Incident de frontière – Chapitre 13

Résumé des chapitres précédents :
Mai 1970. En ce bref temps de paix au Proche-Orient, trois Français, Jean-Pierre, Françoise et Christian, deux Américains, Bill et John, trois Américaines, Tavia, Patricia et Anne et une Australienne, Jenelle, réunis dans deux petites voitures, viennent de passer un long weekend en Syrie. Il y a eu quelques incidents, quelques disputes, quelques déceptions amoureuses, mais tout est rentré dans l’ordre et la vie de ces étrangers a repris à Beyrouth. Voici la fin de l’histoire.

Chapitre 13

Jenelle ne partit pas le lendemain. Elle n’alla même jamais à Téhéran. Quinze jours plus tard, elle rentrait à Paris avec Christian. Ils ne vécurent ensemble que quelques mois. On proposa à Christian le poste d’économiste pour l’étude du Plan de Transport de Côte d’Ivoire. Il l’accepta. C’était une grosse mission qui commençait, importante pour son avenir professionnel. Mais l’Afrique Noire n’attirait pas du tout Jenelle. Elle refusa de l’accompagner.

Quelques jours avant le départ de Christian pour Abidjan, elle quitta Paris pour Berlin où elle retrouva un groupe de rock néerlandais en tournée. Elle fit une petite carrière de chanteuse. Victime d’un grave accident de la route en Ukraine, elle mourut quelques jours plus tard à l’hôpital général de Kiev.

Après son séjour en Côte d’Ivoire, Christian a enchainé les missions un peu partout dans le monde, comme économiste puis comme chef de mission. Il s’est marié, a eu deux enfants. Pendant trois ans, il a vécu à Bethesda, à côté de Washington, où il avait pris un poste de chef du service économique Afrique à la Banque Mondiale. Il n’y a jamais rencontré Patricia. Par contre, un jour qu’il passait à New York, il a cherché le Heaven’s Kitchen. Il ne l’a pas trouvé. Il vit maintenant à Londres où il termine sa carrière chez Carrington-Lewis en tant que Vice-Président pour l’Europe, l’Afrique et le Proche-Orient.

Après son retour à Washington, Patricia a trouvé un emploi dans une galerie d’art de Georgetown. Lors d’un vernissage, elle retrouva une vague relation de son ancien amant. Au début de la semaine suivante, le médecin de Bethesda entrait dans la galerie. Elle refusa d’aller prendre un verre avec lui, mais à la fin de la semaine, c’est elle qui lui téléphonait et leur relation recommença tout comme avant. Dans l’année qui suivit,  le médecin divorça de son épouse, épousa Patricia et mourut d’une crise cardiaque dans le vestiaire de son club de golf. Avec l’argent de l’assurance, Patricia a ouvert une galerie d’art à Bocca Raton, en Floride. Elle y vit encore aujourd’hui, seule depuis la mort de son mari. La galerie est florissante. Elle va à New-York une fois par an, mais jamais dans le quartier de Hell’s Kitchen.

Après son départ de Beyrouth, Bill Breed ne resta pas très longtemps en Jordanie. Septembre Noir survint quelques semaines après son arrivée à Amman, et l’atmosphère pacifique qui y régnait jusque-là changea du tout au tout. Bill abandonna l’idée de sa monographie sur Petra et quitta la capitale jordanienne dès que ce fut à nouveau possible. Il loua une petite ferme en Crête, où il se retira pendant un an pour écrire le cycle de conférences que lui avait commandé l’Université de Chicago. Régulièrement, il quittait la Crète pour quelques jours pour se rendre à Athènes ou à Rome pour ses recherches.

Il finit par retourner à Chicago pour y présenter son travail. Il satisfit grandement le doyen qui lui attribua la chaire d’Histoire Antique. Au bout d’un an, il s’ennuyait ferme. Il donna sa démission pour se retirer dans un mobile-home au sud de Carmel. Inspiré par le « Moi, Claude, Empereur » de Robert Graves, il se mit à écrire frénétiquement une fresque historique qui traversait les âges et les régions de la Méditerranée, vue par les yeux d’une famille dont les membres passaient en quelques générations du statut d’esclave à celui de sénateur romain puis de nouveau au statut d’esclave. Le roman eut un succès considérable, ce qui lui permis d’acheter la magnifique propriété que les héritiers d’une star d’Hollywood venait de mettre en vente à Carmel. Il mourut d’une crise cardiaque le 11 septembre 2001 dans sa chambre d’hôtel de New York d’où il observait fasciné l’effondrement de la tour Sud du World Trade Center.

John n’a pas épousé Tavia. Leur mariage était pourtant organisé avec bénédiction dans la chapelle œcuménique de l’ambassade des Etats-Unis et réception au Phœnicia. Ils devaient même partir dès le lendemain pour un court voyage de noces à Chypre et se rendre ensuite directement à Djeddah où John devait enfin prendre son poste. Mais, le matin du mariage, Tavia n’était pas venue à l’ambassade. Elle ne s’était pas montrée non plus au  Phœnicia. Sans laisser aucune explication derrière elle, elle avait pris l’avion pour Chypre. Elle vit maintenant en Australie où elle est responsable de la communication pour Greenpeace.

