Le Cujas (78)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Douzième  partie 

(…) A l’époque nous vivions à Vauvenargues ; c’est un petit village à côté d’Aix en Provence. Mon arrière-grand-père, le Comte Henri de Colmont, avait acheté le château en 1839 aux Vauvenargues, en même temps que des vignobles et des terres agricoles au Nord d’Aix en Provence. Sous le Second Empire, mon grand-père avait beaucoup développé l’exploitation des vignes. Il avait aussi diversifié son activité en se lançant dans la production de lavande sur le plateau de Valensole. Le vin, l’agriculture traditionnelle, la lavande, tout cela avait permis à la famille de traverser les crises politiques, les guerres et le phylloxéra. Bref, au début des années vingt, nous faisions partie des familles les plus riches de Provence.

Tandis qu’Antoine déroulait l’histoire de son enfance, Dashiell commençait à dodeliner de la tête. La journée avait été longue, chargée de nourriture, d’alcools et d’émotions. Il était plus de minuit et Antoine continuait à parler, égrenant similitudes et différences entre leurs jeunesses respectives.

— Vous voyez ce que je voulais dire tout à l’heure, Dashiell. Nous avons à peu près le même âge et nous avons été élevé tous les deux dans l’abondance et la facilité. Mais pendant que vous hésitiez entre le communisme, la finance et la photographie, je savais déjà que je voulais être écrivain. Pendant que vous flirtiez gentiment dans les dunes avec une jeune voisine sportive, je tombais amoureux d’une jolie cousine. Alors que vous êtes persuadé que votre Patricia n’a eu aucune influence sur l’évolution de votre vie, toute la mienne a été conditionnée par mon Isabelle. D’ailleurs, il faut que je vous raconte cela.

Et Dashiell, dans une douce torpeur entrecoupée de brèves plongées dans l’inconscience, entendit plus qu’il ne l’écouta l’histoire d’Antoine et de Georges, d’Antoine et Isabelle, d’Isabelle et Georges et d’Isabelle et Antoine. Il ne remarqua pas — comment l’aurait-il pu ? — qu’Antoine était resté discret sur ses relations avec la petite Louise du Chabanais, la grande Simone de la rue Bréa et les autres maîtresses trimestrielles qu’il avait eues. N’y tenant plus, tandis qu’Antoine déambulait devant lui, Dashiell finit pas allonger ses jambes sur le canapé. Il appuya sa nuque sur l’accoudoir de velours et, bercé par la voix d’Antoine, il se permit de fermer les yeux un instant.

L’instant d’après, une odeur de café le réveillait. La lumière du jour perçait à travers les rideaux tirés, le feu était éteint, et quelqu’un s’agitait dans la pièce. Ses Rangers étaient posées côte à côte au pied du canapé et ses jambes étaient recouvertes d’une lourde robe de chambre chamarrée, celle que portait Antoine tout à l’heure. D’ailleurs, c’était lui qui s’approchait du canapé.

— Bonjour Dashiell.  Vous avez bien dormi ? Le petit déjeuner est prêt, là, sur la grande table.

— Antoine… je suis désolé. Excusez-moi… Je ne voulais pas… Vos cousins vont… Quelle heure est-il ?

— Il est huit heures et demie. Ne vous excusez pas, mon vieux. Élisabeth et Victor ont parfaitement compris que vous étiez… disons… fatigué… Un peu ivre aussi. Ils ont dû partir aux chais et ils s’excusent de n’avoir pu vous saluer ce matin. C’est épatant, en ce moment, vous ne trouvez pas ? On nous pardonne tout, à nous les militaires. Il faut en profiter, ça ne va pas durer…

— Vraiment, je suis confus… j’espère que…

— Puisque je vous dis que ce sont eux qui s’excusent ! N’en parlons plus. Vous les verrez peut-être tout à l’heure. Comment vous sentez-vous, mon vieux ? Vous voulez prendre votre bain avant ou après le petit déjeuner ? Pour moi, c’est fait. Après ? Parfait. Alors, on passe à table. Allez zou !

Si Dashiell se sentait encore un peu vaseux, Antoine paraissait en pleine forme. Il était rasé, coiffé et s’était habillé d’un pantalon de flanelle gris clair et d’un blazer croisé bleu marine sur un pull à col roulé blanc. On l’aurait cru à un cocktail de fin de tournoi dans un country club. Dashiell tenta d’oublier que lui portait son treillis de combat sur les mêmes sous-vêtements depuis deux jours.

