L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (6)

SI VOUS N’AVEZ PAS LU LES 5 CHAPITRES PRECEDENTS, C’EST LE MOMENT
CHAPITRE 1      CHAPITRE 2         CHAPITRE 3      CHAPITRE 4     CHAPITRE 5

Résumé : Une partie non négligeable de la rue de Rennes étant portée disparue, pour éviter le scandale et ne pas risquer de perdre la prochaine élection, Madame Hidalgo a choisi la seule solution politiquement efficace : ne rien faire.

6-La vengeance de Cottard

Où l’on pourra vérifier que la vengeance est un plat qui se mange enveloppé dans du papier journal.

Oui, mais voilà. Elle avait compté sans la rancune de Cottard. Il en avait gros sur le cœur, le Cottard. Non seulement il avait réalisé que lorsque ses collègues prononçaient son patronyme en dehors de sa présence, ils le faisaient toujours précéder de « ce con de« , mais encore, la façon dont il avait été mis à l’écart de l’affaire de la rue de Rennes l’avait mortifié. Il avait donc décidé de se venger et c’est pour cela qu’il avait déposé nuitamment et anonymement une copie du rapport Ratinet dans la boîte du journal L’OBS réservée aux lettres anonymes. Il y avait joint une petite note, anonyme également. Écrite à la main pour faire simple, en lettres capitales — plus faciles à déguiser — et bourrée de fautes d’orthographe pour brouiller les pistes, elle présentait ainsi la chose :

CHER L’OBS J’AI PENSÉ QUE CE RAPORT POURRÉ VOUS INTERRESSER CÉ UNE A FAIRE TRÉS GRAVE QUE CETE DISPARISSION DE RUE QUE MADAME LA MÈRE VEUT SUR TOUT KASHER PARCE QUEL EST SUREMENT RESPONSABE VU QUELLE S’OCCUPPE DE TOUT LA VACHE. SIGNÉ : UN FIDEL LECTEUR.

À l’OBS, on prit tout d’abord la chose pour un canular, tant les fautes étaient grossières et tant l’absence d’une quarantaine de numéros d’une rue de Paris paraissait saugrenue. Mais, Elboise de Villetaneuse, la plus jeune des journalistes, qui avait rendez-vous le soir même Chez Lipp avec un député de l’opposition pour y discuter politique et plus si affinité, décida d’aller vérifier. De toute façon, il fallait qu’elle passe chez Cartier pour négocier la revente d’un collier qui venait de lui être offert par un sénateur de la majorité. Arrivée place du Québec, Elboise ne put que constater ce qui était dit dans le rapport officiel de la Ville : Rue de Rennes, il manquait des numéros. N’écoutant que sa conscience professionnelle, elle remit à plus tard sa visite chez Cartier et téléphona aussitôt au rédacteur en chef.

—Allo, Matthieu, c’est moi. Écoute, je suis à Saint Germain et…

—Fais vite, cocotte, j’ai un pot chez Perdriel et j’suis déjà en retard.

—Écoute, c’est du sérieux. Tu sais, le rapport sur la rue de Rennes, comme quoi il manque des numéros, tout ça… Eh bien, c’est du solide.

—Comment ça, c’est du solide, choupette ?

—Y a pas un numéro en dessous de 40. Rien, que dalle, nib de nib. J’ai vérifié, ça fait une heure que j’arpente le quartier. C’est du solide, je te dis ! Je prends l’affaire, d’accord ?

—Écoute toutoune, doucement. Si c’est vrai…

—Comment ça, si c’est vrai ? Je te dis que je viens de vérifier !

—Du calme, ma grande. Si c’est vrai, ça peut embarrasser l’Hôtel de Ville et tu sais bien qu’on ne veut pas d’ennuis avec Cruella (7). Alors, tu vois, il faudrait faire attention à ne pas…

—Comment ça, faire attention ? Et la liberté de la presse, alors ? et le devoir d’information, et l’indépendance du jou…

—Dis donc, ma petite, tu te prends pour Woodward ou pour Bernstein ? C’est pas le Washington Post ici ! M’emmerde pas et attends que je t’en reparle. Faut que j’y aille maintenant. Il y aura sûrement Hidalgo chez Perdriel. Je tâterai le terrain.