John n’a jamais vraiment compris pourquoi Tavia l’avait quitté, mais il a fini par se fabriquer des explications : tout était de sa faute à lui ; elle était trop bien pour lui, il n’était pas assez intellectuel, pas assez conscient des problèmes du monde, trop américain de base, trop « banquier ». Alors, à Djeddah, il a décidé de s’endurcir, il s’est mis à travailler comme un fou, à apprendre l’Arabe et la haute finance, à faire des rapports, des notes et des suggestions à la Direction Générale. Celle-ci a fini par le remarquer. Au bout de deux ans, il était nommé à Istanbul, puis, deux ans plus tard, à Paris. Là, il a épousé Geneviève, une parisienne, dont il a eu deux enfants. Quand, six ans plus tard, il a été nommé à Atlanta, Geneviève a demandé le divorce pour cruauté mentale. Elle est repartie à Paris avec ses deux enfants et une jolie pension. John est resté à Atlanta où il a pris sa retraite. Il joue au golf et s’initie au pilotage.

Jean-Pierre a soixante-seize ans. Il est veuf depuis douze ans et retraité depuis dix. Après plusieurs missions en Afrique, il avait pris un poste permanent de directeur à Tunis pour une société française de Travaux Publics. Il a dû rentrer en France en 1994 pour faire soigner sa femme. Il a travaillé trois ans chez Colas puis un an chez Eiffage qui l’a licencié. Sa femme est morte du cancer qui la tenait depuis six ans alors qu’il était au chômage. Il est maintenant à la retraite. Il vit à Fontenay-aux Roses. L’un de ses enfants habite Périgueux et l’autre, les environs de Grenoble. Il les voit une fois par an.

Anne Bronsky est heureuse. Depuis vingt ans, elle vit à San Francisco, dans le haut de Castro Street. Elle aime cette ville et ce quartier où elle peut assumer en toute liberté son penchant homosexuel. Depuis cinq ans, elle vit avec une jeune femme de quelques années plus jeune qu’elle. Parfois, quand elle la regarde dans le contre-jour de la fenêtre, elle trouve que sa compagne ressemble à Patricia, une fille qu’elle a connue autrefois. Elle travaille à l’Hôtel de Ville en tant que déléguée à la Culture. En ce moment elle est complètement accaparée par le projet d’agrandissement du Musée d’Art Moderne. L’autre jour, dans le cadre d’une mission officielle, elle s’est rendue à Manhattan pour y rencontrer les administrateurs du MoMa de New York. Après une réunion moins longue que prévue, avant de retourner à son hôtel, elle a pris un taxi et s’est fait déposer à la gare routière de la 42ème rue. Elle a demandé où était Hell’s Kitchen. Un vendeur de rue lui a dit en riant qu’elle était juste devant sa porte. Comme elle ne comprenait pas, il insista : « sa porte ! la porte de la cuisine de l’enfer !  c’est ici ! » Alors elle lui a demandé s’il connaissait le Heaven’s Kitchen. En montrant les hot-dogs et les sandwiches étalés sur sa carriole, avec un sourire éclatant, il lui a dit :

-La Cuisine du Paradis ? Mais vous y êtes, Milady ! C’est ici ! Vous ne voyez pas ?

-Non, je parle d’un restaurant syrien, le Heaven’s Kitchen ?

Le vendeur ne voyait pas mais, serviable, il est allé voir son concurrent de l’autre côté du carrefour en disant :

-Attendez une minute, Milady, je vais voir. Mais, s’il vous plait, gardez un œil sur ma boutique. C’est New-York, ici.

Il est revenu en zigzagant entre les voitures. Effectivement, il y avait eu ici, enfin, un peu plus bas dans la 9ème, un restaurant arabe. Mais il avait fermé il y a une dizaine d’années.

-Oh ! Je vois, dit Anne tristement. Je vous remercie, vous avez été très gentil.

-Ah, mais je n’ai pas fini, Milady. Le restaurant a déménagé plus bas vers Chelsea, toujours sur la 9ème. Il a changé de nom ; maintenant, il s’appelle « La Rose de Damas ». Vous prenez la 42ème en face, et puis à gauche dans la 9ème avenue et vous tomberez dessus. Bonne chance, Milady. Mais, vous savez, ajouta-t-il en riant, la cuisine arabe, ça ne vaudra jamais un bon hot-dog de chez nous !

Lorsqu’elle arriva devant la Rose de Damas, le soleil commençait à descendre. De l’autre côté de l’avenue, la façade du restaurant était dans l’ombre. Le soleil couchant l’éblouissait, mais elle pouvait quand même voir l’enseigne en arabe avec, au-dessus, un grand drapeau syrien qui pendait dans l’air immobile.