En versant le café, Antoine était en train de préciser :

— Celui-là, c’est la cuisinière qui l’a préparé. Je vous préviens : il ne sera peut-être pas aussi bon que celui que vous nous avez fait hier… Bon, mon vieux Dashiell, la nuit dernière, j’ai l’impression que vous vous êtes endormi en plein milieu de mon histoire non ? Est-ce que vous vous souvenez que j’ai fini par me marier avec Isabelle ? Oui ? Tant mieux, parce que j’y tiens ! Après ça, presque tout de suite, il y a eu la guerre… d’abord la drôle de guerre et puis la débâcle. J’ai été fait prisonnier, comme tout le monde, et au bout de deux ans, j’ai fini par m’évader. Quand je suis arrivé à Vauvenargues, j’étais dans un sale état… pas beau à voir… mais surtout, j’étais moralement épuisé, démoli, battu. Les autres prisonniers que j’ai rencontrés par la suite m’ont dit que ça arrivait souvent : ceux qui avaient bien résisté aux camps et qui avait réussi à s’évader s’écroulaient moralement une fois en liberté. Et c’était ça : j’avais tenu le coup deux ans, grâce aux camarades, au bloc que nous formions contre les privations, les vexations, les brimades, le froid, la faim… contre les Allemands… Et maintenant que j’étais enfin au chaud, nourri, soigné, choyé par deux femmes qui m’aimaient, Isabelle et ma mère, je m’effondrais. J’étais tombé dans une sorte de mélancolie… c’est un état terrible, vous savez… Rien n’avait de sens, rien n’était utile, rien ne valait qu’on agisse… tout était dérisoire puisque, quoi qu’on fasse, on allait mourir. « Pourquoi donc suis-je né si ce n’est pour toujours ? »  a dit je ne sais plus qui… Alors, à quoi bon faire l’amour à sa femme ou parler avec son père, pourquoi s’occuper de ses vignes ou entrer dans la Résistance puisque, de toute façon, tout cela ça ne durerait que quelques instants… Je ne pensais même pas au suicide, je crois que je n’en avais pas l’énergie. Je passais mes journées dans une cabane en haut d’un arbre à lire et relire mes livres d’enfant. Je ne voyais pas l’enfer que je faisais subir à ceux qui m’aimaient… Et puis en juin dernier, un cousin et plusieurs amis d’enfance se sont fait tuer le même jour dans une attaque générale que la Résistance avait lancée trop tôt contre les Allemands. Elle devait préparer le débarquement en Provence. Ce fut un échec terrible et le débarquement n’eut pas lieu.  La mort inutile de mes amis aurait dû me confirmer dans ma conviction que toute action était vaine, mais ce fut le contraire. Quand j’étais au cachot dans le camp de Nuremberg, j’avais eu un voisin, un communiste fervent. Nous arrivions à discuter pendant des nuits entières. Les conditions étaient dures et il était très malade. Un matin il m’a dit : « Je vais surement crever bientôt, mais tant pis, ce n’est pas grave… au moins j’aurais agi… » Je me suis rappelé de cette phrase, et d’un coup, je me suis dit que toute vie était peut-être inutile, mais que, justement à cause de ça, c’était l’action et seulement l’action qui comptait. Le lendemain, j’ai quitté le château et je suis parti dans le maquis. Quand le débarquement a enfin eu lieu, j’ai rejoint l’armée de Lattre. Le reste, je vous l’ai raconté hier.
Voilà, vous savez tout… Vous savez tout, mais pas moi. À moi, il me manque la fin de votre histoire, vous vous souvenez ? J’en suis resté à notre incroyable rencontre sur le boulevard Saint Michel. Alors ?

Trois ou quatre heures de sommeil sur le canapé du salon et le petit déjeuner qu’il avait entamé avec enthousiasme avaient dégagé le cerveau de Dashiell de ses brumes éthyliques. Il se rappelait ses confidences de la nuit et sa timidité naturelle les lui faisait regretter. Il décida de ne plus s’épancher de la sorte et c’est en des termes neutres qu’il raconta la suite.

