L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (10)

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Résumé : Bien que ce soit lui qui ait découvert la disparition partielle de la Rue de Rennes et qu’il en ait fait part aux autorités compétentes dans un rapport réglementaire et aujourd’hui disparu, Roger Ratinet n’a reçu aucune félicitation ni même reconnaissance pour son travail. Pire, il n’aura même pas l’avancement qu’il pensait mériter amplement. Son épouse est persuadée qu’il y a là un complot de la Reine-Maire contre son mari. Elle veut en avoir le cœur net.

 10-Yvonne

Où l’influence du cantou auvergnat et de l’emprunt russe sur la culture en Région sera enfin reconnue.

Yvonne Ratinet avait de la ressource. Toute petite déjà, dans le département de la Creuse où elle était née, elle avait dû affronter des questions essenxistentielles(11) comme :

« Est-ce que les petits bateaux ont des jambes et, si oui, combien ? » ou encore « Le solipsisme est-il une excuse à la perversion narcissique ? » et aujourd’hui, elle savait bien comment s’y prendre. Voici pourquoi et comment.

C’était l’été. Yvonne, qui venait de fêter sa demi-douzaine de printemps, était seule à la ferme paternelle. Son père, sa mère, ses frères et ses sœurs étaient partis à la ville acheter un marteau. Tandis qu’une tempête de neige faisait rage à l’extérieur, à l’intérieur, la petite était sagement assise dans le cantou(12), occupée à repriser la collection de cravates-club de son père. Tout d’un coup, trois autres furent frappés à l’huis, qui couvrirent le hurlement du vent dans les interstices de la lourde porte de chêne aspée de fer. Nullement effrayée malgré son jeune âge, l’heure tardive, l’absence de sa famille et le fait qu’on soit un mercredi, Yvonne prononça le mot qui allait décider de sa personnalité future.

—Entrez !

La porte s’ouvrit et, poussée par le vent, elle alla frapper violemment le porte-parapluie en cuivre martelé que le grand-père avait rapporté d’un voyage au Maroc en promotion. Sous le choc et dans un bruit de gong tibétain, le cylindre alla rouler jusqu’au milieu de la cuisine. L’encadrement de la porte ouverte sur la nuit s’illumina d’un coup sous l’effet d’un éclair tandis que le tonnerre éclatait dans la seconde. La petite fille vit alors apparaitre en contre-jour dans le rectangle lumineux une étrange silhouette. C’était celle d’un homme grand, ou peut-être celle d’un géant petit — ce détail s’est perdu. Sa houppelande berrichonne en peau de hérisson frisé et son chapeau calabrais en chanvre anodisé étaient couverts de neige. L’air exténué, il s’appuyait sur le pommeau en aluminium brossé de sa canne de bois de justice tandis qu’il poussait devant lui une sorte de brouette à trois roues qui faisait penser à la moitié d’un triporteur.

—Oui ? C’est pourquoi ? Et d’abord, qui t’es, toi ? dit la petite Yvonne, levant à peine les yeux de son ouvrage.

—Les gens m’appellent Louis Doledéjeune. Il en est même qui m’envient, mais ils ne savent pas dans la vie que parfois je m’ennuie. Parce que, la colporte, hein, par ces temps, c’est pas de la tarte. Enfin… Tes parents sont là, parents sont là ?

—Mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs, oh, oh, oh, oh… sont tous partis à la ville acheter un marteau.

—Ils vont revenir bientôt, bientôt ?

—Par ce temps, vont surement coucher chez mon oncle Hégésippe, ou alors au bistrot qu’est face la gare.

—Alors comme ça, tu es ici toute seule toute seule  ? Pour toute la nuit ? Dans cette ferme isolée par la neige et la tempête, et la tempête.

—C’est ça. Toute seule toute seule, pour toute la nuit, dans cette ferme isolée et tout et tout.

—Et tu n’as pas peur ? Je pourrais être un bandit de grand chemin ou un vampire de Transylvanie, de Transylvanie ?

—Personnellement, j’vois pas un bandit de grand chemin ou un vampire de Pennsylvannie  se promener à c’t’heure par c’te tempête en poussant la moitié d’un triporteur des Postes, répondit Yvonne dans son langage simple de petite paysanne. Non, moi, je vous vois plutôt en vendeur de chambres à air ou de centrifugeuses, que’q’chose dans le genre. Alors, c’est quoi votre truc à vous ?

—La colporte, je t’ai dit… La colporte des Encyclopedia Britannica. Tu serais pas intéressée, par hasard, par hasard ?

—Faut voir, dit-elle d’un air finaud. Mais d’abord, pourquoi vous répétez les trucs deux fois.

—Qui ça, moi ? Je ne répète jamais deux fois la même chose, la même chose !

Au bout d’une heure et demi de négociations, Yvonne avait échangé dix-huit volumes de l’édition de 1954 de l’encyclopédie d’Outre-Manche en version originale non sous-titrée, plus trois volumes du dictionnaire Webster à trois entrées : anglais, français et esperanto, plus un harmonica et son étui, le tout contre la somme d’un million deux cent cinquante-trois mille francs représentée par tous les certificats d’emprunt russe de 1867 qui tapissaient le fond des tiroirs des commodes de la maison depuis cinquante ans.

Doledéjeune repartit avec cette triple sensation de plénitude que procure le sentiment du devoir accompli, de trouble qu’apporte l’impression d’avoir été roulé dans la farine et de froid que donne une bonne tourmente de neige en plein été. Pendant ce temps, Yvonne était déjà plongée dans le premier mot qu’elle avait cherché dans l’énorme glossaire albionique. Ce mot, c’était : Swindle (13).

L’habitude qu’elle avait contractée pendant cette glaciale soirée d’été ne fit que se renforcer tout en contribuant à développer son intellect. Vers l’âge de dix-sept ans, elle entreprit même d’apprendre l’encyclopédie par cœur et ordre alphabétique inverse. C’est alors qu’elle en était au mot apical qu’elle rencontra André Ratinet. Ce fût le coup de foudre et elle remit à plus tard le moment d’étudier le mot apiary.

Ce moment ne vint jamais, mais l’habitude de consulter les dictionnaires était là, bien ancrée. Aussi, quand elle comprit que la question de la rue de Rennes commençait à perturber son ménage, elle reprit sa vieille habitude. Il y avait longtemps qu’elle avait fait don de son exemplaire de l’Encyclopedia Britannica à la Croix Rouge française pour les sinistrés d’Haïti. En effet, peu de temps avant de faire ce généreux cadeau, elle avait découvert les immenses possibilités de l’informatique. Depuis, elle ne jurait plus que par Internet. A qui voulait l’entendre, elle disait :

—Quand je me pose une question d’histoire, de cuisine, de plomberie ou de principe, je vais voir chez Gougueule. On trouve tout chez Gougueule. Gougueule, c’est mon Amérique à moi, sûr que c’est trop bien pour moi.

Alors, elle alla chez Gougueule et tapa les trois mots magiques « Rue de Rennes« .

A SUIVRE

Notes du chapitre 10

(11)          Essenxistentielles : contraction violente de l’existence et de l’essence (Attention : prononciation dangereuse)

(12)          Cantou : Mini salon auvergnat entièrement inclus dans la pièce principale, à l’intérieur duquel on allume parfois un feu de bois entre deux bancs de bois et sous trois jambons de pays.

(13) Swindle : en Français : arnaque ; en Esperanto : pripluka

 

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Une réflexion sur « L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (10) »

  1. Yvonne, sors de mon corps !
    Eh oui, je fais tout comme toi, pauvrette, je me sers aussi chez Gogueule chaque fois que j’ai besoin d’une rue de Rennes.
    Eh oui, je l’ai bien connu aussi, ton cantou, avec sa miche de pain de cinq kilos dans le tiroir de la table de cuisine cuit dans le four à bois (le pain, pas le tiroir, patate), et qui au bout de trois semaines te fondait encore dans la bouche, ou sinon il finissait aux poules.

    C’étaient quand même pas des fainéants, les gonziers de l’époque ! Ils te faisaient disparaître une rue en deux coups de pelle à main et te bâtissaient une gare ferroviaire à la place. Vise un peu.

    Bien marré !!!!

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