon vieux. Je vais vous donner un conseil. Je ne suis surement pas le mieux placé pour ça : je ne vous connais que depuis vingt-quatre heures, je ne sais pas grand-chose de votre pays et rien de votre métier actuel. Mais ce que je sais de façon certaine, c’est qu’après la guerre, la vie ne pourra plus être la même qu’avant. Tout va changer, ici comme en Amérique ! Il y a tellement de gens qui vont devoir repartir de zéro… Dans quelques mois, il y aura des opportunités formidables, vous allez voir ça ! Ce que je sais aussi, c’est que, dans tout ce que vous m’avez raconté, une seule chose m’a semblé vous intéresser, c’est la photographie. Vous avez peut-être manqué de persévérance, de confiance en vous, mais visiblement vous aimiez ça. Maintenant, je me souviens de votre enthousiasme quand nous avions discuté après votre photo sur le Boulevard Saint-Michel : vous aimiez la photo, mon cher !  Vous aviez l’air d’être fait pour ça ! Alors foncez, Dashiell, allez-y ! Ne reprenez pas ce boulot qui vous ennuie, et tant pis pour votre père. C’est votre vie, pas celle de votre père ! La sienne est faite, quelle qu’elle soit. Quittez New-York ! Allez faire de la photo chez les indiens d’Arizona ou les esquimaux du Groenland ! Partez en Afrique tirer le portrait des Zoulous ou à Paris photographier les jolies filles… Croyez-moi, mon vieux. Faites ce que vous avez envie de faire… Vous avez à peine trente ans, vous avez survécu à la guerre, vous avez de la chance, mais méfiez-vous, la vie est brève… Croyez-moi, Dashiell, allez-y !

Dashiell restait silencieux, les yeux fixés sur son bol de café.

— Excusez-moi, Dashiell, lui dit Antoine, je me suis emballé, je n’aurais pas dû… Après tout, ce n’est pas…

Mais Dashiell l’interrompt :

— Non, non… Vous avez raison, ça ne peut pas continuer comme ça… Il faut que… Mais, la photo… je ne sais pas…

— Eh bien, trouvez autre chose… le cinéma… la peinture… l’écriture… Tenez ! Vous êtes sensible, vous venez de vivre des instants incroyables… trouvez un style, un point de vue et racontez votre guerre, l’entrainement, les premiers sauts, la Normandie, les hommes sous vos ordres, les Ardennes, tout ça… ou alors racontez votre tour de l’Europe… pourquoi pas ? Un roman d’apprentissage, c’est formidable pour commencer !

Dashiell réfléchit encore, puis il se met à penser à haute voix :

— Mon tour d’Europe, oui, pourquoi pas ?… les gens rencontrés, les villes… la petite Molly à Londres… la montée du nazisme à Berlin… l’Opéra de Vienne… et Rome, Oui, Rome… je pourrais peut-être faire ça…

— Bien sûr que vous pourriez faire ça. Écoutez, mon vieux, quand la guerre sera finie, venez à Paris. Tous les américains qui veulent écrire viennent à Paris. Vous pourriez habiter chez moi, en plein cœur de Saint-Germain des Prés. Il n’y a pas de meilleur endroit pour écrire, vous verrez.

— Vous croyez vraiment que…

— Puisque je vous dis que je vous invite. Ça ne manque pas de place chez nous, rue de l’Université. On vous trouvera bien une petite chambre sous les toits… comme ça, vous serez vraiment dans l’ambiance ! Rien de tel qu’une mansarde à Saint Germain des prés pour avoir du génie. Allez, promettez-moi que vous viendrez !

— Franchement, Antoine, je ne sais pas… C’est une sacrée décision, vous savez ? Changer de métier, surtout pour celui d’écrivain, changer de pays, quitter sa famille, même si… enfin… vous avez sans doute raison… tout va changer, il faut que tout change, et moi aussi, je dois changer… c’est tentant, Antoine, très tentant… mais il faut que j’y réfléchisse encore un peu… en tout cas, votre proposition me touche énormément….

— Allez ! N’hésitez plus, Dashiell ! Acceptez ! Et puis, j’ai très envie de vous faire visiter mon Paris, et puis aussi, pourquoi pas, Vauvenargues… Et surtout, vous rencontrerez Isabelle. Vous verrez, c’est une femme extraordinaire, jeune, belle, cultivée, passionnée, drôle…

Antoine se tait un instant, puis il reprend :

— Isabelle… Je lui ai fait vivre des moments difficiles ces dernières années. Vous vous rendez-compte qu’après deux ans de camp de prisonniers, je lui ai fait vivre encore deux autres années terribles…  elle m’a soigné, aidé, aimé pendant toute cette horrible période où j’étais désespéré. Et moi, je suis parti !… sans rien lui dire… juste une lamentable lettre d’adieu… je l’ai laissée sans nouvelle depuis tout ce temps… pas une lettre, pas un message, rien… Lorsque je suis parti dans le maquis et ensuite dans la 1ère Armée, j’étais absolument certain de mourir. D’ailleurs, je crois que par moment, c’est bien ce que je cherchais. Mais maintenant, j’ai compris. C’est fini tout ça ! Dans un mois, dans trois mois, la guerre sera terminée. J’irai la retrouver. Elle comprendra, elle a déjà compris, j’en suis sûr, et elle me pardonnera. Nous allons vivre ensemble… à Paris… à Vauvenargues… où elle voudra… Je travaillerai, je serai prof ou banquier… ou écrivain, n’importe quoi qui me permette de rester près d’elle. On aura un enfant, deux enfants, trois enfants, je ne sais pas, mais on va être heureux. Nous allons vivre… tous les deux… enfin !

Antoine s’était levé de sa chaise, et ses dernières phrases, il les avait dites en marchant de la table à la fenêtre, de la fenêtre au canapé, du canapé à la table. Exalté, il ne parlait plus à Dashiell, il s’adressait au monde. Comme il s’était tu depuis quelques secondes, Dashiell lui demanda :

—Mais Isabelle, est-ce qu’elle sait tout ça ? Vous me dites qu’elle n’a eu aucune nouvelle de vous depuis des mois, depuis votre lettre d’adieu. Tout ce qu’elle sait c’est que vous l’avez quittée froidement, pour toujours. Vous devriez peut-être lui écrire, lui dire que vous êtes vivant, que vous allez revenir et que vous voulez vivre avec elle…

— Vous avez raison, je vais le faire… bientôt. Mais la guerre n’est pas tout à fait finie…, j’aimerais mieux… vous comprenez… j’aimerais mieux attendre d’être sûr… mais je vais le faire… bientôt…

— Le plus tôt sera le mieux, Antoine. Le plus tôt sera le mieux…

*

La Jeep qui amenait Dashiell de Berchtesgaden l’a déposé sur le tarmac de l’aéroport de Salzbourg et quelques minutes plus tard, le C47 a décollé. Il n’y a que cinq passagers dans l’avion, Dashiell et quatre officiers supérieurs, des colonels. Il les a salués au pied de l’appareil et ils lui ont rendu son salut négligemment, presque amicalement. Apparemment, ils ne connaissent pas la raison de la présence de ce simple lieutenant dans leur avion. Ils se sont installés aux quatre sièges qui se font face autour de la petite table de travail vissée dans le plancher. Avant le décollage, le commandant de bord, un capitaine, a descendu l’allée centrale pour venir les saluer et échanger quelques mots. Il y a eu des rires. Sur une dernière plaisanterie, le capitaine est remonté au poste de pilotage pour lancer les deux moteurs l’un après l’autre. Le bruit a enflé, la carlingue a vibré puis, les freins enfin lâchés, l’appareil s’est lancé sur le tarmac pour atteindre à pleine vitesse le début de la piste dans un large virage et décoller dès les premiers mètres de la ligne droite. Les colonels ont applaudi en riant.

Dashiell, tourné sur son siège tout au fond de l’appareil, regarde Salzbourg disparaitre derrière l’empennage. Dans l’avion, le bruit est terrible. L’appareil balance ses ailes et secoue un peu sa carlingue en traversant la première couche de nuages. Maintenant, il est en plein soleil. Le bruit diminue et l’avion semble ralentir. Tout se calme. Il fait froid. Dashiell s’enfonce dans son blouson et ferme les yeux. Il est fatigué. La nuit dernière, après avoir lu le rapport Bronski, il lui a été impossible de s’endormir. Alors, il somnole tandis que les quatre officiers parlent fort pour couvrir le bruit des moteurs. Parfois, dans une demi-conscience, il comprend des bribes de phrases…

« … jamais on aurait dû leur laisser prendre Berlin… il n’y a plus de Wehrmacht…  maintenant, c’est les Russes qu’on a en face… »

Ce sont les quatre colonels qui continuent de régler le sort de la guerre à l’avant du C47.

Dashiell regarde le paysage défiler sous l’aile.  Les routes désertes, les villages intacts, les champs découpés par les bocages et les rivières scintillantes, les forêts profondes trouées de sombres étangs, tout ce calme oublié, tout cela le fascine. Ici, la guerre n’a pas laissé de trace ; le temps les a peut-être effacées. Mais le paysage change, les routes deviennent plus larges, plus nombreuses, on y voit rouler des camions, il y a des voies ferrées qui se coupent, se rejoignent, se regroupent, éclatent, traversent des gares, pénètrent dans des tunnels, ressortent d’entrepôts ; un semi de cratères apparait, on dirait une photo de la Lune, et puis un bâtiment effondré, un autre incendié, un train entier couché sur le côté, noirci, disloqué, et maintenant la ville, parsemée de collines de décombres, la cathédrale intacte, la Grand-Place détruite… Est-ce que c’est une ville allemande ou une ville française ? Ou belge peut-être. Comment savoir ?

« … Berlin, foncer… fallait foncer, mais voilà, les politiciens…  vous savez qu’on a coulé le Yamato ?… c’est bientôt fini, là-bas… »

Dans une heure ou deux, l’avion se posera à Londres, mais à présent, où est-il ? Est-ce qu’il vole au-dessus d’un pays vainqueur ou d’un pays vaincu. Vu de haut comme cela, sans repère, il n’y a pas de moyen de le savoir. D’où qu’elles viennent, où qu’elles tombent, les bombes font les mêmes dégâts…

« …partons à Singapour demain soir et de là aux Philippines pour rejoindre Macarthur…. se rendront jamais… j’aimerais être à votre place, Bill… faudra aller jusqu’au bout, jusqu’à Tokyo, vous verrez… »

Le C47 s’est posé sur l’aérodrome de Gatwick. Plus près de la porte de l’appareil, Dashiell est descendu le premier. Il sera bientôt six heures du soir, la lumière est pauvre et il tombe une pluie fine. Les quatre officiers colonels descendent à leur tour en continuant à discuter. Dashiell s’éloigne un peu, mais il entend :

« … pas un mois que Roosevelt est mort et déjà… vous lui faites confiance, vous ? … Truman ? Connais pas ! … »

Dans la pénombre naissante, deux phares apparaissent. Ils se reflètent sur le tarmac mouillé et zigzaguent entre les silhouettes des avions au parking. C’est un bus militaire. Un sous-officier en descend et salue les colonels. Il a pour ordre de les amener immédiatement au QG des forces alliées, à Camp Griffis.  Le bus s’éloigne avec les officiers à bord tandis que Dashiell reste planté là, sous la pluie, ne sachant que faire. D’autres phares : c’est une jeep bâchée. Elle vient chercher les deux pilotes. Au moment où elle va repartir, le commandant du C47 lance à Dashiell :

— Alors, Lieutenant ? Vous n’allez quand même pas rester là tout seul, sous cette pluie. Allez, montez ! Vous allez où ?