—Mais…

—Allez, tchao, j’y vais ! On se voit demain.

La jeune journaliste passa une soirée exécrable, non seulement à cause de la réaction de son rédac-chef adoré jusqu’ici, mais aussi parce que le député de l’opposition qu’elle avait rencontré n’était pas du tout intéressé par les femmes.

Le lendemain en fin de matinée, Matthieu convoqua Elboise :

—Bon, écoute Éloïse…

—Non, Elboise. Pas Éloïse, Elboise.

—T’es sûre ? C’est marrant, j’ai toujours cru que c’était une coquille sur l’annuaire du journal. Bon, d’accord, Elboise. Alors écoute, ton truc de la rue de Rennes, c’est du chaud, du très chaud. A moins de deux ans des élections, c’est même du trop chaud. Perdriel ne veut pas qu’on y touche. Il m’a dit que c’était même pas la peine d’en parler à Hidalgo. C’est non.

— Comment ça, non ?

—Comme ça, non ! On laisse tomber.

—Ah, ouais ! Ben, bravo pour l’éthique professionnelle ! Ah, je suis déçue, déçue…

—Et ton sénateur, il est pas déçu, lui, que tu aies publié ses petites turpitudes en page 8 ? Allez, oublie la rue de Rennes et va bosser, ma grande !

Le rédac-chef n’était pas mécontent de remettre à sa place cette petite pimbêche d’aristo de Villetaneuse — Elboise, je vous demande un peu ! — non seulement parce qu’un gros actionnaire la lui avait imposée dans son équipe, mais aussi parce qu’elle s’était montrée peu enthousiaste et même carrément rétive à ses avances. Mais, il n’empêchait que l’information était trop intéressante pour qu’on l’enfouisse comme ça et il décida d’appeler la magazine Marianne.

—Allo, Renaud ? C’est Matthieu…

—…

—Ouais, ça va, merci, et toi ? …Dis-donc, j’ai peut-être un truc pour toi.

—…

—Mais discret, hein !

—…

—Non, non, pas au téléphone. On déjeune au Vaudeville ?

—…

—Demain ? OK, 13 heures demain. C’est moi qui réserve et c’est toi qui paies. Je t’apporte ça. Mais à charge de revanche, hein ?

—…

Matthieu était content de lui. Ça rendait Renaud débiteur d’un prochain service, ça faisait sortir l’affaire malgré l’autocensure et ça la dévalorisait en même temps, car il y avait longtemps que personne ne faisait plus attention à ce que pouvait bien écrire Marianne. Et, cerise sur le gâteau, ça risquait d’envenimer sérieusement les relations entre Marianne et Hidalgo, et ça, quand un concurrent est en délicatesse avec le pouvoir, c’est toujours bon à prendre. Il allait bien s’amuser à observer tout ça dans les semaines à venir. Décidément, Mathieu pouvait être content de lui.

A SUIVRE

Note du chapitre 7

(7)    Cruella : Surnom familier secrètement donné par ses employés à la Maire de Paris.

POUR LIRE LE CHAPITRE 7, CLIQUEZ ICI

2 réflexions sur « L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (6) »

  1. Ou « les chroniques ahurissantes du microcosme parigo-mondain ».

    Et la province n’est pas en reste, à ceci près que Paris est une ville-monde.

  2. De mieux en mieux! A propos de cette lamentable histoire, d’autres qualificatifs comme confondant, abracabrantesque, croquignolesque, captivant, sont apparus dans les commentaires. Mais là, on entre dans le dur! La collusion stratégique entre presse et politique, l’étique contestable de ces journalistes qui clament ‘faire leur métier’, et en fin de compte la désinformation du vulgum pecus. Révoltant! sera le mot d’aujourd’hui. Révoltant ou révulsant? Ou écoeurant? Vivement après-demain.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *