Les Bidons de l’art – 7

Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal.

Charles Baudelaire – Curiosités esthétiques – 1868

Vous avez surement remarqué que depuis deux ans, j’ai entrepris une série que j’ai intitulée « Les Bidons de l’Art ». Le titre à lui seul exprime toute l’admiration que je porte aux œuvres que j’ai sélectionnées pour figurer dans cette série. Vous pouvez ne pas être d’accord, c’est votre droit de le penser et même de le dire ici, mais en fin de compte, c’est quand même moi qui choisis.

Le jugement de Baudelaire que j’ai reproduit ci-dessus, s’il était lu un peu vite, pourrait justifier à peu près tout ce qui se fait en matière d’art contemporain aujourd’hui et en particulier tout ce que j’ai sélectionné pour figurer dans ma série susdite. Prenez par exemple ce dialogue surpris au musée Bass de Miami Beach :

Le Naïf

—Ces trois conditionneurs d’air surplombant ces deux réchauds électriques et portant des plantes vertes en manque d’eau, c’est bizarre, non ?

Le Pédant

—Exactement, cher Monsieur. C’est bizarre. Mais le grand poète français Bowdelair n’a-t-il pas dit « Le beau est toujours bizarre » ?

Le Naïf

—Il a dit « bizarre » ? Comme c’est bizarre !

Le Pédant

—Non, c’est beau !

Mais ce que le Pédant du musée s’est bien gardé de dire au Naïf c’est que, pour que la bizarrerie soit le Beau, il faut qu’elle soit naïve, inconsciente, involontaire. Sinon, elle est au mieux un attrape-couillon, au pire un « monstre sorti des rails de la vie« .

3 réflexions sur « Les Bidons de l’art – 7 »

  1. Sur ce point de l’intention dans l’art contemporain, je crois que tu as raison. C’est ce qui m’agace devant beaucoup de ces œuvres : l’intention qu’a voulu y mettre l’auteur, ou bien celle que l’auteur du cartel a plaquée sur l’œuvre. La symbolique souvent obscure ou, pire encore, trop évidente transforme pour moi l’œuvre d’art en manifeste, en tract, en slogan. Il n’y a plus rien à voir ni à ressentir, mais juste, pour faire plaisir à l’auteur ou à l’organisateur de l’exposition, à faire appel à sa mémoire ou à sa conscience politique pour tenter de se rappeler ce que l’on sait du scandale dénoncé par l’artiste à grand renfort d’accumulations de souris mortes piégées par autant de souricières, ou de bonbons en papillotes entassés dans un angle de mur. Quand on s’est moqué hier de la lourdeur de certaines allégories de la peinture du XIX, ou de la naïveté des allégories de la peinture soviétique, on devrait se tordre de rire aujourd’hui devant la prétention de certaines œuvres contemporaines.
    Dans l’art moderne, certains artistes, pas tous, ont dit que, devant leurs œuvres, il n’y avait rien à comprendre mais tout à ressentir. Je crois, sans en être tout à fait certain, que Pollock, Rothco, Soulages sont dans ce cas. À l’opposé, il y en a d’autres, anciens et modernes, pour lesquels il est nécessaire de connaître l’histoire, la mythologie, l’anecdote, la vie de l’artiste, ses amours, et même sa santé pour pouvoir apprécier l’œuvre au delà de la simple émotion « at first sight ». Il en est d’ailleurs de même pour d’autres arts, la littérature, la musique, le cinema.
    De la même manière qu’il y a ces deux sortes d’œuvre ou d’artistes, il y a ces deux sortes de plaisirs pour l’observateur, l’amateur, le client de l’art : d’une part le plaisir immédiat, global, déraisonnable, le plaisir qui est donné par l’émotion, le plaisir du badaud, et d’autre part le plaisir de l’analyse, de la compréhension, de la complicité avec l’artiste, le plaisir de l’esthète, du spécialiste, du critique. Je n’attache ici aucune notion péjorative au mot badaud, pas plus qu’au mot critique d’ailleurs. Ces deux plaisirs différents, respectables, ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. On peut éprouver l’un ou l’autre selon les jours ou selon les œuvres, mais quand ils se cumulent, ou plutôt quand ils se succèdent sur la même œuvre, c’est l’extase.
    Pour en revenir à l’art contemporain, du moins à ce que j’en ai vu, je n’éprouve jamais ce plaisir du second type. Il m’arrive par contre d’éprouver celui du premier type, mais uniquement devant des œuvres totalement abstraites, sans cartel, ou alors avant que j’ai pu le lire, c’est à dire, pour moi, sans intention.

  2. A la réflexion, il me semble que le critère qui caractérise l’art contemporain, c’est l’intention, l »idée en vue de… »
    C’est alors tout l’inverse de l’avis de Baudelaire : c’est bizarre, mais pas involontaire. Donc, pas beau.

  3. A partir de la définition de Baudelaire, on peut se livrer à des tas d’analogie bizarres (donc déjà presque belles).
    Ce qui est inconscient, involontaire, relève de l’instinctuel, de la pulsion. Il faut que la pulsion soit bizarre. Donc inquiétante. Notre-Dame de Paris était inquiétante : tout ce bois. Si l’on reconstruit la charpente en béton, vous ne serez plus inquiet. Donc elle aura cessé d’être belle.
    Si je m’élance, tel un gilet jaune, à l’assaut de l’Arc de Triomphe en gueulant « Mort aux cons », c’est beau, mais pas tout à fait involontaire. Donc pas tout à fait beau. Ni tout à fait laid.
    Ah la la, on n’en a pas fini avec les critères de beauté de l’art contemporain !

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