— Merci, Sir. Je ne sais pas, je n’ai pas mes ordres…au bureau des affaires militaires, je suppose.

— Alors on vous dépose à l’aérogare. C’est surement là. Nous, on va faire la fête à Londres. On vous emmène si vous voulez ! Non ? Allez ! La guerre est finie, vous savez ? Ça se fête, bon sang !

— Merci, mais non. Je dois rentrer à New York. Il y a surement un ordre qui m’attend au bureau.

— Vous rentrez à la maison ? Déjà ? Dites-donc, Lieutenant, vous êtes un sacré veinard !

— Oui, Sir. Un sacré veinard…

Dans l’aérogare, le bureau des affaires militaires US partageait le local de la Pan Am. Une jeune femme sergent des WAC lui remit une enveloppe scellée à son nom. Elle contenait un ordre de transport qui précisait son itinéraire : il devait prendre le vol Pan Am du lendemain pour New York, puis le surlendemain un vol de New York à Atlanta où un transport militaire le prendrait pour le conduire à Toccoa. Dashiell se dit qu’il n’aurait pas le temps de passer voir sa famille à Manhattan. De toute façon, il n’en avait pas envie.

La jeune WAC lui dit que son avion décollait le lendemain, 9 mai, à 1015, qu’il ferait escale à Shannon puis à Gander pour se poser le surlendemain à 1715 à LaGuardia. Elle ajouta qu’il allait voyager avec le tout dernier Lockheed-Constellation, un superbe appareil civil qui ne mettait pas dix heures à traverser l’Atlantique.

— En plus, l’avion sera presque vide, ajouta-t-elle. Vous en avez de la chance, Lieutenant !

— C’est vrai. Je suis un sacré veinard…

— Pour cette nuit, si vous voulez, il y a un logement pour les officiers de passage. Vous avez aussi un bon hôtel à un demi mile de l’aérogare…

— Merci, sergent. Je crois que je vais rester là. Je trouverai bien un endroit pour m’allonger.

La WAC s’était trompée : l’avion était presque plein. Entré le premier, Dashiell avait choisi sa place, tout au fond, une place où il était certain d’être tranquille. Mais au dernier moment, une cinquantaine de personnels techniques de l’Air Force avait embarqué à bord du Constellation. Se connaissant tous, joyeux et bruyants, ils partaient à Burbank pour un séminaire de formation à la maintenance des nouveaux Lockheed livrés à l’armée. Pour la plupart, ils étaient en Angleterre depuis deux ans et ils étaient heureux de rentrer au pays, même si ce n’était que pour quelques semaines. Le vol entre Gatwick et Shannon se fit dans un brouhaha continu. A l’arrière, le siège de Dashiell était continuellement secoué par les turbulences. Fatigué par une mauvaise nuit sur une banquette de l’aérogare, abruti par le bruit des moteurs, agacé par l’exubérance des personnels de l’Air Force, Dashiell n’arrivait pas à s’endormir, toujours agité par le souvenir des lacets du Kehlstein et, quand il parvenait à s’endormir, toujours réveillé par des éclats de rire.

L’atterrissage à Shannon se fit dans la joie et les applaudissements. Pendant les deux heures d’attente, Dashiell décida de s’offrir une trêve. Il se rendit au bar où il acheta une bouteille de whisky irlandais — après tout, c’était le produit local — et un grand pot de pop-corn qu’il fit abondamment saler, puis il alla s’allonger par terre le long d’un mur, la nuque appuyée contre son sac. Là, il se mit à boire au goulot, lentement, régulièrement. Le whisky l’écœurait un peu, mais le sel du pop-corn lui redonnait le goût de boire. Au moment où on les appelait pour remonter dans l’appareil, il n’avait bu qu’un tiers de la bouteille. Il n’était que légèrement ivre, de sorte qu’il put rejoindre l’avion et traverser la cabine jusqu’à sa place sans trop se faire remarquer.

Le Constellation décolla dans la nuit et Dashiell s’endormit dès que la baisse de régime des quatre moteurs annonça que l’on avait atteint l’altitude de croisière.

Il était nu dans un amphithéâtre de son université en train d’assister, angoissé, à un cours de philosophie auquel il ne comprenait strictement rien quand il tomba de son banc en poussant un petit cri.

— Tout va bien, Lieutenant, c’est juste une petite turbulence. Mais nous allons traverser un orage… il vaudrait mieux vous rasseoir et attacher votre ceinture.

— Euh… comment ? Oui, oui… d’accord, d’accord, excusez-moi, je m’assieds.

Dashiell se redressa sur son siège, cligna trois fois des paupières et regarda la femme qui se penchait sur lui. Elle était jeune et blonde. Ses cheveux courts et raides encadraient un joli visage qui lui souriait, l’air amusé. Elle portait l’uniforme de l’Air Force. Sur son épaule, on pouvait voir son grade de Sergent Technique et, sur sa pochette de poitrine, son nom, Powers. Il avait mal à la tête, mal au cœur ; il se sentait misérable.

— Qu’est-ce que vous voulez, Powers ?

— Mais rien, Lieutenant, rien du tout. Je voulais juste éviter que vous ne sautiez au plafond à la prochaine turbulence… Vous savez, je vous ai vu tout à l’heure à Shannon… vous n’aviez pas l’air dans votre assiette, alors je voulais savoir si vous alliez bien, si vous n’alliez pas être malade avec toutes ces secousses… c’est tout… tenez, je vous ai apporté un verre d’eau… mais si vous préférez un café, je peux aller…

— Merci, mademoiselle, vous êtes très gentille… Mademoiselle…?

— Lucy

— Écoutez, Lucy… pardonnez-moi si j’ai été désagréable. J’étais tellement loin quand vous m’avez réveillé…

— Je sais, il y a des hommes qui sont comme ça au réveil. Il vaut mieux ne rien leur demander… A propos, vous dormez la bouche ouverte.

— Je suis désolé… c’est ridicule !

— Pas du tout, c’est touchant chez un homme. Ça le rend comme un enfant… enfin ça, ça dépend de l’homme… Vous, vous aviez l’air d’un enfant. Houps ! Une nouvelle secousse ! Vous permettez que je m’asseye ?

Sans attendre sa réponse, Lucy s’est assise à côté de Dashiell. Elle a attaché sa ceinture et, très vite, elle a commencé à raconter sa vie. Lucy Powers avait vingt-neuf  ans, elle était née à Providence dans le Rhode Island ; elle y serait probablement restée toute sa vie, mais, trois ans plus tôt, elle avait décidé de changer d’existence : elle avait divorcé et s’était engagée dans l’US Air Force ; elle avait suivi une formation accélérée pour devenir technicienne spécialiste des trains d’atterrissage ; affectée à la maintenance des bombardiers américains basés en Angleterre, elle avait passé à Londres une année formidable ; le travail en équipe, la sensation de participer à un gigantesque projet, les liaisons amoureuses éphémères, les sorties en bandes dans cette ville bouillonnante, les nuits d’alertes passées à danser, chanter et flirter dans les tunnels du métro, toutes ces choses excitantes qu’elle n’aurait jamais connues si elle était restée à Providence avec Don, son ex-mari. Elle avait découvert ce que pouvait donner à une femme le célibat, l’indépendance et l’éloignement : la liberté. Elle considérait comme la chance de sa vie de s’être trouvée à Londres au moment où la guerre basculait et de pouvoir y vivre cette période extraordinaire d’enthousiasme et de fébrilité.

Maintenant, elle rentrait aux USA pour une période de formation chez Lockheed en Californie, mais elle comptait bien retourner à Londres dès que possible, et même s’y établir définitivement quand la guerre serait finie.

Pendant qu’elle parlait, les lumières intérieures de l’avion s’était éteintes et les conversations des passagers avaient fini par cesser. Chacun tentait de trouver une position moins inconfortable pour dormir un peu car il restait encore six ou sept heures de vol avant de se poser à Terre-Neuve.

— À votre tour, Lieutenant. Racontez-moi un peu votre guerre, ce que vous faites dans cet avion, d’où vous êtes, où vous allez, toute cette sorte de choses…

—…

— À moins que vous ne préfériez ne pas parler, ou même que je me taise… ou mieux, que je m’en aille…

— Pardonnez-moi, Lucy. Je n’ai pas envie de parler. Mais vous pouvez rester… s’il vous plaît…

A partir de cet instant, Lucy ne prononça plus une parole. Elle demeura un moment immobile, comme si elle réfléchissait à ce que cet homme venait de lui dire, et puis elle s’installa plus confortablement. Sur l’accoudoir, son avant-bras touchait celui de Dashiell. Dans la lueur bleutée des veilleuses, il vit que ses manches étaient relevées. Il s’agita sur son siège, et sa main toucha la peau du poignet dénudé de Lucy. Il se demanda instantanément si c’était involontaire ou s’il avait cherché ce contact. Elle ne parut pas se poser la question et, lentement, elle déboucla sa ceinture de sécurité, se pencha en avant et, se tournant vers Dashiell, elle posa délicatement ses lèvres sur sa bouche. Dashiell ne bougeait pas. Le baiser était frais, doux et tendre. Un petit bout de langue vint frôler délicatement ses lèvres. Il fut secoué d’un petit sanglot, et d’un coup, les muscles de ses épaules, de son ventre et de ses cuisses se relâchèrent. La tension accumulée depuis tant de jours s’évanouit tandis qu’il rendait son baiser à la jeune femme.

Quelques secondes plus tard, elle se recula légèrement et chuchota à l’oreille de Dashiell :

— Ne bougez pas, je reviens…

Dashiell s’enfonça dans son siège, allongeant les jambes le plus qu’il pouvait et poussa un soupir involontaire de bien-être en fermant les yeux. Qui était cette jeune femme, douce et tiède ? Que voulait-elle ? Jamais, une femme ne l’avait abordé de cette façon, un mélange d’audace, de naturel et de légèreté. Un mélange bien agréable, pensait-il. Pendant quelques instants, il n’avait pensé à rien d’autre qu’aux sensations qui montaient en lui, abandon, oubli, désir… Pendant leur long baiser, Lucy s’était contentée de lui caresser chastement la nuque tandis qu’il passait son bras autour de sa taille. Ni l’un ni l’autre n’avait ébauché de geste plus intime, plus osé. Il avait aimé cette réserve. Elle lui rappelait leurs timidités d’adolescents quand il retrouvait Patricia dans les dunes de Glen Cove.