En juillet 35, il avait achevé son tour d’Europe à Athènes d’où il avait rejoint Londres par avion pour embarquer pour New-York à Southampton. Là, comme promis, il avait repris ses cours de finance à Columbia tout en préparant un album et une exposition de ses photos qu’il intitula simplement « Visages d’Europe ». Ses parents lui louèrent pour deux mois une galerie dans le quartier de Chelsea. Ils firent imprimer l’album de l’exposition à compte d’auteur. Le jour du vernissage fut pour lui le plus beau jour de sa vie. Pour une fois confiant, il comptait sur le succès de l’exposition et sur la vente des albums pour lui permettre de dire adieu à la Stiller Inc. et se lancer dans la seule carrière qui l’attirait un tant soit peu, la carrière d’artiste. Mais l’exposition fut un échec. La presse ne se dérangea qu’en très petit nombre et les rares critiques furent médiocres ou franchement mauvaises. Dashiell se souvenait plus particulièrement de l’une d’entre elles : « Visages d’Europe : de banales photos de vacances d’un fils de famille qui, de Londres à Athènes et de Paris à Berlin, ne nous donne à voir que du pittoresque rabâché. Au moins, le jeune Dashiell Stiller aura fait un beau voyage. Pas nous… »

— Bien sûr, avec de telles critiques, l’album ne s’est pas vendu. Je me suis aperçu que mon père ne paraissait pas mécontent de cet échec. Un temps, je me suis même demandé si… Je ne sais pas. En tout cas, j’ai abandonné l’idée de faire carrière dans la photographie.

— C’était peut-être un peu tôt pour abandonner, vous ne croyez pas ? Un échec, et surtout un premier échec, ça ne porte pas forcément à conséquence pour un artiste. Vous n’avez jamais réessayé ?

— Non, j’étais complètement découragé. Et puis au fond, je me demande si j’y tenais vraiment, à faire de la photo mon métier.

Voilà qu’il repartait dans les confidences geignardes. Il décida de faire plus attention.

— Toujours est-il que j’ai passé mon diplôme de Columbia, continua-t-il.

— Et, le lendemain, vous êtes entré comme vice-président à la Stiller Inc. !

— Vous vous moquez de moi, Antoine. En fait, j’ai refusé fermement d’entrer à la direction financière au siège, même comme sous-assistant d’un sous-directeur. J’ai exigé de passer d’abord en usine pendant un an ou deux. La première usine du groupe, c’était Pittsburgh. Ça me convenait très bien. Je ne sais pas si ma tendance révolutionnaire refaisait surface ou si je cherchais à me punir de mon échec, mais ouvrier à Pittsburgh, pour moi, c’était parfait. Mon père a accepté à condition que je me fasse embaucher sous un autre nom que le mien. Je crois même qu’un instant, il a éprouvé un peu d’admiration pour moi… refuser la facilité, accepter d’être ouvrier… Mais ça n’a pas duré…

« Et voilà, c’est reparti, se disait Stiller, je ne peux pas m’en empêcher… » Et il continuait.

— Pittsburgh, c’était parfait parce que, comme plus tard au camp de Toccoa, je n’avais pas à réfléchir, le contremaitre le faisait pour moi. La vie d’un ouvrier n’était pas facile à l’époque, mais ça allait. J’avais des copains, ils ne demandaient pas d’où je venais, ni pourquoi je n’étais pas tout à fait comme eux, avec ma façon de parler, de manger, de boire. Ils m’acceptaient sans poser de question. Très vite, ils ont commencé à m’inviter à des fêtes, des mariages, à la chasse même, une fois ou deux. J’y allais. Je n’étais jamais tout à fait à l’aise, parce que ça me gênait de leur cacher que j’étais le fils du patron. Ils essayaient de me présenter des filles, des filles de l’usine ou des employées de chez Safeway. Elles étaient plutôt gentilles en général et, de fille en fille, j’ai fini par en épouser une. Elle s’appelait Meg. Je ne sais pas vraiment pourquoi nous nous sommes mariés… pour changer, pour voir, pour faire quelque chose de nouveau, pour la fête… je ne sais pas. On a divorcé au bout d’un an. Elle avait rencontré un type de passage ; elle voulait partir avec lui au Canada. Ça s’est fait à l’amiable, sans disputes, sans problème. Je crois même qu’après, quand je l’ai accompagnée à la gare, je me suis senti soulagé.
J’ai encore tenu le coup pendant un an, et puis j’en ai eu assez de la comédie que je devais jouer tous les jours devant les copains. J’ai téléphoné à mon père pour lui dire que je rentrais à New-York et j’ai quitté Pittsburgh sans rien dire à personne.
J’ai été embauché au siège, sous mon vrai nom cette fois-ci, au service comptable. On m’y a accueilli avec empressement. Tout le monde savait très bien qui j’étais et que je n’y resterai pas longtemps. Je suis passé à la Direction financière six mois plus tard et, le 1er décembre 41, une semaine avant Pearl Harbor, j’ai été nommé Directeur Fiscal et Financier. Brillante carrière, n’est-ce pas, Antoine ?

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