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400.000 secondes (Critique aisée 56)

Janvier 2015

Cent onze heures, près de quatre cent mille secondes, c’est le temps qu’il faut pour lire la Recherche du Temps Perdu du début jusqu’à la fin, de l’incipit « Longtemps, je me suis couché de bonne heure.« , que tout le monde connait, jusqu’à l’excipit que tout le monde ignore.
Cent onze disques d’une heure, cent onze heures, quatre cent mille secondes d’enregistrement, voilà ce que, il y a vingt-sept mois, quelques amis et parents, réunis en tontine, m’ont offert pour un anniversaire qu’il est inutile de nommer plus précisément.
Vingt-sept mois, huit cent vingt trois jours, voilà ce qu’il m’a fallu pour écouter cent onze disques, quatre cent mille secondes de la Recherche du Temps Perdu.
En réalité, ces quatre cent mille secondes sont plus probablement cinq cent mille, car il m’est arrivé souvent d’écouter certains passages plusieurs fois, comme on relit une page ou un paragraphe d’un roman.

C’est ce matin, dimanche 25 janvier 2015, dans les bois de Fausses-Reposes que j’ai écouté les dernières mille huit-cents secondes de la Recherche. J’avais enfoncé les écouteurs dans mes oreilles et les mains dans mes poches, et je marchais derrière la croupe ondulante de mon chien, quand j’ai entendu André Dussolier prononcer :

« Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps.« 

Puis il a laissé passer un petit temps et il a dit doucement :

 » Fin « 

Ça m’a fait tout drôle. Deux ans derrière Sari sur les chemins de Champ de Faye ou dans les allées du Parc de Saint-Cloud, deux ans le soir, dans mon lit, lumière éteinte, deux ans dans mon bureau entre les écritures de deux petites histoires, deux ans à écouter Dussolier, Podalydes, Wilson, Renucci, Gallienne, Lonsdale, deux ans à suivre Swann, Charlus, Albertine, deux années d’analyses de caractères, de peintures de paysages, de traits d’esprit, de méchancetés, de troubles, de regrets, de jalousie, deux années venaient de se terminer brutalement, comme ça, dans les bois.

Bien sûr, je n’avais pas passé deux ans à ne faire que ça, à ne lire que ça. Mais -je l’avais annoncé dans un papier dont le titre clamait : « Ne lisez jamais Proust« – après ça, il est difficile de passer à autre chose. Bien sûr, il y a Houellebecq, mais quand même.

Alors, j’ai réalisé que la Recherche, c’est (aussi) l’histoire d’un homme qui raconte ce qu’il a perçu des choses et des gens au cours de sa vie, tout en doutant continuellement qu’il puisse jamais être un écrivain, désolé par la paresse qui l’empêche d’écrire son œuvre. Et puis, à la fin du dernier volume, grâce à sa découverte et sa compréhension soudaine de ce qu’est la mémoire, il réalise qu’il est maintenant prêt à écrire son livre. Le seul doute qui demeure alors en lui est « En aurai-je le temps ? » Eh bien, le temps, il l’a eu, tout juste, mais il l’a eu. Et il termine son récit en annonçant qu’il va enfin commencer à écrire. Et la boucle est bouclée, et la belle histoire reprend à la première page du premier tome avec « Longtemps, je me suis couché de bonne heure.« 

Demain, je reprends la première heure des cent onze qui suivront. Alors, merci à la tontine pour ce cadeau, deux fois plus beau qu’on ne le pensait.

Et, bonjour, Monsieur Dussolier : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure… »

 

Langage diplomatique (Critique aisée 56)

Il y a dans la Recherche du Temps Perdu un personnage, Monsieur de Norpois, qui sait tout, selon lui, des usages et du parler diplomatiques. Pour lui, la diplomatie consiste essentiellement à « préparer l’opinion », et c’est ainsi que :

« (…), à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l’ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux, l’éditorial suivant :

« L’opinion semble prévaloir dans les cercles autorisés que, depuis hier, dans le milieu de l’après-midi, la situation, sans avoir, bien entendu, un caractère alarmant, pourrait être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme susceptible d’être considérée comme critique. M. le marquis de Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse afin d’examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d’une façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction existants, si l’on peut parler ainsi. La nouvelle n’a malheureusement pas été reçue par nous, à l’heure où nous mettons sous presse, que Leurs Excellences aient pu se mettre d’accord sur une formule pouvant servir de base à un instrument diplomatique. » »

« Dernière heure : « On a appris avec satisfaction dans les cercles bien informés, qu’une légère détente semble s’être produite dans les rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré « unter den Linden » le ministre d’Angleterre, avec qui il s’est entretenu une vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme satisfaisante. » »

(Albertine disparue)

Le rire de Madame Verdurin

Morceau choisi

Voici comment Wikipédia définit le rire :

Réflexe exprimant généralement la surprise, qui se manifeste par un enchaînement de petites expirations saccadées accompagné d’une vocalisation inarticulée plus ou moins bruyante. Ces mouvements concernent en premier lieu la musculature respiratoire et le larynx et sont accompagnés d’une mimique provoquée par la contraction de muscles faciaux, entraînant notamment l’ouverture de la bouche. D’autres mouvements plus ou moins contrôlés peuvent accompagner le rire.

Et voici comment Madame Verdurin le pratique :

Elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement.

(Marcel Proust-A la recherche du temps perdu)

La vieillesse

Et maintenant je comprenais ce qu’était la vieillesse – la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies, jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père.

Marcel Proust. Le temps retrouvé

Connaissez vous un docteur Cottard ?

Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il n’osait pas poser: «Dites-vous cela pour de bon?» Il n’était pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude toute impropriété puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par plaisanterie.
Marcel Proust.    Du côté de chez Swann