Tout d’un coup, les phares de la Jeep réapparurent. Il se força à rouvrir grand les yeux pour chasser cette vision.

De sa place, tout au fond de l’avion, il pouvait voir l’enfilade des sièges jusqu’à la porte du poste de pilotage. Ils n’étaient occupés que sur les dix ou douze premières rangées. A trois rangs devant lui, dans la pénombre de la cabine, il pouvait voir la silhouette de Lucy, debout dans le couloir. Dashiell pensa qu’elle cherchait quelque chose dans le coffre à bagage, mais tout à coup le coffre s’abattît sans bruit à l’horizontale. Lucy s’agita encore quelques instants devant le coffre, puis elle rejoignit Dashiell et lui prit la main. Elle lui dit simplement :

— Venez…

Il obéit, la rejoignit dans le couloir et la suivit jusqu’au coffre resté ouvert. C’était en fait une couchette, semblable à celles que l’on trouve dans les wagons-lits. Lucy y monta avec souplesse et lui tendit la main pour qu’il la rejoigne. Quand ce fut fait, elle tira lentement un petit rideau sur glissières qui isola entièrement la couchette.

— On m’avait bien dit que dans ces nouveaux Constellations, il y avait des versions avec couchettes à l’arrière, mais je n’aurais jamais cru qu’elles puissent être aussi larges. C’est confortable, non ? Personne ne nous a vu, et personne ne peux nous voir…

— Mais, Lucy…

— Maintenant, taisez-vous, Lieutenant. Vous avez bien assez parlé…

Et elle l’embrassa à nouveau.

Quelques heures plus tard, Lucy commença à s’agiter sur la couchette, réveillant Dashiell. La jeune femme était en train de se contorsionner pour enfiler son pantalon de treillis.

— Dash, réveillez-vous. On se pose dans une heure à Terre-Neuve. Le pilote vient de l’annoncer. Il va falloir se lever et replier la couchette. Mais je vais d’abord passer aux toilettes, dit-elle en écartant un peu le rideau après lui avoir posé un baiser sur la joue.

Par le rideau entr’ouvert, Dashiell pouvait voir la file d’attente qui s’était formée devant les toilettes.

— Mais il y a plein de monde ! On va nous voir ! chuchota Dashiell, affolé.

— Et alors ? Vous avez honte ? Pas moi…

Ce reproche implicite lui fit monter le rouge aux joues.

— Non, mais… Non, bien sûr, lui répondit-il avec ce qui pouvait être le plus proche d’un sourire d’excuse pour son étroitesse d’esprit.

— Alors, tout va bien, dit Lucy et elle sauta dans l’allée centrale.

Dashiell referma le rideau et entreprit de se rhabiller lui aussi. Quand elle repassa devant la couchette, dix minutes plus tard, Lucy glissa sa main derrière le rideau pour un petit salut à Dashiell et continua dans le couloir jusqu’à rejoindre sa place vers l’avant.

Après l’atterrissage à Gander, les passagers se dispersèrent dans l’aérogare, à la recherche d’un café ou d’un endroit pour s’étendre. Dashiell cherchait Lucy des yeux, mais il ne la trouvait pas. Le self-service venait d’ouvrir pour accueillir les passagers du vol de Londres. Il y trouva une table libre. Il commanda des œufs frits, du pain perdu et du café et, tout en regardant les gouttes de pluie glisser le long de la vitrine qui donnait sur le tarmac, il se mit à penser à sa nuit. Elle avait été douce et tendre, lente et silencieuse. Entre deux élans, il avait posé sa tête sur le ventre de la femme et l’avait laissée ainsi longtemps, parfaitement éveillé, se laissant pénétrer de cette paix, de ce parfum qui baignaient le petit espace clos de la couchette. Il n’avait plus peur, il ne pensait plus à rien d’autre qu’au corps de Lucy, ferme et tendre à la fois, et au sien, parfaitement détendu, comme jamais auparavant il ne l’avait senti. Et puis, il s’endormait, profondément, sans rêve, pour se réveiller sous une nouvelle caresse de Lucy.

Il finit par l’apercevoir, riant au lieu d’un groupe de femmes de l’Air Force. Elle le vit, mais ne fit aucun geste pour le rejoindre ni même aucun signe de reconnaissance.

Quand ils embarquèrent à nouveau à bord du Constellation, Dashiell s’installa à sa place d’origine, à l’arrière de l’appareil, espérant que Lucy viendrait le rejoindre. Mais de nouveaux passagers étaient montés à bord et l’un d’entre eux vint s’asseoir à côté de Dashiell. Quand il vit Lucy passer à sa hauteur dans le couloir, il alla la rejoindre à l’arrière

— Bonjour, Lucy.

Elle fumait, debout entre les deux rangées de fauteuils. Elle regardait distraitement à l’extérieur par le hublot de la portière. Dashiell, surpris par l’indifférence de son accueil, ne savait pas quoi dire. Tout ce qu’il put trouver c’est : « vous avez bien dormi? »

— Pas mal, merci, répondit-elle en tordant un peu la bouche pour ne pas lui souffler la fumée au visage.

Surpris par la brièveté de la réponse, Dashiell était décontenancé. Il continua, se forçant à la nonchalance :

— Moi, j’ai dormi comme une buche. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps !

Comme Lucy ne répondait pas, Dashiell poursuivit :

—Dites… En principe, je pars pour Atlanta demain matin, mais si vous voulez, je dois pouvoir repousser ça d’un jour ou deux. Ça vous dirait de passer un peu de temps à New York avec moi?

— Pourquoi pas ? répondit Lucy d’un air absent que Stiller ne remarqua pas.

— Je pourrais vous faire visiter la ville. Je suis de là-bas, vous savez.

— D’accord, Dashiell, ça sera avec plaisir. Mais là, il faut que je retourne à ma place. On va bientôt se poser. On en reparle quand on sera à LaGuardia.

— Parfait ! A tout à l’heure, Lucy.

*

Le Constellation s’est posé une heure plus tard. Les passagers sont descendus par la porte avant dans le brouhaha des rires et la bousculade des manteaux et des bagages à main. Dashiell a vu disparaître la silhouette de Lucy dans l’embrasure. Puis il s’est levé à son tour pour sortir sur le tarmac. Il a suivi la ligne ondulante des voyageurs jusqu’au contrôle des passeports. Il a patienté dans la file d’attente en se haussant de temps en temps sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir Lucy. Il a montré sa carte d’officier et son ordre de mission au M.P. de service. Il a parcouru le grand hall à pas vifs, de la salle des bagages à la sortie vers les autobus, du guichet des correspondances à la porte des taxis, du comptoir des informations au bureau de l’immigration, mais il n’a pas vu Lucy. La dernière image qu’il garderait d’elle, ce serait cette souple silhouette de trois quarts franchissant la porte de l’avion.

Déçu, décontenancé, il a passé le reste de la journée à tourner dans l’aérogare et à se demander quel était le sens de cette aventure. En montant dans le bimoteur de la Pan Am pour Atlanta, il y avait renoncé. Il avait décidé que le souvenir qu’il garderait de ce qui, pour lui, deviendrait pour toujours la « nuit du Constellation », ce serait le baiser léger et joyeux que cette jolie fille indépendante avait posé sur sa joue avant de sauter à bas de la couchette.

*

Pour Dashiell, l’année qui suivit passa dans l’ennui, l’alcool et le souvenir du cauchemar de la piste du Kehlstein. À Toccoa, tous les officiers étaient au courant des raisons de son rapatriement précipité des zones de combat. Quelques-uns n’y attachaient aucune d’importance — après tout, les deux victimes n’étaient pas américaines et c’était l’essentiel — mais d’autres firent de lui l’objet de leur mépris. Dashiell remarquait que les plus agressifs à son égard étaient souvent ceux qui n’avaient pas été au front. Il se moquait bien de leurs allusions et de leurs perfidies. Il n’avait pas besoin de ces imbéciles pour revoir chaque nuit la Jeep d’Antoine sauter dans le vide. Alors, le soir, au lieu d’aller au mess où d’ailleurs personne ne lui aurait adressé la parole, il s’enfermait dans sa chambre avec un carton de Coors qu’il finissait dans la nuit.

Son supérieur immédiat était le Major Bellows qui commandait le service chargé des travaux sur la base militaire. Il avait à sa disposition des équipes techniques abondantes et un parc de matériel moderne, mais il faisait volontiers appel à des entreprises extérieures pour effectuer les gros travaux. A l’arrivée de Dashiell, Bellows commença par lui confier les tâches administratives les plus stupides et les plus insignifiantes possibles, tandis qu’il se réservait les contacts avec les entreprises, la négociation des contrats et le suivi des travaux. Quand, après un mois, Dashiell demanda qu’on lui confie des tâches plus intéressantes, Bellows lui répondit :

— Écoutez, Stiller, je comprends bien que ce que je vous demande de faire n’est pas très intéressant pour un type comme vous. J’ai lu votre dossier, vous savez : fils de famille, Université de Columbia, ancien directeur financier de Stiller Inc., Bronze Star… Alors, bien sûr, cocher des inventaires, vous trouvez que ce n’est pas digne de vous. Eh bien, figurez-vous que je n’ai rien d’autre à vous donner.

— Est-ce que je ne pourrais pas superviser la construction de la zone Nord, par exemple, Sir, demanda timidement Stiller, sous votre contrôle bien entendu.

— Vous n’avez pas ce qu’il faut pour ça, Stiller. Vous n’êtes pas un homme de chantier, mon pauvre vieux… discuter avec les entrepreneurs, les mener à la baguette, ça demande de l’expérience. Ce n’est pas un boulot facile, vous savez !

— J’ai quand même commandé un peloton de parachutistes pendant dix-huit mois, Sir, dont dix en campagne en France, en Hollande, en Belgique et en Allemagne, Sir. Ce n’était pas un boulot facile non plus, vous savez !

— Écoutez, Stiller, s’énerva le Major, ne la ramenez pas avec votre passé de héros de guerre. On a vu ce qu’il a donné au Nid d’Aigle, votre commandement ! Alors, foutez-moi la paix ! Ou bien vous faites ce que je vous dis de faire, ou bien je confie tout ça au sergent Devereux. Il en sera très content. Vous, vous venez au camp le moins possible, et vous me laissez travailler tranquille. Ça vous va ?

Ça faisait déjà quelques temps que Dashiell l’avait compris : Bellows trafiquait avec les entreprises et l’arrivée d’un nouvel adjoint le gênait dans ses affaires. Que Bellows vole l’Oncle Sam, Dashiell s’en moquait bien. Il accepta l’offre du major en demandant :

— Quand puis-je faire passer vos instructions à Devereux, Sir ?

— Dès ce soir, Stiller, dès ce soir… Et que je vous voie le moins possible, compris ?

