Tout à l’heure

Mercredi 21 janvier – 5 : 45
Pom Pom Pom Pom  ! — Pom Pom Pom Pom !
Comme chaque matin de la semaine, sauf les samedis, dimanches et jours fériés, mon radioréveil à affichage digital joue les huit premières notes de la cinquième symphonie de Ludwig Van Beethoven (1770-1827). Comme chaque matin de la semaine, sauf les samedis, dimanches et jours fériés, je suis réveillé depuis quinze minutes, parce qu’on ne sait jamais, il peut y avoir une panne de courant, comme celle du 12 mars 1996, ou même une panne de réveil. Ca n’est jamais encore arrivé, mais on ne sait jamais. C’est pourquoi je me réveille toujours quinze minutes avant le premier Pom des huit premières notes de la cinquième symphonie.

Au huitième Pom, la radio s’allume, pré-réglée sur 105.5 MHz. C’est la fréquence de France Info. J’aime bien France Info. Vous pouvez y apprendre tout ce qui pourrait vous mettre en retard, les grèves, les embouteillages, les accidents. Ça vous permet de calculer votre marge. Et puis, il y a la météo. Avec la météo, on peut prévoir aussi comment s’habiller. Il n’y aurait rien de plus bête que de sortir sans parapluie avec un risque d’averse pour l’après-midi. Autrefois, le matin, j’écoutais FIP -105.1 MHz. Il y avait des informations, de la météo et de la belle musique, mais les demoiselles qui lisaient les nouvelles avaient toujours l’air de se moquer du monde, de plaisanter, si bien que je ne savais jamais vraiment à quoi m’en tenir. Alors je suis passé sur France Info. France Info, c’est du sérieux.

5 : 47
Je repousse les couvertures et j’enfile mes chaussons que j’ai précisément disposés bien devant mon lit la veille au soir. Je fais ça parce que ça me fait gagner un temps fou. Une fois, je les avais laissés dans les toilettes. J’avais dû les chercher partout et j’avais failli être en retard.
En me dirigeant vers la salle de bain, au passage, j’allume la bouilloire. Je sais qu’avec la quantité d’eau que j’y ai mise avant de me coucher, il lui faudra 2 minutes et 30 secondes pour arriver à ébullition. Ça me donne largement le temps de me brosser les dents. Ma tasse pleine de Nescafé lyophilisé est prête à côté de la bouilloire. Le sucre est déjà dedans. Je verse l’eau et je retourne prendre ma douche – quatre minutes –  pendant que le café refroidit.
Mon costume, mes chaussures, ma chemise, mon caleçon, mes chaussettes —je ne mets plus de cravate, ça me fait gagner deux minutes—, tout est préparé sur la chaise. Je m’habille en buvant mon café.

6 : 00
Je suis prêt. Ce matin, j’ai encore gagné le pari que je me fais tous les matins : ouvrir la porte de mon appartement juste au moment où France Info annonce son journal de six heures. Je sors de chez moi, tranquille, sachant que ma radio s’éteindra toute seule à l’heure que j’ai programmée une fois pour toute, 6 heures 03.

6 : 17
Je suis devant l’arrêt du bus 98 et je piétine, un peu inquiet. Mon bus habituel n’est pas encore là. Le problème avec les bus, c’est qu’ils ne sont pas très précis. Il y a souvent deux ou trois minutes, quelques fois cinq, d’écart avec l’horaire. C’est extrêmement gênant. Un de ces jours, je finirai par prendre le train. C’est plus respectueux des horaires. Mais ça m’obligerait à me lever vingt et une minutes plus tôt, si bien que je donne encore sa chance à l’autobus. Mais je prends quand même un peu de marge.