FIN

Voilà, c’est tout. Mon histoire est finie, mais c’est ce qu’on appelle une fin ouverte. Est-ce que le restaurant Heaven’s kitchen est bien devenu la Rose de Damas ? Et si oui, est-ce que le gentil lieutenant a bien émigré aux USA ? Et si oui, est-il bien devenu l’associé de son cousin ? …Cette fin ne vous le dit pas mais, selon votre nature ou votre humeur, vous pourrez imaginer tout ce que vous voudrez.

Je vais vous proposer maintenant une fin alternative et j’aimerais bien que vous me fassiez savoir quelle est celle que vous préférez. Et si vous êtes en forme, vous pourriez aussi me suggérer le pitch d’autres fins possibles, des fins dramatiques, parodiques, paroxistiques, optimistes, futuristes, post-apocalyptiques, philosophiques, ironiques, des fins en Cinémascope, des fins en noir et blanc ou en Technicolor, des fins en version originale sous-titrées, des fins d’art et d’essai, des fins musicales, ou noires, ou policières, ou western, ou à l’eau de rose, ou même muettes, enfin, des fins, quoi ?

En attendant, voici ma deuxième fin :

(…)

Lorsqu’elle arriva devant la Rose de Damas, le soleil commençait à descendre. De l’autre côté de l’avenue, la façade du restaurant était dans l’ombre. Le soleil couchant l’éblouissait, mais elle pouvait quand même deviner l’enseigne en arabe. Juste au-dessus de la porte traditionnelle arabique ouverte à deux battants, un grand drapeau syrien pendait dans l’air immobile.

Anne traversa l’avenue, passa la porte et pénétra dans la pénombre de la salle avec hésitation.

— Hello ? Il y a quelqu’un ?

L’endroit semblait désert. Elle continua d’avancer lentement, longeant le bar et ses rayonnages remplis de bouteilles d’alcools et d’un bric à brac de coupes et de fanions de clubs sportifs. De temps en temps, elle répétait :

— Hello ? Il y a quelqu’un ?

Les tables étaient impeccablement dressées pour le prochain repas. Le grand mur du fond était entièrement couvert d’une fresque géante qui représentait, rassemblées et comme tassées les unes sur les autres, sans réel souci d’échelle ni de réalisme, toutes les richesses touristiques de la Syrie. C’est ainsi qu’à côté des colonnades de Palmyre, le Krak des Chevaliers surplombait les norias de Hama qui irriguaient d’un côté les jardins de la mosquée des Omeyaddes et de l’autre les souks d’Alep. Anne resta quelques secondes à contempler la fresque. L’artiste avait naïvement intégré dans son œuvre deux portes, dont l’une, partiellement vitrée, donnait sur la cuisine. Anne jeta un coup d’œil par l’imposte. Au fond de la pièce, au milieu de marmites fumantes, un homme lui tournait le dos. Armé d’un fin et long couteau, il était occupé à découper un poulet sanguinolent. Elle n’osa pas le déranger.

L’autre porte devait mener au bureau. Anne hésita un instant puis frappa doucement, une fois, deux fois. Elle hésita encore puis poussa la porte.

— Hello ? Il y a quelqu’un ?

La pièce était vide. Un simple bureau, sans fenêtre, avec une lampe allumée posée sur une grande table recouverte de papiers : lettres, factures, catalogues… Elle avança vers la table et se mit à regarder les courriers et les factures, mais elle n’y trouva pas ce qu’elle espérait : le nom du gentil lieutenant d’autrefois. Dans un coin de la pièce, l’air conditionné soufflait fort et il régnait dans le bureau une atmosphère humide et froide qui la fit frissonner. Subitement, elle réalisa que si quelqu’un entrait maintenant, la situation pourrait être embarrassante et elle prit peur. Anne sortit du bureau, traversa en hâte la salle de restaurant, longea le bar presque en courant, pour se retrouver le cœur battant dans la chaleur de la rue.

Eut-elle été moins pressée, eut-elle tourné la tête vers le comptoir, peut-être aurait-elle vu, parmi les bouteilles d’apéritifs, à demi cachés par le fanion d’un obscur club de basketball d’Hoboken, deux petits appareils photos Instamatic, démodés et poussiéreux ?

FIN

Une réflexion sur « Incident de frontière – Chapitre 13 »

  1. Belle histoire (bien écrite) de nomades post-modernes, de ‘Globe Trotters’ (pas vraiment ‘Jet Setters’) dans un monde de plouks qui se referme (si tant est qu’il n’ait jamais été ouvert?) sur un tout petit petit coin de pays ou sur quelques rues et quelques établissements mal famés, comme Le Select, d’une grande ville.

    L’errance globale, hier réservée à quelques peuples nomades interdits de séjours et de résidence, est en train de devenir le mode de vie quotidien, à des niveaux professionnels ou socio-économiques très variés, il est vrai, de très nombreux individus dont la Patrie, finalement, ne peut être que ‘La Terre!’

    Nomades du monde entier, Unissons-nous!

    Paris, La France, L’Europe, L’Amérique, c’est fini! (À prononcer à la Lino Ventura dans l’Aventura c’est l’aventure! comme la chante Johnny dans le film de Lelouche, Claude)

    Elle te plaît, cette morale de l’histoire! Hein?

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