Le lendemain, Dashiell prit une chambre en ville et à partir de ce jour, il ne vint pratiquement plus au camp que pour prendre les quelques gardes que le service du camp lui imposait et se faire voir de temps en temps au mess des officiers. Il ne mit plus les pieds dans le service de Bellows et tout le monde en fut bien content.

Presque chaque matin, Dashiell prenait sa voiture et roulait vers le nord le long de la rivière Tallulah. Au bout d’une douzaine de miles, il tournait dans un chemin de terre qui suivait la berge jusqu’à un petit lac sombre au bord duquel il s’arrêtait. Là, quand il faisait beau, il s’asseyait en tailleur sur le capot de sa voiture et se mettait à écrire. Si le temps était à la pluie, il restait à l’intérieur à boire des bières et écouter du piano-jazz sur une station locale. Un jour, la musique s’interrompit et la radio annonça que la première bombe A venait d’exploser au-dessus du Japon, à Hiroshima.

Dashiell avait entrepris d’écrire sa guerre. Sans rien expliquer de sa situation familiale, de ses études ni de son métier, il avait entamé son récit de façon abrupte avec sa visite au centre de conscription de l’infanterie de Sutton Place à Manhattan.

Jeudi 20 aout 1942
Ce matin, comme d’habitude, quand je suis sorti du métro, j’ai pris la 57ème. Mais, arrivé devant mon bureau, j’ai continué à marcher vers l’Est. Je n’avais aucun but particulier, je voulais seulement ne pas aller au bureau aujourd’hui. Le bureau de recrutement était là, à l’angle de la 57ème et de la 1ère avenue. Installé dans un ancien garage, sa façade était décorée d’affiches patriotiques et de drapeaux américains. Je suis entré. Il y avait de longues tables bien alignées. Derrière elles, des hommes en uniforme remplissaient des papiers en écoutant des hommes en civil assis devant eux. Je me suis installé à une table en face de l’un des hommes en uniforme et j’ai répondu aux questions qu’il m’a posées. Vingt minutes plus tard, j’ai passé une visite médicale dans les anciens bureaux du garage et deux heures plus tard, j’étais devenu le Private Dashiell Stiller, matricule 1016-001-12343. Je devançais l’appel et j’avais signé pour cinq ans.
Samedi, je dois partir dans le nord de l’État pour passer je ne sais quels examens avant une première affectation.
J’ai passé le reste de la journée à marcher. Tout à l’heure, j’irai diner à Gramercy Park.

Vendredi 21 Aout 1942
Hier soir, j’ai annoncé ma décision à mes parents. Surprise, colère, désespoir, chantage, promesses, j’ai eu droit à tout, sauf à un assentiment. Quand ils m’ont demandé « pourquoi ? … », j’ai répondu que je m’ennuyais trop. Ils n’ont pas compris. Il va falloir…

Dashiell avait choisi la forme du journal car il pensait qu’elle était plus adaptée au style simple qu’il préférait ; il voulait utiliser des phrases courtes, factuelles ; « Aujourd’hui, j’ai fait ceci… Demain, toute la section doit grimper le Currahee avec le capitaine Sobel, une vraie vache celui-là… », pas de métaphore, peu d’images, mais fortes ; « Devant nous, la lisière du bois crépitait de petits éclairs mortels… »

Il trouvait que le texte avançait bien. Le soir, quand il relisait ce qu’il avait écrit dans la journée, il arrivait qu’il en soit fier. Mais, bientôt, le plaisir d’écrire s’atténua. Raconter au jour le jour les petites aventures des entrainements en Géorgie devenait fastidieux. Quel intérêt cela présentait-il pour lui ? Et quel intérêt cela présenterait-il pour un lecteur ? Un moment, il espéra que le récit du cantonnement en Angleterre puis celui de la Campagne de France deviendrait plus intéressant, ne serait-ce que pour lui-même. Mais aussitôt, une question angoissante vint le tourmenter: qu’écrirait-il quand il en serait à raconter la montée au Nid d’Aigle ? Que dirait-il de ce qui s’était réellement passé ? S’avouerait-il responsable de la mort des deux français ou bien trouverait-il une demi-vérité ambiguë ? Ou même un fieffé mensonge ?

Il n’eut pas à résoudre cette difficile question car il se lassa de l’écriture de son journal bien avant d’en arriver là. Un soir qu’il venait de relire tout ce qu’il avait écrit depuis deux mois, il réalisa subitement la vanité de son projet. Combien de soldats comme lui avaient entrepris d’écrire leur propre journal ? Combien parmi eux pensait en faire quelque chose de passionnant pour le public ? Combien croyaient que la description par le menu de leurs aventures, de leurs peurs, de leurs amitiés, de leur calvaire intéresserait encore les gens une fois la guerre terminée ? Combien ?… Combien sortiraient du lot des écrivains du dimanche ? Comment pourrait-il faire partie de ceux-là ? Les réponses à ces questions étaient évidentes, décourageantes…

Il écrivit de moins en moins et se mit à boire davantage. Il n’allait plus sur les bords de la Tallulah. D’ailleurs, il ne sortait pratiquement plus de sa chambre que pour aller acheter du bourbon et de la bière. Un soir, en rentrant du magasin d’alcools, il trouva deux M.P. devant sa porte. Deux jours plus tôt, il avait oublié de prendre sa garde pour le week-end et le colonel qui commandait le camp lui avait envoyé la police militaire. Il fut mis aux arrêts de rigueur et considéré comme déserteur.  Deux mois plus tard, il passa en cour martiale. Le Japon ayant capitulé un mois avant les faits qui lui étaient reprochés, les États-Unis n’étaient plus en guerre, ce qui lui valut d’échapper à l’accusation principale de désertion. Mais la justice militaire n’avait pas oublié l’affaire du Nid d’Aigle et en l’absence de contexte international délicat et d’alliés à ménager, elle le lui fit bien sentir : il fut cassé de son grade, chassé de l’armée pour cause d’indignité et, sans qu’on puisse la lui retirer, il ne reçut jamais sa Silver Star.

Dashiell n’accordait pas plus d’importance à ce déshonneur qu’il n’en avait attaché à ses décorations. Deux mois d’arrêts de rigueur lui avaient permis de se désintoxiquer et il ne buvait plus. Ils lui avaient aussi donné le temps de réfléchir à sa propre situation. Il sortait de l’armée sans projet, sans argent, sans même la possibilité donnée aux soldats démobilisés de reprendre des études aux frais de l’État. Il était fatigué et désabusé. Il avait compris qu’il n’était pas capable d’écrire le journal de sa guerre et pas davantage celui de son tour d’Europe, comme le lui avait suggéré Antoine au matin de cette nuit de discussion en Alsace.

Brusquement, après ces années de guerre, ces mois de désœuvrement, il eut une envie de famille, une envie de New York, une envie d’oubli. Il acheta un billet pour le Terminal Greyhound de Manhattan avec ses derniers dollars. Ses vêtements civils avaient été perdus et il n’avait plus le droit de porter l’uniforme. C’est donc vêtu d’un vieux treillis militaire de travail qu’il montât à bord du bus pour New York City, New York. C’est dans cette même tenue qu’il se présenta trente-six heures plus tard à Gramercy Park.

Depuis ce diner d’aout 1942 où il avait annoncé à ses parents qu’il avait signé pour cinq ans dans l’infanterie, Dashiell n’avait eu que de rares contact avec eux. Il s’était efforcé de leur écrire une lettre tous les deux ou trois mois. La première année, il n’avait reçu aucune réponse. Un matin, il s’était résolu à téléphoner. Il avait alors appris par le maître d’hôtel que Monsieur et Madame se portaient bien, qu’ils étaient sortis et qu’il ne manquerait pas d’informer Monsieur et Madame de l’appel de Monsieur Dashiell. Les deux parents sortis ? Un dimanche ? À neuf heures du matin? Dashiell n’y avait pas cru une seconde mais il en avait pris son parti. Ses parents ne voulaient pas lui parler ? Eh bien, tant pis. Il ne leur téléphonerait plus. Il cesserait même de leur écrire.

Pourtant, il leur avait envoyé une dernière lettre. C’était au début de mai 44. Dashiell était en Angleterre depuis des mois à l’entrainement dans la campagne au nord de Plymouth. Tout le monde parlait d’un débarquement prochain, quelque part en France, en Bretagne, en Normandie, sur les plages du Nord… on ne savait pas où, mais ce serait sûrement une opération gigantesque, risquée… on allait prendre pied sur le continent, on foncerait jusqu’à Berlin, on allait faire la peau aux Nazis et à leur Führer… mais sûrement beaucoup y resteraient, alors on écrivait à ses parents, à sa fiancée, à sa femme… on ne pouvait pas leur dire grand-chose… d’abord, on ne savait rien, et le reste était censuré… alors on leur disait de ne pas se faire de bile, qu’on allait bien, qu’on les aimait et qu’on allait revenir bientôt, avant Noël, c’était sûr.

C’est à peu près ce que Dashiell avais mis dans sa lettre. Il ne s’excusait en rien, n’exprimait aucun regret mais, sans même qu’il s’en rende compte, sa lettre était une demande de réconciliation.

C’est bien comme cela que ses parents la reçurent. Eux qui ne mentionnaient plus leur fils dans leurs conversations depuis plus d’un an, ils en

furent touchés jusqu’à l’âme. Ils répondirent dans une lettre qu’ils s’étaient mis à deux pour écrire. Elle était pleine d’affection inexprimée, de pardon implicite, d’espoir de retour et de tendresse mal dissimulée. Si Dashiell l’avait reçue, malgré le style glacé de son père à peine égayé par l’humour léger de sa mère, il aurait compris qu’à Gramercy Park, il était attendu avec espoir et impatience. Mais Dashiell ne reçut jamais cette lettre. Elle arriva au centre de tri des armées américaines en Angleterre le surlendemain du débarquement et se perdit dans l’agitation générale de ces jours incertains. Peut-être plus tard, dans cinq ans, dans vingt ans, parviendrait-elle à son destinataire après avoir traversé trois fois l’Europe, dormi dans un sac postal pendant deux ans dans un camp américain en Allemagne occupée, franchi l’Atlantique sur un cargo bourré de matériel militaire renvoyé au pays, s’être perdue encore dans le port de New York, et avoir poursuivi Dashiell et quelques-uns de ses  homonymes à travers les États Unis, pour le trouver finalement quelque part en Californie ou dans le New Hampshire. Peut-être, mais toujours est-il que, pour lui, lorsqu’il se présenta devant la porte de l’appartement 5A du 4 Gramercy Park West, ses parents n’avaient pas répondu à sa demande de paix, et il se demandait comment il serait reçu. Par fierté, il avait prévu de prétendre qu’il n’était venu que pour prendre quelques vêtements civils et les appareils photo qu’il n’avait pas pu emporter lors de son départ pour l’armée. Il ne les dérangerait pas longtemps, d’ailleurs, des amis l’attendaient à Columbia pour faire la fête. Mais les choses se passèrent différemment.