6 : 57
Finalement, le parcours en bus s’est plutôt bien passé. Pour faire le parcours des quatorze stations, il n’a mis que quatre minutes et douze secondes de plus que son record du 18 août 2005. Ça va. J’entre au café-tabac de La Civette, situé juste devant l’arrêt du bus, exactement au 43 de la rue Gagarine. Par la vitrine, j’évalue la quantité de clients devant le bar et dans la salle. Je compte six consommateurs debout près du bar, six clients assis, dont deux femmes, un garçon en salle —c’est un nouveau, un remplaçant sans doute— et Gégé, le barman. C’est important de savoir ça, parce que, s’il y a trop de monde, Gégé risque de mettre longtemps à me servir et je ne voudrais pas me mettre en retard. Quand il y a trop de monde à la Civette, je vais jusqu’au Balto, 22 boulevard Che Guevara. Ça me fait perdre un peu de temps, en fait entre 45 secondes et une minute quinze selon que le feu du boulevard est au rouge ou au vert. J’ai bien essayé de connaitre les horaires des feux de circulation, mais ça n’a pas été possible. Ça doit être secret. L’avantage du Balto, c’est qu’il n’y a jamais personne et qu’on est vite servi. Ça compense le temps supplémentaire de trajet. L’inconvénient, c’est que le patron n’est pas sympathique. Mais ce matin, j’ai encore du temps devant moi et le nombre de clients à la Civette est à peine supérieur à la moyenne des mercredi matin – en fait un client de plus. Je regarde ma montre. Ça devrait aller. Je prends le risque.

6 : 59
–Gégé, un tilleul très chaud et un verre d’eau pas trop froide pour prendre mes médicaments. Vite, je suis pressé.

–C’est parti, M’sieur René, comme d’habitude, M’sieur René, et un tilleul et un verre d’eau. De toute urgence.

7 : 04
J’ai bu mon tilleul dans les temps. Je peux m’accorder quelques minutes de détente bien méritées avant de sortir de la Civette. Je vérifie que ma montre et la pendule du fond de la salle sont bien à la même heure que la télévision qui est au-dessus du bar.

7 : 07
Un individu a poussé la porte en verre du café-tabac. Ce n’est pas un habitué de la Civette. Une fois à l’intérieur, il a jeté un vague regard autour de lui et, en prenant tout son temps, il a traversé la salle  jusqu’au bout du bar. Il est venu s’appuyer au zinc juste à côté de moi.
Il a commandé un café et un demi de Leffe —verre de 33 centilitres de bière à la pression à 6,5 degrés d’alcool.  Il a bu une petite gorgée de son café, et tout de suite après, une longue rasade de bière. Et puis sans quitter son verre des yeux, il a dit :

-Fait pas chaud, hein ?

Dans les cafés, en général, j’évite d’engager la conversation avec les gens. On ne sait jamais jusqu’où ça peut aller, ni surtout jusqu’à quelle heure ça peut vous emmener. Alors, j’évite.
Comme je restais silencieux, il s’est tourné ostensiblement vers moi en disant :

–Hé ! Oh ! Fait pas chaud, hein ?

L’odeur douceâtre de la bière me gênait, mais je n’ai pas voulu le vexer. Alors j’ai précisé :

–Ce matin, la météo de France Info a annoncé qu’il allait faire trois degrés centigrades à huit heures.

–Oui, mais là,  a dit l’homme, il est que sept heures.

–7 heures 14, ai-je précisé

–Oui, bon, 7 heures 14. N’empêche qu’il doit bien faire moins zéro.