Lorsque Dashiell entra dans le salon, son père était debout près d’une fenêtre, un verre à la main, en discussion avec deux amis. Ceux-ci reconnurent Dashiell et comprirent la situation. Posant au passage leur verre sur le manteau de la cheminée, ils quittèrent la pièce en prétextant une obligation urgente. Madame Stiller entra alors à son tour dans le salon par la porte qui donnait sur les appartements. Elle se figea un instant puis s’avança à pas lents vers son fils. Lui demeurait immobile dans l’embrasure de la porte, tendu comme dans l’attente d’une gifle. Quand elle ne fut plus qu’à un pas de lui, sans prononcer une parole, sa mère s’arrêta et lui ouvrit les bras. Ce fut la première fois que Dashiell vit son père perdre sa contenance, secoué par une sorte de hoquet d’émotion. Dashiell s’avança et enlaça sa mère tandis que son père observait la scène, trop bouleversé pour se joindre à eux.

Dashiell resta à Gramercy jusqu’à Noël.

Deux mois, le temps pour lui d’avoir de longues conversations avec ses parents. Un soir qu’ils étaient tous les trois réunis au salon, son père lui dit combien il avait été choqué par son engagement dans l’armée et surtout par la raison qu’il en avait donné.

« Partir parce qu’on s’ennuie, ce n’est pas une explication valable, ça ! avait-il explosé ce fameux soir devant sa femme. C’est un caprice d’enfant. L’armée le fera grandir et il reviendra à la raison, tu verras ! »

Pour une fois, Mary Stiller s’était opposée à son mari : « Mais David, tu ne comprends donc pas ? Tu ne connais pas ton fils ? Tu ne sais pas que Dashiell n’exprime jamais de sentiment fort et qu’il est incapable de s’opposer, surtout à toi. Tu ne vois pas que quand il dit qu’il s’ennuie, c’est sa façon de dire qu’il est malheureux. Il n’est pas fait comme toi, David ! Tu aurais dû comprendre qu’il n’aime pas la vie que nous lui faisons mener et qu’il n’a pas envie de cet avenir tout tracé. Mais, maintenant, il est trop tard. Il s’en va. »

Si cette plaidoirie avait ébranlé David Stiller, elle ne l’avait pas convaincu et il avait laissé partir son fils sans même lui dire adieu. Pendant des mois, il avait refusé de répondre aux rares lettres de Dashiell et il avait interdit à sa femme de le faire. Ceci ne l’empêchait pas de prendre souvent des nouvelles des affectations de son fils par un ami bien placé à Washington. Tout d’abord rassuré de le savoir encore en Géorgie, il s’était laissé petit à petit envahir par l’inquiétude lorsqu’étaient arrivés dans la presse les récits des massacres de Guadalcanal et des premières dures batailles contre les Allemands en Afrique du Nord. Cette inquiétude se transforma en angoisse lorsqu’il apprit que le régiment de Dashiell était envoyé en Angleterre d’où devait sans doute partir la bataille finale contre le IIIème Reich. Les nuits d’insomnie devinrent pour lui de plus en plus fréquentes. Il les passait à retourner dans sa tête tout ce qu’il avait manqué avec Dashiell. Finalement, tout ce qu’il avait voulu, c’était se faire craindre et admirer par son fils, être pris comme modèle, comme lui-même l’avait fait de son propre père. Il avait refusé de voir que Dashiell était différent, qu’il était indécis et sensible. Il n’avait pas su établir de lien de confiance, il n’avait pas su le comprendre. Maintenant qu’ils s’étaient séparés fâchés, que Dashiell allait risquer sa vie tous les jours et que peut-être il ne le reverrait jamais, il regrettait toutes les occasions perdues, les jeux refusés, les questions laissées en suspens, les rires non partagés, les élans de tendresse bridés… Il se disait que si c’était à refaire… Il se jurait que si Dashiell… non !… que quand Dashiell reviendrait, il serait un autre père… Mon Dieu ! Qu’il revienne, qu’il revienne, qu’il revienne… et, presque honteux, il priait un Dieu que jusqu’alors il n’avait que si peu fréquenté.

— Et maintenant que tu es là, je tiendrai ma promesse, Dash, tu verras.

Dashiell n’avait jamais considéré son père comme un tyran. Il ne lui avait jamais reproché d’avoir tenté de lui imposer une vie dont il ne voulait pas. Son père était comme ça, voilà tout. Il n’y avait rien à faire, il n’y avait pas à se révolter ni même à protester, il fallait juste fuir. C’est ce qu’il avait fait. Mais à présent, c’était à Dashiell de se reprocher son manque de volonté, ses hésitations, ses velléités, pour ainsi dire ses caprices… La confession que son père, ce bloc de certitudes, venait de lui faire l’avait ému et surpris. Elle le poussait à se confier à son tour. Alors, il raconta sa rencontre avec Antoine… jusqu’au bout. À la fin du récit, son père demanda doucement :

— Tu crois que c’est toi, Dash ? Tu crois vraiment que c’est toi qui les as tués ?

La plupart du temps, Dashiell en avait la conviction. C’était ses balles ou celles de son sergent qui les avaient envoyés dans le ravin. Il était responsable, c’était ce qu’avait dit le rapport Bronski, et Bronski avait raison. La conclusion bidon de la commission d’enquête n’enlevait rien à sa responsabilité. D’ailleurs, elle ne trompait personne.

À d’autres moment, plus rares, il se mettait à croire à la thèse de l’accident. C’était le conducteur de la Jeep qui avait braqué vers le vide une seconde avant qu’il n’ouvre le feu. Bien sûr, il avait tiré, mais de toute façon, qu’il ait tiré ou pas, les deux hommes de la Jeep était condamnés. Cet arrangement que Dashiell faisait avec sa conscience lui procurait quelques heures de repos. Mais ça ne durait jamais bien longtemps et il retournait à ses cauchemars.

— Mais quoi qu’il en soit, que la Jeep se soit précipitée d’elle-même dans le ravin ou que ce soient tes balles qui l’y aient envoyée, tu ne dois pas te tenir pour responsable. C’était la guerre, bon sang ! Et c’était parfaitement justifié de s’attendre à ce que ce soient des Allemands qui descendent de ce Nid d’Aigle.

— Je sais… des amis me l’ont déjà dit, là-bas, à Berchtesgaden, mais…

— Mais rien du tout ! Il faut que tu tires un trait sur cette malheureuse histoire. Il est inévitable que tu vives désormais avec ce souvenir, mais pas avec ce remord. Tu n’as pas trente ans, Dash ! Avance !

— Mais est-ce que tu te rends compte que je connaissais ce lieutenant et qu’avec Antoine, nous avions passé une nuit à discuter. Cette discussion a peut-être été la plus importante de ma vie… Grace à Antoine, j’avais peut-être trouvé un sens à ma vie, j’avais trouvé ce que je voulais faire.  Et moi, je l’ai envoyé mourir dans ce ravin !

Sa mère prit enfin la parole pour lui demander d’un ton très doux :

— Parle-nous de lui, Dashiell. Ça te fera peut-être du bien.

Il fit mieux que cela. Il partit dans sa chambre et revint quelques minutes plus tard avec une boite en carton noir. Sur un des côtés, une étiquette disait « Paris, France, 04/15 – 06/18/35 ». Il s’assit sur le canapé entre son père et sa mère et se mit à fouiller dans la boîte. Il en sortit une photographie, celle qu’il avait prise de la terrasse du Cujas dix ans plus tôt.

—Voilà ! dit-il. C’est lui… celui qui porte le chapeau de paille, au centre de la photo.  À côté, c’est son amie, … celle de l’époque, parce que plus tard, il s’est marié avec une autre femme. Son vrai nom, c’était Bompar de Colmont. Je l’ai lu dans le rapport d’enquête. Mais moi, quand je l’ai rencontré, il m’a dit qu’il s’appelait Colmont, c’est tout. C’est sous ce nom-là que je l’ai connu. C’est pour ça que je n’ai pas compris tout de suite que le Lieutenant Bompar, c’était lui. Il parait que chez les aristocrates français, il y a des règles pour savoir quand on doit dire le « de » ou pas.

— Oui, je sais, dit Mary. C’est compliqué… Sa femme ? Il t’a parlé de sa femme ?

— Isabelle… oui, un peu. J’ai compris qu’ils s’étaient séparés. Ensuite, pendant des mois, il ne lui a donné aucune nouvelle, mais la guerre a fini par le changer. Il était à nouveau follement amoureux d’elle. Dès que la guerre serait finie, il irait la retrouver. Il était certain qu’elle lui pardonnerait, qu’ils pourraient vivre à nouveau ensemble… cette fois-ci pour toujours. Je lui avais conseillé de lui envoyer très vite une lettre pour lui dire tout ça. Il me l’avait promis…

— Et tu crois qu’il l’a fait ? demanda son père.

Dashiell fit une moue dubitative. Sa mère réagit vivement :

— Tu veux dire qu’ils se sont séparés fâchés, que sa femme est peut-être restée sans nouvelle depuis son départ et qu’elle ne sait peut-être pas qu’il l’aimait toujours, qu’il allait revenir… ?

— C’est probable…

Sa mère s’indignait :

— Mais c’est terrible, Dashiell. Il faut faire quelque chose, absolument !

— Mais, Mary, que veux-tu qu’il fasse ? intervint David.

Elle dit qu’elle ne savait pas, mais qu’il fallait faire quelque chose, lui écrire, aller la voir, lui expliquer qu’Antoine l’aimait toujours, qu’il voulait vivre le reste de sa vie avec elle…

— C’est important pour une femme, continua Mary. Tu as été pratiquement le seul témoin de sa mort. Quelques jours avant, il t’avait fait des confidences très intimes, peut-être les plus importantes et les dernières de sa vie. Tu dois aller voir sa femme et lui raconter…

Mais Dashiell l’interrompit :

— Et lui dire que c’est moi qui l’ai tué ?

Tous les trois gardèrent le silence un long moment, et puis David, penché en avant, regardant son fils dans les yeux, lui dit :

— Ta mère a raison, Dash. Tu dois aller voir la femme d’Antoine. Tu dois lui raconter ta rencontre à Strasbourg, ta nuit dans cette petite ville…

— Obernai.

— Oui, Obernai… tu dois lui dire ce qu’Antoine t’as confié. Mais surtout, tu dois lui raconter sa mort… et lui dire quel rôle tu y as joué. Je pense que c’est pour toi le seul moyen d’arriver à te pardonner à toi-même. Je n’ai aucune idée de ce que pourra être la réaction de cette femme, mais je suis convaincu que tu dois le faire, pour toi.

— Mais comment ? objectait Dashiell. Il faudrait que je retourne en France, à Paris… et puis, je ne sais pas où elle habite, je ne suis même pas sûr que ce soit à Paris… Comment voulez-vous…

— Paris n’est pas une si grande ville, Dashiell. Les Bompar de Colmont ne doivent pas être si nombreux, et retrouver à Paris la veuve d’un héros de guerre de l’armée française ne doit pas être très difficile. Et si elle n’habite pas Paris, eh bien, tu devras la chercher. Ce sera juste un peu plus long. Mais tu dois le faire, Dash. Tu dois le faire.

Dashiell restait silencieux, hésitant. Ses parents avaient sans doute raison. C’est une idée établie qu’avouer sa faute permet de soulager sa conscience. Ce pouvoir magique de l’aveu peut bien être le produit d’une conviction religieuse ou d’une volonté morale, mais on peut aussi penser que l’aveu n’est qu’une facilité, un moyen de faire juger la gravité de la faute par quelqu’un d’autre. C’est bien pour cela que dans ces cas-là, on ne se confie qu’à quelqu’un dont on sait qu’il vous aime, une mère, un ami, quelqu’un qui atténuera la faute et qui, de ce fait, en portera une partie du poids. Et c’est bien ce qui s’était passé pour Dashiell : quand il avait raconté la nuit du Nid d’Aigle, la foudre n’était pas tombée sur lui, son père et sa mère n’avaient pas été horrifiés par ce qu’il avait fait. Ils lui avaient même trouvé des excuses. Sa faute n’était donc pas aussi horrible qu’il l’avait cru. Il se sentait déjà mieux… pas moins coupable, mais mieux.

Mais avouer sa faute à une personne qui en a souffert, une personne qui aura toutes les raisons de vous haïr, c’est une autre affaire. Dashiell n’arrivait pas à s’imaginer se présentant devant Isabelle et lui disant qu’il était le responsable de la mort de son mari.

Telles étaient les pensées indécises de Dashiell. Ses parents, anxieux et bienveillants, guettaient les effets que leurs paroles avaient pu avoir sur leur fils. C’est alors qu’il poussa un soupir et se secoua comme pour remettre ses idées en place après une longue réflexion.

— Vous avez raison, dit-il. Je vais le faire ! Je vais aller à Paris, je trouverai Isabelle et je lui dirai… je lui dirai tout…

En réalité, Dashiell n’avait rien décidé, mais l’attente de ses parents était tellement visible, tellement suppliante qu’il n’avait pas voulu les décevoir en continuant à tergiverser. Il ajouta :

— Mais avant, il faut que je gagne assez d’argent pour partir à Paris. Je vais chercher du travail dès demain. Ça prendra un peu de temps, bien sûr.

— Ce n’est pas la peine, Dashiell, dit son père. Rassure-toi, je ne vais pas te proposer de reprendre ton poste à la Stiller. Mais je dois t’avouer qu’après ton départ pour l’armée, et malgré tout le mal que je pensais de ta décision, j’ai continué à te verser ton salaire. Après tout, tu n’avais pas donné formellement ta démission. J’ai considéré que ça faisait partie de l’effort de guerre de la société. Tu as donc près de trois ans de salaire qui t’attendent sur un compte que je t’ai ouvert à la Chase. Avec ça, tu auras largement de quoi vivre à Paris, et même plusieurs années si tu le veux. On m’a dit que la vie est pour rien, là-bas. Tu pourrais y recommencer une carrière de photographe, ou même te mettre à écrire comme Antoine te l’avais suggéré. Qu’est-ce que tu en penses ?

Avant d’arriver à Gramercy Park, Dashiell s’était promis de refuser avec hauteur tout argent que son père pourrait lui offrir. Mais c’était avant qu’il ne se montre si bienveillant, avant qu’il n’admette son aveuglement, ses propres erreurs. A présent, c’était différent, leur relation avait changé et son père semblait avoir admis définitivement qu’il ne ferait pas carrière dans l’industrie. Il venait même de l’encourager à écrire. Et cet argent, c’était bien tentant s’il ne voulait pas vivre encore longtemps dans la dépendance. Et puis, après tout, c’était un salaire ; un salaire pour un poste qu’il n’avait pas tenu, peut-être, mais un salaire quand même, le salaire de tous ces mois passés à risquer sa vie pour une petite solde de Second-Lieutenant.

Il accepta l’argent et répéta qu’il irait à Paris. Mais il ajouta :

— Je vais y aller, mais avant, j’ai quelque chose à faire, un ami à voir… en Californie… une promesse que je lui ai faite quand nous étions en Normandie…

Dashiell se demanda pourquoi il avait choisi la Californie pour préciser son mensonge. Rien ne le reliait à la Californie, il n’y connaissait personne, il n’y avait jamais mis les pieds. Il se dit qu’il avait dû penser à Lucy. Mais elle devait être en Angleterre à cette heure…

— Mais, j’irais, je vous le promets… bientôt.

*

Dashiell quitta New York le premier jour de l’année 1946. Il prit un billet d’avion pour Los Angeles. On lui avait dit que pour un écrivain, il n’y avait que deux villes possibles en Amérique, New York et Los Angeles. Rester à New York était exclu et puis, choisir Los Angeles, c’était mentir un peu moins à ses parents.

Il loua un petit appartement à Santa Monica, acheta une voiture et se donna quelques jours pour s’habituer à la ville, à son climat et à ses usages. A Hollywood, il alla frapper à la porte de quelques agents littéraires. Ils furent tous très accueillants. Il leur parla de ses études, de son passé militaire, de sa conception de l’écriture. Ils furent tous très intéressés. Ils dirent que l’industrie du cinéma était à la recherche de bons scénaristes ayant une expérience de la guerre. Avait-il écrit quelque chose qu’il puisse leur montrer ? Non ? Eh bien, ce n’était pas grave ; qu’il écrive deux ou trois choses, plutôt des nouvelles ou des scénarios, et qu’il revienne les leur montrer. Ils seraient très heureux de les lire et de voir si ce serait vendable à un Studio.

Dashiell rentra chez lui et se mit à écrire. Il essaya d’abord de raconter son voyage en Europe, quand il n’avait que dix-neuf ans. Il se souvenait des paroles d’Antoine : « Un roman d’apprentissage, c’est formidable pour commencer ! »  Mais il réalisa bientôt que l’histoire d’un « fils de famille » de dix-neuf ans, comme l’avait défini le critique d’art, ne pouvait devenir un roman d’apprentissage qu’à la condition que le héros « apprenne » effectivement quelque chose, qu’il évolue un tant soit peu et pour cela il valait mieux qu’il ait connu au moins quelques aventures ou, si possible, un drame. Or, au fur et à mesure de l’écriture, il devenait évident que les six mois qu’il avait passés en Europe ne lui avaient pas appris grand-chose. Il était rentré chez lui tel qu’il en était parti, rapportant seulement une collection « de banales photos de vacances », comme l’avait dit le critique. Il tenta de remédier à la banalité de ses expériences européennes en inventant quelques aventures qu’il aurait pu vivre à Vienne ou à Paris, mais son imagination limitée ne lui permit d’écrire que des péripéties mineures et sans intérêt. Au bout de six mois d’écriture laborieuse, il finit par se rendre à cette évidence que son ébauche de roman n’avait pas de valeur littéraire et qu’il était inenvisageable de tenter de la vendre à Hollywod. Il abandonna le récit de son voyage.

Il reprit les quelques feuillets qu’il avait écrits sur la guerre quand il était à Toccoa. Il les lut et les relut. Il les réécrivit en cassant la chronologie, en changeant de style, de temps de narration, de point de vue. Il raconta ses aventures au Je et puis au Il. Plein d’espoir, il tenta de faire raconter son histoire par quelqu’un d’autre, un soldat sous ses ordres par exemple, puis par plusieurs personnes différentes à tour de rôle, mais rien n’y fit. Au bout de quelques pages, toutes ces modifications lui paraissaient artificielles et inefficaces. Il n’arrivait pas à rendre l’atmosphère d’ennui, de brimades et de camaraderie des mois d’entrainement, l’angoisse des veilles d’attaques, la crainte des erreurs qui pourraient envoyer ses hommes à la mort, la peur et l’exaltation des périodes de combat. Jamais il n’arriverait à faire partager ces sentiments au lecteur. Et puis, au bout du récit, il y aurait toujours cette piste de montagne, avec ces phares et cette Jeep qui sautait dans le noir… Et la Jeep le ramenait à Antoine, et Antoine à Isabelle et Isabelle à ses remords et à sa promesse

Un matin qu’il tentait d’écrire sur la plage, il avait sorti de son sac la photo du Cujas. Elle était maintenant écornée et craquelée et ses couleurs avaient commencé à tourner au sépia. Il regardait Antoine. Avec sa tartine beurrée à la main, sa cigarette de l’autre et ses yeux baissés, il avait l’air de préparer une objection définitive à ce que venait de lui affirmer le beau jeune homme à l’air sur de lui. Il remarquait l’air absent de la fille au chapeau cloche et l’attitude agressive de l’homme au chapeau mou. Il regardait un à un les personnages de sa photo comme s’il ne les avait jamais vus. Il découvrait le petit arabe à la casquette marron, la patronne, auguste derrière son comptoir, le garçon de café, modeste, et l’ouvrier, ironique. Qui étaient ces gens ? Que faisaient-ils là ce jour de printemps 1935 ? Qu’étaient-ils devenus ? Treize ans avaient passé, dont cinq années de guerre. Étaient-ils morts, disparus ou bien encore vivants ?

C’était ça ! C’était ça, l’idée ! Raconter l’histoire de ces neuf personnes, une histoire qui les ferait se croiser un matin dans ce café du Quartier Latin et puis qui ferait vivre à chacun son destin. Ça se passerait en France, à Paris bien sûr, et partout où le destin des personnages les emmènerait. L’époque ? Eh bien, celle de la photo, et avant, et après ! Pour les lecteurs américains, il faudrait jouer sur le folklore parisien, Paris avant la guerre, Paris sous l’Occupation, ils adoreraient ça !

Dashiell était excité. Il rassembla vêtements, serviette, bloc de papier, crayons et photographies dans son sac et partit à grands pas en maillot de bain rejoindre son appartement. Il voulait être au calme pour mettre tout de suite par écrit les idées qui lui venaient en avalanche. Tout en zigzagant entre les voitures, il continuait à réfléchir et il notait mentalement ceci ou cela. Les personnages, il faudra qu’ils aient connu l’Occupation, la Résistance ou la guerre et qu’ils racontent ça de leur point de vue. Ça pourra fournir des scènes d’action intéressantes. Pour le personnage d’Antoine, il était déjà en grande partie dessiné. Les conditions dramatiques de sa mort en feraient un des points forts du roman… Pour les autres, il faudra créer des caractères différents, des personnalités variées, certaines simples et d’autres plus compliquées. Georges, par exemple, l’ami d’Antoine… il faudrait en faire un personnage un peu complexe. Pour les autres, on verra… il faudra inventer…

Inventer ?… Mais non, pas inventer… pourquoi inventer ? …rapporter plutôt, rapporter la vie de ces gens avec leurs propres mots… leur faire raconter leur vie ! Et pour cela, il suffirait de les rencontrer et de les faire parler, c’est tout !