Ce genre de manque de précision a le don de m’agacer. Je me suis senti obligé de lui expliquer qu’il n’était pas possible qu’il fasse moins zéro ; que c’était zéro tout court ou pas zéro du tout ; moins un, plus deux, mais pas moins zéro ; c’est mathématique.
Je vis alors qu’il relevait un sourcil et me lançait un regard intéressé. Il a pris une nouvelle et longue rasade de bière, il s’est retourné pour s’appuyer du dos et des coudes contre le comptoir et, tout en fixant le plafond, il m’a dit solennellement :

–Tout dépend de la façon dont vous voyez les choses, mon vieux. D’abord, il faut comprendre que la température qu’il fait n’est pas une donnée mathématique. Je m’explique : quand il a fait dix degrés le lundi et qu’il fait vingt degrés le lendemain, vous ne pouvez pas dire qu’il a fait deux fois plus chaud le mardi que le lundi. Demandez à n’importe quel scientifique, il confirmera. Donc, la température, c’est pas mathématique. Garçon, deux Leffe, s’il vous plaît. Une preuve supplémentaire ? Vous avez entendu parler de la température ressentie ? C’est tout nouveau, ça vient de sortir.

–Oui, bien sûr, la température ressentie. Mais ça dépend du vent, de l’humidité …

–Et des sentiments, mon vieux, et des sentiments ! Et donc de la façon dont on voit les choses. CQFD ! Je développe…

Alors, il s’est mis à m’expliquer que, pour ce qui est de la température comme pour toute chose dans la vie, on pouvait la prendre de façon optimiste comme Leibniz, de façon résignée comme Sénèque ou de façon pessimiste comme Schopenhauer. Comme je ne connaissais pas ces personnes, il m’a expliqué qui elles étaient. C’était pas mal intéressant, surtout la partie sur Sénèque, avec tous ces empereurs et tout ça.

A un moment, j’ai entendu Gégé qui disait:

–Je vous remets ça, messieurs? Dites donc, m’sieur René, je ne savais pas que vous aimiez la bière. Quatre demis en à peine plus de deux heures, même pour moi ça ferait beaucoup, alors pour vous, pensez-donc.

– Deux heures ! Vous avez dit deux heures ? Mais quelle heure est-il exactement?

-Ben, pas loin de  9 heures et demi.

-9 heures et 24 minutes ! Il faut que je me sauve ! Bon sang, un peu plus, et  j’allais être en retard !

5 réflexions sur « Tout à l’heure »

  1. L’obsession de la ponctualité abruti ……et la compagnie relaxé et plus culte peux ouvrir les neurones a l’aide bienvenue de quelques bières; comme quoi il ne faut jamais perdre espoir !!

  2. SUPERBE!

    Quelle magnifique illustration de l’éternel débat: Absolu/Relatif, Objectif/Subjectif, Scientisme simple/Science de la complexité (quantique), Raison/Cœur, Bureaucratique/Artistique, Totalité/Individualité, Ce que l’on apprend à l’école jusqu’aux terminales/Ce que l’on vit intimement et qui resurgit à l’université en Philo, mère de toutes les ‘sciences’ humaines! (J’espère que le Pape n’aura rien à redire de l’usage que je fais ici du mot, « mère. » Ce n’est ni une bombe, ni un scoop!)

    Je suis très jaloux, dans un temps que je me refuse de calculer (je me trahirais) mais insuffisant pour mettre en retard le protagoniste (peut-être une heure!), un individu inconnu a réussi à susciter l’intérêt de ce dernier sur le paradigme que je m’efforce en vain de lui présenter (et d’opposer à sa rigidité ou rigueur) depuis 70 ans…

  3. Objectivement, ou plus ou moins précisément (n’est pas René qui veut):
    – 4 x 33 = 132 cl, soit à peu près 1 litre + 1/3 de Leffe (4 tiers de litre quoi)
    – 6,5 % de 132 = 8,6 cl d’alcool
    – 3 cl de whisky (petite dose officielle) à 40 % = 1,2 cl d’alcool
    – 8,6 / 1,2 = 7,2
    – René a absorbé l’équivalent de 7 petits whiskys.
    Bof! Rien de quoi s’inquiéter! Ce texte est précisément écrit par un connaisseur. Mais moi je déplore les péquins qui servent des whiskys de 3cl, les pingres! A bon entendeur, salut!

  4. Ce texte a été écrit en atelier d’écriture, le thème imposé était : un rituel pathologique.

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