C’est ça ! Il allait partir pour Paris, tout de suite… demain… la semaine prochaine. Une fois là-bas, il ne serait surement pas difficile de trouver le premier des personnages et par lui, le suivant, et ainsi de suite…

A Los Angeles, Dashiell ne laissait pas derrière lui plus de monde qu’il n’en avait laissé à New York. Le temps de vendre sa voiture, de payer son loyer et de remplir une valise, et il s’envola pour Paris.

*

Le DC 6 s’est posé sur la piste du Bourget. Il n’était pas loin de midi et la visibilité était excellente. Pendant l’approche, Dashiell a pu contempler la ville qui s’étalait sur sa gauche avec la silhouette de la Tour Eiffel pointant vers le ciel sans nuages. Il n’a que très peu dormi durant les seize heures de vol entrecoupées des escales à Terre Neuve et à Shannon. Maintenant il a chaud, il a mal à la tête et il sent sur sa peau ses vêtements collés par la transpiration. La traversée du tarmac en plein soleil et la longue attente devant le guichet de la doua

jasne ont achevé de l’épuiser et c’est comme un somnambule qu’il est monté dans le vieux taxi rouge et noir.

Il a demandé au chauffeur de le conduire rue Cujas, puis il s’est affalé sur la banquette. Il s’est endormi dès la sortie de l’aérogare et, quand le taxi a traversé la plaine Saint Denis et les quartiers nord de Paris, il n’a rien vu des ruines des bâtiments bombardés. Il s’est réveillé au moment où la voiture contournait la Gare de l’Est. Il a ouvert la vitre, il s’est approché de la fenêtre pour sentir le vent de la course sur son visage. Arrivé devant Notre-Dame, il se sentait mieux. Quand le taxi a monté la rue Saint Jacques pour s’arrêter à l’angle de la rue Cujas, d’un seul coup, il a reconnu les lieux avec émotion. Il a descendu la rue jusqu’au Boulevard Saint Michel. La terrasse était là, protégée du soleil par les grands platanes. Quelques clients y buvaient du café ou de la bière en mangeant des œufs durs ou des sandwiches. Un serveur, nonchalamment appuyé contre le montant de la porte, son plateau d’argent pendu au bout d’un bras, regardait passer les rares automobiles sans les voir, perdu dans ses rêves. La patronne, c’était bien elle, ressemblait à ce qu’elle était déjà sur la photo treize années plus tôt. Debout derrière son bar, elle surveillait son domaine d’un œil tranquille.

Dashiell était frappé par l’impression de calme et de sérénité que dégageait ce tableau. Paris n’avait pas vraiment changé. Pourtant, il sentait que la ville était en convalescence, plus calme, plus lente qu’il ne l’avait connue autrefois.

Il n’osa pas entrer tout de suite au Cujas. Il ne se sentait pas préparé. Il ne se voyait pas entrer dans le café avec son sac et son air épuisé et dire à la patronne : « Bonjour madame, j’ai pris cette photo de vous il y a treize ans ; voudriez-vous me raconter votre vie ? » Il se dit qu’il fallait réfléchir à une méthode d’approche, à une stratégie, et qu’il serait bien temps de s’en occuper demain. Il fit demi-tour sur le trottoir. Tout à l’heure, un peu plus haut dans la rue Cujas, il avait vu un hôtel, l’Excelsior. Il s’y rendit et paya un mois d’avance pour une chambre avec balcon au cinquième étage.

Lorsqu’il montra la photographie au concierge de l’hôtel, le vieil homme lui dit qu’il ne connaissait pas les gens qu’on voyait sur la terrasse, mais que derrière, au comptoir, il reconnaissait parfaitement Madame Gazagnes, bien sûr, Monsieur Marteau, l’ébéniste du quartier et le garçon de café. Celui-là, il avait oublié son nom, mais il savait qu’il était parti quelque part en Chine ou quelque chose comme ça. Oui, parfaitement, Monsieur Marteau était toujours là. Son atelier n’avait pas bougé… rue Monsieur le Prince…dans la cour d’un immeuble sur la droite en descendant, juste avant un restaurant chinois.

— Un Chinois… la devanture est rouge, a précisé le concierge, serviable, vous ne pouvez pas vous tromper…

Dashiell décida de commencer par l’ébéniste.

— Bonjour, Monsieur. Je ne vous dérange pas ?

— Ah, ben, un peu, quand même.

— Je m’appelle Dashiell Stiller, et…

— Drôle de nom, Dachièle ! … Pas bien français, ça…

— Je suis américain.

— Ah, mais c’est bien, ça, américain ! Les Américains, vous nous avez bien aidés à gagner la guerre, et ça, c’est bien ! Et qu’est-ce qu’il veut, Dachièle ?

— Voilà : j’ai pris cette photo du Cujas il y a treize ans presque exactement…

— Ah, vous êtes à Paris depuis tout ce temps ? Comment vous avez fait pendant l’Occupation ? Parce que les Américains…

— Non, non. Entre temps, je suis rentré en Amérique, puis je suis revenu un peu en France avec les parachutistes, et puis après la guerre, je suis retourné chez moi, à New York, et puis maintenant…

— Et puis maintenant ?

— Eh bien, voilà : je suis revenu pour écrire un livre…

— Mais c’est bien, ça ! Mais vous savez, moi, j’ai pas beaucoup le temps de lire ! C’est qu’ébéniste, c’est pas de tout repos, hein !

— J’écris un livre sur la vie à Paris avant et pendant la guerre…

— Ah, ben, ça, y en aurait des choses à dire !

— Alors j’aimerais que vous me racontiez un peu votre vie, et puis celle des autres, si vous les connaissez un peu…

— Ben, c’est pas que j’ai tellement le temps mais, un Américain qu’a fait la guerre chez nous, qu’est-ce que je peux lui refuser ? Faites voir encore, cette photo. C’est quoi votre nom, déjà ?

— Stiller, Dashiell Stiller.

— Bon, moi, c’est Marteau, Marcel Marteau, né le 12 octobre 1882 à Ivry sur Seine, artisan ébéniste. Ça va faire trente-huit ans que j’ai ma boutique au 49 rue Monsieur le Prince. C’est moi, là, sur la photo. Je suis au bar, à moitié caché par la vitrine. La patronne l’avait rabattue contre le…

*

Je me réveille en nage malgré le froid. J’ai dormi comme j’ai pu, dans mon manteau, entre deux cauchemars. Les phares sont revenus, encore et encore. Une fois, c’était Isabelle qui conduisait la Jeep, mais souvent, c’était moi. Parfois, Engen était là et il riait quand la voiture plongeait dans le vide. Une autre fois, c’est mon taxi qui est tombé entre les roues de la machine de Marly. Engen était encore là, qui riait.

Il est trois heures du matin. Il n’est pas question de me rendormir. Je suis bien trop énervé. Je me lève pour faire chauffer de l’eau avec la petite résistance électrique que j’ai achetée au bazar de la Rue Le Goff. Il n’y a plus de café, mais j’ai encore un peu de thé et du faux sucre.

Je revois l’étrange scène du balcon de tout à l’heure. Elle a mis fin à une rencontre bien plus étrange encore.

Il avait dû bien s’amuser, Engen. Il m’avait pratiquement forcé à monter dans sa voiture avec son gorille taciturne ; il m’avait attiré à Bougival pour pouvoir faire fouiller ma chambre par ses sbires ; il s’était arrangé pour que je doive rester chez lui toute la nuit et toute la journée suivante ; il m’avait fourni tout un tas d’informations plus surprenantes les unes que les autres, mais il avait pris bien soin de les noyer dans des récits de voyous nordiques ou dans des histoires de coucheries entre gens sans importance ; il avait continuellement soufflé le chaud et le froid, passant d’une camaraderie joviale à un rapport de force menaçant. Chaque fois que ça lui avait paru nécessaire, il avait montré ses muscles en évoquant la puissance de son organisation. Et surtout, à la machine de Marly, il m’avait clairement menacé. Je m’étais fait manœuvrer du début jusqu’à la fin, incapable de réagir.

Il faut dire que le personnage était hors du commun. Les heures passées avec lui avaient été difficiles, mais toujours intéressantes, et surtout fructueuses. Certes, je ne sortais pas glorieux de cette rencontre, mais quelle importance ? J’avais amassé une quantité incroyable d’informations ; l’écriture de mon roman s’en trouvait relancée.

Sans Engen, je n’aurais rien su du calvaire de Sammy ; je n’aurais jamais eu de copie de son journal. D’ailleurs je décidai d’en faire un point fort du Cujas. Je le placerai dans un chapitre à part, tel quel, sans correction, sans explication, comme un pavé dans l’histoire. La simplicité du récit ferait sa force… Il faudrait peut-être que je rencontre Goldenberg pour lui demander son accord… à moins de considérer que j’avais l’accord tacite du Suédois et que c’était tout ce qui comptait.

Je regarde par la fenêtre. Une lueur blanche vient d’apparaitre. C’est la lune. La neige a cessé et les nuages ont disparu ; on dirait qu’il fait de plus en plus froid ; ça ne me gêne pas ; depuis mon hiver 44 dans les Ardennes, j’y suis devenu presque indifférent. Je sors sur le balcon en remontant le col de mon manteau. Je me sens bien mieux, réveillé, à peine fatigué, mais je commence à avoir faim. Cinq heures ! Il est beaucoup trop tôt ; il n’y a encore rien d’ouvert ; il faudrait que j’arrive à retrouver ce café des Halles… ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Nous y étions allés un matin avec Isabelle, à l’aurore, pour un petit déjeuner au milieu des marchands.

Isabelle… Comment ai-je pu être assez stupide pour tomber amoureux d’Isabelle ? Comment ai-je pu être assez idiot ? Bien sûr, elle, elle ne m’aime pas. Oh ! Ce n’est pas qu’elle connaisse la vérité ; je ne lui ai rien dit de la mort d’Antoine. Mais elle ne m’aime pas, ou plutôt, elle m’aime bien… et c’est pire ! Et je dois vivre avec mon mensonge, dans cette étrange relation amis-amants, nonchalante, épisodique, peut-être même terminée…  Est-ce que j’arriverai un jour à dire lui la vérité ? Jamais, probablement ; ce serait perdre pour toujours le peu d’elle qu’elle me donne.

« Les gens ne disent jamais la vérité vraie », m’avait dit Engen. Engen… c’est vrai que, sans lui, je n’aurais jamais rien su des petits et des gros mensonges des personnages de ma photo, l’artisan, l’Auvergnate, la prostituée, le petit voyou, le ministre…Mais est-ce qu’Engen n’avait pas menti lui aussi ? Un peu ? Beaucoup ? Comment le savoir ? Fallait-il le croire lui plus que les autres ? Et pourquoi n’avait-il rien dit du meurtre de Momo ? Et pourquoi ne voulait-il pas que j’aille à Cannes  rencontrer Goldenberg ?

Le plaisir qu’avait pris Engen à raconter ses aventures était évident. Mais c’est un homme intelligent, sa réussite dans le monde des voyous le prouve suffisamment. Alors, comment croire qu’il avait raconté tout ça dans le seul but de se faire valoir ? Et, qui plus est, aux seuls yeux d’un étranger sans intérêt comme moi ? Le Suédois devait poursuivre un but, c’était certain, peut-être plusieurs.

Voulait-il nuire à Cambremer pour le punir de n’avoir rien tenté pour Sammy ? L’affection du chef de bande pour le petit voyou était évidente mais, quand on se rappelait qu’il n’avait rien fait contre Casquette qui l’avait dénoncé aux Allemands, l’amitié ne semblait pas être un motif suffisant pour que le Suédois se donne tant de mal.

Ce qui motivait Engen devait relever d’un intérêt plus personnel : il voulait se venger de quelqu’un ou bien s’en protéger, et ce quelqu’un ne pouvait être que Cambremer.

Si ce qu’avait dit Engen était vrai, il devait être assez fragile, Cambremer. Je lisais les journaux parisiens depuis assez longtemps pour avoir compris que dans le monde de la politique, celui de Cambremer, ni ses compromissions avec Vichy ni ses trafics avec les voyous n’avaient beaucoup d’importance, mais à la condition qu’ils restent ignorés du public. La période de l’épuration avait beau être achevée, la seule évocation dans la presse qu’un homme politique, ministre de surcroit, puisse avoir collaboré suffirait à déclencher un scandale, et le scandale, une enquête. Le bel avenir tout tracé de Cambremer n’y résisterait pas ; au mieux, il serait retardé de dix ans. Pour Engen, risquer d’avoir Cambremer à un poste de Ministre de l’Intérieur ou de Président du Conseil, ce n’était pas rassurant au moment où il se lançait dans des affaires légales. Il avait donc tout intérêt à l’éliminer ou, plus subtilement, à fournir les éléments qui permettraient à ses amis de le faire. Un récit, un roman à clé, basé sur des faits réels, racontant les vicissitudes passées d’un personnage de premier plan pourrait lui nuire énormément, même si ce roman était écrit par un journaliste étranger… Non !  … surtout s’il était écrit par un journaliste étranger, souvent jugé plus impartial car désintéressé. Il suffirait de le publier au bon moment, sans oublier de distiller la liste des clés. Il aurait bien plus de retentissement qu’une dénonciation de Cambremer par Engen ou par l’un de ses hommes de paille. Voilà ce que cherchait Engen : faire tomber Cambremer et pour ça, se servir de mon roman. Le reste, il s’en fichait pas mal.

Mon roman… Il était bien ébauché à présent. Il suffirait de reprendre un peu l’écriture des témoignages, de changer certains noms de famille et de lieux et l’affaire serait dans le sac… On aurait bien ce que je voulais au départ : les histoires mêlées de neuf personnages autour d’une photo.

Mais peut-être faudrait-il trouver un sens à tout ça, une leçon de vie, une morale… ? Et quelle pouvait être cette leçon ? Que la guerre est une absurdité ? Banalité ressassée… Que les gens ne disent jamais la vérité ? Évidence geignarde… Que l’amour mène le monde ? Que l’argent, la vengeance aussi… ? Et puis quoi encore… ? Que le soleil se couche chaque soir ? Ne suffisait-il pas de raconter une histoire, du mieux possible, avec, comme disait Meg mon ex-femme, des messieurs et puis des dames, avec des vivants et des morts, avec un peu de choses drôles et de choses tristes, un peu d‘émotions, un peu d’amour, de lâcheté, de mensonge, un peu de courage, un peu de chance… ? Pourquoi faudrait-il nécessairement donner un sens a priori à un roman ? Pourquoi ne pas écrire et voir venir, laisser flotter les rubans ? Écrire et laisser l’histoire se développer d’elle-même, laisser les personnages vivre leur destin selon leur caractère et leur chance ; écrire et laisser le lecteur y trouver peut-être un sens. C’est pourtant bien comme ça, l’existence. On vit et, de temps en temps, on s’arrête et on regarde si tout cela a un sens. Parfois, c’est à la fin. Parfois, c’est trop tard.

Mais moi, pourquoi voulais-je écrire ce roman-là ? Pourquoi l’histoire de ces gens du café Cujas ? Je n’avais pas à réfléchir longtemps pour admettre que c’était pour me punir de la mort d’Antoine. Je voulais exposer ma faute au monde entier pour que le monde entier me pardonne. Mais le monde entier se fichait bien de la mort d’Antoine et de ses circonstances. Ce n’était pas son pardon qu’il fallait obtenir ; c’était celui d’Isabelle, et pour cela il faudrait lui avouer… lui avouer que j’étais responsable de la mort de son mari.

Mais en avouant cela, j’avouerais du même coup lui avoir menti chaque jour depuis le premier jour de notre rencontre en lui cachant que j’avais connu Antoine, qu’il m’avait tout raconté de leur histoire, depuis leurs amours d’adolescents jusqu’à sa dépression et sa fuite dans le maquis. Comment pourrait-elle me pardonner de ne pas lui avoir dit que la guerre avait changé Antoine, qu’il l’aimait à nouveau et qu’il allait revenir ? Comment pourrait-elle accepter auprès d’elle un homme comme moi, capable d’une telle hypocrisie ? Comment pourrait-elle accepter de vivre avec le meurtrier de son mari ?

Choisir d’écrire cette histoire sous une forme à peine déguisée était sans doute pour moi un autre moyen de lui faire mes aveux, un moyen plus lent, moins définitif, une confession qui, quand elle l’aurait lue, donnerait à Isabelle le temps de réfléchir avant de me maudire et de me jeter dehors. C’était aussi s’en remettre au hasard, à plus tard : si le Cujas devait paraitre un jour, serions-nous encore ensemble ? Et si nous l’étions, le lirait-elle ? Le Cujas ?  Une bouteille jetée à la mer avec l’espoir qu’elle coule…

Il y a du bruit dans le couloir. C’est mon voisin qui part travailler. Il fait grand jour. Je sors sur le balcon. Devant moi, un soleil éblouissant vient d’émerger de derrière la coupole du Panthéon et sur ma gauche, les toits de la ville ondulent… une vaste plaine enneigée, percée de loin en loin par les beffrois de Notre-Dame, la flèche de la Sainte Chapelle ou la tour Saint Jacques et dominée par les formes éclatantes et molles du Sacré-Cœur.

Épuisé, je rentre dans la chambre et commence à me déshabiller ; il faut que je dorme… mais, écrire ? ne pas écrire ?… avouer ? ne pas le faire ?… Une nuit entière à réfléchir, une nuit comme les précédentes, une nuit d’indécision…

Je suis trop fatigué, trop énervé et je sens qu’il me sera impossible de m’endormir. Je me rhabille. Il est surement trop tard pour le petit déjeuner de l’hôtel et je décide d’aller marcher : je traverserai les Jardins du Luxembourg et j’irai prendre un petit déjeuner au soleil, à la terrasse des Deux Magots. Avec un peu de chance, je tomberai peut-être sur Isabelle.

*

En sortant de l’Excelsior, Dashiell a rejoint la rue Soufflot qu’il a descendu vers le jardin du Luxembourg, mais les gardes n’avaient pas ouvert les grilles à cause de la neige. Il a pris la rue de Médicis en pensant à Isabelle. Il ne l’avait pas vue depuis trois jours et elle lui manquait terriblement. En passant devant le Sénat, il s’est demandé encore une fois s’il fallait tout lui dire. Il a pris à droite la rue de Tournon et puis à gauche la rue Saint-Sulpice. Le garçon du Café de la Mairie était en train de dégager un passage dans la neige accumulée sur le trottoir. Devant l’église, il s’est arrêté quelques instants et, face au soleil, il a compris qu’il ne pourrait supporter de perdre Isabelle. Il a décidé de jeter son roman au feu.

Il a pris la rue des Canettes. Quand il a débouché sur la petite place qui termine la rue des Ciseaux, il a découvert l’église Saint Germain des Prés dans toute sa gloire, avec ses toits étincelant sous le soleil, et il a su qu’Isabelle serait aux Deux Magots.

Et elle était là, seule, dans la première salle, près de l’entrée, sous le bouquet de fleurs qui chaque jour accueille les clients, penchée sur une liasse de feuillets, studieuse, ravissante, merveilleuse.

— Mon Dieu, qu’elle est belle !

C’est ce que Dashiell n’avait pu s’empêcher de murmurer en poussant la porte vitrée et qu’elle n’avait pas entendu. Elle a levé les yeux vers lui, et elle lui a adressé un sourire joyeux en lui disant :

— Tiens ! Dashiell ! Je pensais justement à vous !

Dashiell s’est senti léger, confiant, heureux. Jamais, jamais il n’avouerait….

— Vous prenez un café avec moi ? Je pensais à vous parce que j’aimerais vous faire rencontrer quelqu’un. C’est un vague cousin de cousins encore plus vagues, mais vous savez comment nous sommes. Pour les gens comme nous, la famille, c’est ce qu’il y a de plus important ! Après l’honneur, bien sûr ! Ce cousin de cousin de cousin est militaire, colonel je crois. Il est nommé à l’ambassade de France à Washington et il part là-bas la semaine prochaine. Il n’a jamais mis les pieds en Amérique. J’ai pensé que vous pourriez lui parler de votre pays. Ce soir chez moi, vers neuf heures, pour une dinette tout ce qu’il y a de simple… Ça vous va ?

Ça lui allait très bien.

— Parfait ! continua Isabelle. Je ne l’ai jamais rencontré, mais on m’a dit que c’était un homme très bien élevé… Colonel de Varax… Jean de Varax… Il a fait la guerre avec Leclerc, dans la 2ème DB… comme Antoine. Peut-être pourra-t-il nous parler de lui…

Fin

Bientôt publié

10 Août, 07:47 L’Opéra, à l’envers et à l’endroit
11 Août, 07:47 Le Cujas en intégral et en quelques chiffres
12 Août, 07:47 Renoir et le Luxembourg

2 réflexions sur « Le Cujas – Chapitre 10 -Dashiell Stiller (texte intégral) »

  1. Surnom de de Varax : l’oncle Ben, parce qu’avec lui, ça ne colle jamais (en parlant de ce qui nous réunissait, c.a.d. les règlements de sinistre)

  2. Bon d’accord, it makes sense, comme l’aurait dit Dashiell. Relu d’une traite le texte se tient, et même bien. J’aurais aimé une suite, dans laquelle le salopard d’Engen perd sa superbe, ou bien Isabelle apprend la triste réalité, (avant de mettre dans le coup Varax – dont j’ai par ailleurs oublié le surnom dans le milieu restreint des experts parisiens – ) comprend et pardonne Dashiell qui du coup retrouvera sa fierté et deviendra un grand écrivain, etc etc. Et puis non! J’aime bien cette fin sur la malchance, pour ne pas dire la damnation, qui poursuit Dashiell et qui termine le roman ainsi.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *